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Karine Crousaz, Érasme et le pouvoir de l’imprimerie

Lausanne, Éd. Antipodes, 2005, 196 p., ill. (« Histoire moderne »). ISBN 2-940146-59-4

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

L’étude de Karine Crousaz, brillamment préfacée par Jean-François Gilmont, renouvelle avec bonheur et de manière utile une problématique qui devient à l’ordre du jour (on pense au récent colloque de Montréal/Longueil), mais qui avait longtemps relevé du cliché historiographique. Il s’agit en effet du statut et du rôle de l’auteur dans les quelques décennies qui ont suivi la diffusion de la typographie en caractères mobiles. L’enquête reprend à nouveaux frais les sources disponibles mais non exploitées systématiquement, à savoir les différentes œuvres et surtout la correspondance d’Érasme, pour aborder, dans un premier temps, le rapport de celui-ci, en tant qu’auteur, à la technique même du nouveau média, puis la question de la diffusion et du contrôle des imprimés. Sur le premier point, Karine Crousaz montre de manière péremptoire qu’Érasme est tout à fait conscient des possibilités qui lui sont ouvertes par l’imprimerie, et qu’il est lui-même précisément au courant de la pratique des ateliers. L’aventure du douanier de Boppard (p. 32) prouve dès 1518 à l’auteur que ses œuvres sont répandues et accueillies le plus largement, et Érasme garde toujours le souci de rendre celles-ci accessibles pour le plus grand nombre.

Dans son troisième chapitre, neuf à bien des égards, Karine Crousaz, s’appuyant sur les travaux de Jean-François Gilmont, montre comment Érasme reste très attentif à la qualité des titres publiés, non seulement quant au contenu, mais aussi à la forme matérielle et à l’esthétique. Les « aspects commerciaux » sont l’objet du chapitre quatre, qui nous fait découvrir Érasme en train de négocier les conditions de cession de ses textes à l’éditeur, éventuellement de s’engager lui-même sur le plan financier, mais aussi de « se démener » (p. 53) pour assurer la réussite commerciale de l’entreprise. Ce que Karine Crousaz désigne drôlement comme les « bonus » correspond souvent à une réponse possible de la part d’Érasme ou de son éditeur pour barrer une concurrence que l’on peut déjà assimiler à la contrefaçon : à telle nouvelle édition, on ajoutera un chapitre supplémentaire inédit, ou encore un index, autrement dit un élément textuel dont les contrefacteurs ne peuvent pas disposer sur le moment. Enfin, toute l’activité de l’atelier typographique de Froben, et de ceux qui gravitent à son entour, est rythmée par le calendrier de la foire de Francfort : il est essentiel de terminer le travail à temps pour pouvoir le présenter à la foire, sauf à remettre les choses d’un an, et donc à laisser courir les frais financiers tout en augmentant les risques de plagiat.

La seconde partie de ce petit volume traite du « contrôle des livres », en posant une question simple : l’émergence du nouveau média, l’imprimerie, déplace les statuts des textes et des différents acteurs intervenant autour de ceux-ci, de l’auteur à l’imprimeur, au libraire et au lecteur, et pose donc dans des termes nouveaux la question des pratiques y relatives. Karine Crousaz consacre un chapitre à la question de la propriété intellectuelle, à commencer par le droit de contrôle de l’auteur sur son propre texte – lequel sera reproduit plus ou moins fidèlement au fil des éditions. La question est d’abord d’ordre philologique, et Érasme s’en inquiète tellement qu’il prévoit de faire déposer après sa mort vingt exemplaires parfaitement contrôlés de ses œuvres auprès de princes ou dans des bibliothèques qui assureraient leur conservation. La problématique de la propriété intellectuelle de l’auteur sur son œuvre développe les deux aspects de la rémunération et de la protection de celui-ci par le biais des privilèges – comme dans le cas de la demande faite par Érasme à Pirckheimer en 1523 – ou de l’action juridique.

En revanche, la position d’Érasme à propos de l’affaire Reuchlin, et surtout des premiers développements du luthéranisme, est beaucoup plus réservée : si les imprimeurs, à commencer par Froben, se félicitent de la montée d’un climat de controverse évidemment favorable à leurs affaires, l’humaniste qu’est Érasme pressent avec inquiétude les risques que ce climat fait courir à la liberté de travail et de publication à laquelle il est attaché. Qui plus est, c’est la controverse même, autrement dit la médiatisation, qui assurerait une bonne part du succès de Luther. Les « moines », tant vilipendés par Érasme, sont les premiers responsables, avec les imprimeurs et les libraires, du succès des Luthériens, parce qu’ils s’emploient inutilement à répondre à des écrits qui, sans eux, passeraient inaperçus, et parce qu’ils substituent de manière illégitime leur pouvoir de surveillance et de censure à celui du prince.

On le voit, le petit livre de Karine Crousaz (auquel fait cependant défaut un index nominum et librorum) ouvre des perspectives très riches pour l’historien du livre, en s’attachant à démontrer, à travers une personnalité d’exception, certes, mais aussi à travers un exemple particulièrement bien documenté, les conséquences de la « première révolution du livre » dans le champ de l’histoire littéraire proprement dite.