Book Title

François Menant, Les Villes italiennes, XIIe-XIVe siècle. Enjeux historiographiques, méthodologie, bibliographie commentée & Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècle. Les dynamiques d’un État italien, dir. Jean Boutier, Sandro Landi, Olivier Rouchon

Paris, Armand Colin, 2004, 181 p. (« Guides »). ISBN 2-200-26766-5 & Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 461 p., ill., cartes (« Histoires »). ISBN 2-86847-992-8

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

Voici deux nouveautés italiennes importantes, même si de statut complètement différent, et qui toutes deux touchent, directement ou indirectement, l’histoire du livre.

Le premier ouvrage, celui de François Menant, est un manuel bibliographique (plus de mille références, y compris des références à des sites Internet) et historiographique présentant globalement l’histoire des villes italiennes du XIIe au XIVe siècle. On sait que les études sur l’invention de l’imprimerie, au milieu du XVe siècle, mettent en évidence le rôle de la chronologie, mais aussi celui de l’environnement large dans lequel les phénomènes se déploient5. Du côté de la chronologie, il s’agit de réévaluer la place de la « Renaissance scribale » et du bas Moyen Âge, sans perdre de vue les décalages majeurs que l’on peut observer d’une géographie à l’autre, par exemple de l’Italie à la France ou aux pays germaniques. Du côté de la géographie, les conditions du marché apparaissent comme déterminantes dans l’invention et surtout dans les développements de la branche nouvelle des industries polygraphiques : les phénomènes démographiques jouent le premier rôle, qu’il s’agisse du poids relatif des différentes populations, de la conjoncture démographique, du taux d’urbanisation ou encore de l’organisation en réseaux plus ou moins structurés et spécialisés.

François Menant insiste à juste titre sur le poids décisif de la révolution urbaine qui touche la péninsule et qui seule donne à comprendre comment s’imposent de nouveaux modes de vie, et un autre rapport à l’écrit :

Entre (…) 1150 et 1350, un ensemble de phénomènes unique en Europe a connu en Italie son cycle complet de développement : plusieurs dizaines de villes, dont la population n’a pas d’équivalent ailleurs, ont élaboré un système politique étranger aux cadres monarchiques et féodaux, établi leur domination économique de la mer du Nord à la mer Noire, mûri une culture qui prépare la Renaissance (p. 10).

Après le chapitre d’introduction, l’auteur passe successivement en revue les problèmes d’identité urbaine et de structure de l’habitat (ch. II), de l’histoire institutionnelle (ch. III), de la société urbaine (ch. IV), de « l’art de gouverner » (ch. V), de la culture et de la place de l’écrit (ch. VI), du négoce enfin (ch. VII), avant de conclure par une revue des sources et travaux monographiques sur les principales villes de la péninsule (ch. VIII). Il insiste avec raison sur le rôle de la culture dans l’identité et dans l’action de groupes dirigeants qui permettent l’assimilation entre les nouvelles élites urbaines et les anciens féodaux (pp. 57 et suiv.). Un second élément déterminant porte sur la place faite à une « culture laïque exceptionnellement riche »,

sous un ensemble d’expressions qui va de ce qu’on est convenu d’appeler « culture laïque de l’écrit » ou « écriture documentaire » (…) jusqu’aux formes les plus élevées de l’historiographie, de l’éloquence et de la poésie (p. 81).

Les études citées et rapidement présentées par François Menant mettent en effet en évidence le point essentiel, à savoir l’inscription de l’écrit et de l’écriture dans un quotidien dominé par la spécialisation et par le rôle des réseaux. Il s’agit d’une culture pratique, mais dont l’arrière-plan dépasse bientôt le seul champ de la pratique (les contrats, les rôles, les correspondances…) pour toucher à l’enregistrement, puis à la mémoire collective et à l’art même de gouverner (p. 90 : « la rhétorique, arme politique »). Ces différents thèmes sont repris et développés dans le chapitre VI, « Du notariat à la littérature : une société de culture », chapitre dont on pourrait discuter le titre (il existe des cultures non écrites), mais qui, globalement, présente le grand mérite d’insister sur la personnalisation, voire sur l’individualisation des pratiques de l’écrit (p. 118 et suiv. : « l’écriture personnelle : individu, famille, société »). Même si l’historien du livre regrettera l’absence d’une section explicitement consacrée au livre manuscrit, il ne faut pas demander à ce petit livre ce qu’il n’a pas à nous donner, mais remercier son auteur, l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire de l’Italie médiévale, de nous donner une introduction claire, maniable et largement documentée sur des questions qui intéressent directement les conditions d’émergence de la nouvelle civilisation du livre.

Florence apparaît bien sûr constamment dans le manuel de François Menant, mais la cité des lys est au centre du traité exemplaire consacré à l’histoire de la Toscane du XIVe au XIXe siècle. L’historien du livre aura à cœur de souligner au passage la qualité du travail éditorial des Presses universitaires de Rennes, dont le catalogue de fonds se recommande par sa variété et par sa richesse. L’ouvrage dirigé par Jean Boutier et ses collègues s’inscrit d’entrée dans la problématique d’émergence et de développement de l’État moderne en Europe, dans un long terme marqué en amont par l’époque communale et, en aval, par les problématiques du despotisme éclairé, puis de l’unification. Au cœur de l’histoire de Florence, nous trouvons en effet le paradigme de la politique : qu’il s’agisse de gestion, du rôle de la politique dans le domaine du mécénat, ou, enfin, de la représentation et de la théorie politique, l’écrit et l’imprimé se rencontrent à tous les niveaux.

La fresque du Palais de la Seigneurie illustrant l’épisode du siège de 1530 et dont un détail a été choisi par les éditeurs pour la couverture du volume introduit deux thèmes que l’on retrouvera dans les contributions successives : d’une part, le modèle iconographique sous-jacent est celui de la cité idéale, pendant terrestre de la Jérusalem céleste selon un modèle iconographique qui fait penser aux manuscrits de la Cité de Dieu. La mise en scène est analogue, de la ville monumentale, isolée derrière ses remparts, au cœur d’un plat-pays verdoyant dont la disposition évoque celle d’un jardin. Le choix fait par l’éditeur de masquer l’événementiel – la présence des troupes assiégeantes – rend la superposition du réel, de l’idéal et du céleste d’autant plus sensible. Les courbes des montagnes, en arrière-plan, tracent précisément les lignes de fuite à la rencontre desquelles s’élève la silhouette du Dôme. Deuxième remarque : c’est la ville qui marque tout naturellement le point central de la fresque. Les murailles isolent le dedans du dehors, le cœur de l’État de ce qui n’en est que le « pays ». Et ce pays, précisément, ne présente pour toute marque distinctive que les silhouettes des collines, sans aucune autre indication que ce soit – présence de bois, de cultures, de rochers, etc. – mais avec pour seuls détails les images des ville ou des églises des environs. Le moteur de l’État, c’est la ville, la matrice de la civilisation, c’est l’architecture et l’urbanisme, et la ville se donne à lire comme son propre projet idéal.

On nous excusera de nous être arrêtés à l’évocation d’une fresque, si importante soit-elle et dans un lieu aussi symbolique que celui du Palazzo Vecchio. Si nous l’avons fait, c’est parce que la dimension politique sous-tend la quasi totalité des contributions constituant ce beau volume. La ligne de force passe du modèle démocratique de la cité à celui de la capitale d’un État policé tel que mis en place par les Médicis et plus encore par les Habsbourg-Lorraine. Un des facteurs clés poussant à cette transformation serait celui de la stabilité, le principat permettant de dépasser les luttes de factions et de familles qui marquent encore le XVe siècle. Le rôle du mécénat est souligné dans sa dimension politique (voir pp. 50-51), tandis que la problématique de l’humanisme civique est présentée en tête du chapitre sur « Le dicours politique florentin à la Renaissance » (pp. 323 et suiv.).

La seconde partie (« Espaces, territoires, ressources ») fait une place plus grande à la Toscane dans son ensemble, avec notamment des études sur Sienne et sur Livourne. Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’un ouvrage traitant spécifiquement de l’histoire du livre, mais d’un ouvrage dans lequel l’historien du livre trouvera partout à glaner, qu’il s’agisse du devenir politique de la cité sur cinq siècles (1re partie), de son histoire économique (2e partie) ou de ses structures politico-sociales et de leurs représentations (3e et 4e parties). Un précieux index facilite l’utilisation du volume comme ouvrage de référence, d’autant plus qu’il dépasse le cadre de son titre (« Index des noms et des lieux ») pour proposer un certain nombre de termes relevant d’un index rerum à proprement parler (avec par exemple des entrées à « arti », à « humanisme civique » ou encore à « libéralisation du commerce des grains »).

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5 Philippe Niéto, « Géographie des impressions européennes du XVe siècle », dans Le Berceau du livre : autour des incunables [Mélanges Pierre Aquilon], Genève, Librairie Droz, 2004, p. 125-174, cartes, ill.