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François Moureau, La Plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, préface de R. Darnton

Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, 728 pages. ill

Sergueï KARP

Moscou

L’auteur a déjà utilisé le titre élégant de ce livre dans un de ses anciens articles9, néanmoins son emploi ici est bien justifié. En effet, ce volume d’essais, comme nous le dit François Moureau lui-même, représente le fruit de sa réflexion menée pendant plus de trois décennies sur trois vecteurs de la communication sous l’Ancien régime : le livre imprimé, le « livre » manuscrit et la presse périodique sous ces deux formes.

Ouvrage de grande érudition, le livre de François Moureau vise en même temps à renverser un certain nombre de clichés : celui de la censure répressive de l’Ancien régime ; celui de la forme manuscrite comme quelque chose de propre à l’univers clandestin ; celui du monde de la presse clandestine indépendante et réfractaire, etc. Il montre bien la distance qui existait entre les lois, comme le Code de la librairie (1744), et leurs applications multiples, et qui permettait, par exemple, la gestion de la librairie dite clandestine par les permissions tacites. L’auteur esquisse un tableau riche de cette époque curieuse où les censeurs préféraient laisser publier la plupart des textes un peu « originaux » ; où la police attaquait rarement les auteurs mais poursuivait les colporteurs (moins souvent les imprimeurs et les libraires) ; où les gazetiers importants étaient en même temps les fabricants des nouvelles à la main illégales ; où ces mêmes gens s’adressaient aux autorités pour demander la protection de leurs productions contre la contrefaçon ; où, enfin, les ministères et la police infiltraient les circuits de la presse clandestine pour la contrôler et pour diffuser des éléments de désinformation. Ce système fonctionnait à merveille. Pourtant, comme nous savons, tout cet éventail d’usages ambigus et de moyens sophistiqués mis en œuvre par l’Ancien régime ne l’a pas sauvé, mais a plutôt contribué à sa destruction, à côté des manuscrits clandestins philosophiques, des livres « dangereux » et d’autres pratiques sociales subversives.

Le livre de François Moureau est composé de cinq parties et de trente-quatre essais consacrés aux sujets concrets de ses recherches sur la police de la librairie et la censure, les journalistes et les nouvellistes, les correspondances et les manuscrits littéraires, les collectionneurs bibliophiles, etc. Les vastes connaissances de l’auteur se marient fort heureusement avec son sens de l’humour et son penchant pour les paradoxes (qu’on peut remarquer dans des titres comme « L’auteur n’est pas celui que l’on croit », « Le libraire n’est pas celui que l’on pense », « Contrefaire n’est pas jouer », « Être censeur sous Malesherbes », « Être censuré sous Malesherbes »…). Comme certains de ses héros, François Moureau est un bibliophile passionné : tous les clichés de ce livre ont été faits par lui d’après des exemplaires en sa possession. A la fin du volume, on trouve la bibliographie générale, l’index des noms et la table des illustrations.

La liste des fonds étudiés montre que l’auteur a mobilisé des sources provenant des bibliothèques et des archives de France, d’Allemagne et d’Autriche. Déjà son avant-propos soutient l’idée que l’étude du livre « français » ne peut « d’aucune manière se limiter au pré carré du royaume de France ». Pour autant, François Moureau néglige souvent les fonds d’autres pays, en particulier ceux de Russie, ainsi que les recherches qui s’y font. Quand il évoque les livres et les manuscrits passés en Russie, on a l’impression qu’il les considère comme perdus ou « engloutis dans l’immense fonds des bibliothèques russes ». Ainsi, dans son chapitre consacré aux bibliothèques disparues, il est à la recherche des exemplaires de la bibliothèque de Diderot (« qui échappèrent par un hasard peu explicable à l’envoi dans l’empire des tsars ») du château de Soisy-sur-Seine, ancienne propriété des Vandeul. Il conviendrait de compléter l’information à l’aide des publications récentes de Sergueï Korolev (Bibliothèque nationale de Russie), lequel a identifié plusieurs livres provenant de la bibliothèque de Diderot en étudiant pour la première fois leurs reliures10.

François Moureau mentionne brièvement le « ’vandalisme’ des amateurs avertis », comme « le comte Pierre Doubrowski » (p. 513), parti pour la Russie sous la Révolution, les bagages pleins de livres et de manuscrits précieux, y compris une partie des archives de la Bastille. On comprend les sentiments de l’auteur, mais celui-ci tire ses informations sur Doubrovski d’un petit livre d’un historien amateur, Jean-Marie Thiébaud11. Doubrovski, qui n’a jamais été comte, était, tout comme François Moureau, un grand collectionneur. Sa collection a servi de base au fonds des manuscrits de la Bibliothèque publique impériale de Saint-Pétersbourg, et plusieurs manuscrits médiévaux provenant de Doubrovski ont pris une place d’honneur lors de l’exposition de l’Ermitage au printemps 2005. La même année, la Bibliothèque nationale de Russie a organisé un colloque international commémorant le bicentenaire de son département des Manuscrits, et plusieurs communications présentées à cette occasion ont été consacrées à Doubrovski et à sa collection12. La partie des archives de la Bastille envoyée par Doubrovski en Russie a non seulement été sauvée de la destruction, mais elle est devenue plus tard un objet d’études importantes. C’est son catalogue scientifique établi par Alexandra Lioublinskaïa13 qui a permis à J.-M. Thiébaud d’écrire son ouvrage.

Un des derniers chapitres de l’ouvrage de François Moureau est consacré aux livres de la bibliothèque de Frédéric II (ou plutôt, des bibliothèques, puisque chaque résidence du roi avait sa propre bibliothèque), et plus particulièrement aux œuvres de Voltaire qui étaient en sa possession. L’auteur constate avec regret que, depuis la Seconde Guerre mondiale, plusieurs exemplaires décrits dans le catalogue de Bogdan Krieger ont disparu. Il lui serait sans doute agréable de connaître le livre récent où Piotr Droujinine14 publie en particulier les notes de Frédéric II et de Voltaire en marge de la « Dissertation sur les raisons d’établir ou d’abroger les loix » du troisième volume des Œuvres du philosophe de Sans Souci (s.l., 1750). Droujinine affirme qu’on peut consulter des exemplaires provenant des collections de Frédéric II à Moscou, à la Bibliothèque d’État, à la Bibliothèque des lettres étrangères et à la Bibliothèque d’État de la littérature sociale et politique.

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9 François Moureau, « La plume et le plomb : la communication manuscrite au XVIIIe siècle », dans Correspondances littéraires inédites. Études et extraits. Suivies de Voltairiana, éd. J. Schlobach (Correspondances littéraires érudites, philosophiques, privées ou secrètes, I), Paris, Genève, Champion, Slatkine, 1987, pp. 21-30 ; cet article fut ensuite réédité dans De bonne main. La communication manuscrite au XVIIIe siècle, éd. F. Moureau, Paris, Universitas, 1993, pp. 5-16.

10 Voir, par exemple, Sergey Korolev, « Diderot’s Library Reconstruction : The Method of the Bookbinding Identification », dans Bulletin du bibliophile 2 (2003), pp. 320-329 ; « Livres de compatriotes de Diderot dans sa bibliothèque », à paraître dans les Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 42.

11 Jean-Marie Thiébaud, Archives de la Bastille à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg, Besançon, J.-M. Thiébaud, 1997.

12 2004 [Annuaire archéographique 2004], Moscou, Naouka, 2005 (en russe).

13 Lioublinskaïa, [Les Archives de la Bastille à Leningrad], Léningrad, Bibliothèque publique d’État, 1988 (en russe).

14 Droujinine, [Livres de Frédéric le Grand, ou Description d’une collection d’ouvrages, écrits par le roi de Prusse et parus de son vivant, faite à partir des exemplaires appartenant jadis au roi lui-même et à ses héritiers qui se trouvent aujourd’hui dans la Bibliothèque d’État de Russie], Moscou, Éditions Trouten, 2004 (titre en russe et en français). Voir aussi son curieux auto-compte-rendu dans Bulletin du bibliophile, 1 (2006), pp. 172-175.