Pannóniai Féniksz, avagy hamvából fel-támadott magyar nyelv. Elso˝ nyomtatott tudományos könyveink (16-19. század) [Le hongrois, Phénix de Pannonie, ou la langue qui renaît de ses cendres. Les premiers livres scientifiques imprimés (en hongrois) (XVIe-XIXe siècle)]
Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, Magyar Tudományos Akadémia, 2005, 319 p., ill. ISBN 9-6320-0494-9
Juliette GUILBAUD
Paris
Un catalogue d’exposition de la Bibliothèque nationale Széchényi est toujours un bel objet, et celui-ci ne fait pas exception aux habitudes de la maison. Qu’il ait en outre la bonne idée de parler de livres ne pouvait que convaincre le bibliophile, en plus de l’amateur de « beaux livres ». Cette publication se fait l’écho d’une exposition organisée en 2005 par la Bibliothèque nationale de Hongrie et par l’Académie hongroise des sciences sur les premiers livres scientifiques en hongrois (XVIe-XIXe siècle). Le catalogue est un épais volume particulièrement soigné, dont l’ensemble des contributions et notices est présenté parallèlement en hongrois et en anglais. La traduction anglaise a le mérite d’être intégrale, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce genre de publications. Toutefois, ce louable parti d’édition a probablement conduit à réduire la longueur des textes, que l’historien du livre (personne n’est parfait) aurait aimé plus conséquente.
Une introduction de l’historien et linguiste Ferenc Pusztai précède les cent vingt notices du catalogue. Celles-ci sont toutes présentées sur le même modèle de la double page : à gauche, la notice en hongrois, puis en anglais – notice qui n’excède jamais la demi-page –, et en regard, une reproduction en pleine page du livre commenté. Le classement des pièces est thématique selon les quinze grandes catégories scientifiques mises à l’honneur dans l’exposition, soit dans l’ordre : linguistique et pamphlets sur la langue hongroise ; littérature et esthétique ; philosophie et psychologie ; sciences politiques, droit, économie et statistique ; chroniques, histoire et histoire militaire ; ethnographie, archéologie et histoire de l’art ; mathématiques ; physique et astronomie ; chimie ; géographie ; botanique ; zoologie et médecine vétérinaire ; médecine ; ingénierie et photographie ; usuels, encyclopédies et dictionnaires. Là encore, on peut penser que certains objets eussent appelé de plus longs développements, mais le texte bien documenté de Pusztai permet au lecteur de ne pas rester sur sa faim. Aux XVIe et XVIIe siècles, les milieux scientifiques baignent encore largement dans la langue latine, bien que commence à se faire jour un mouvement lent mais continu de « magyarisation » de la langue technique. A partir de la fin du XVIIIe siècle, la terminologie scientifique hongroise bénéficie d’apports autant germaniques que latins. Cet enrichissement ne s’interrompt pas au siècle suivant, mais la langue scientifique se retrouve alors prise entre deux tendances contradictoires : d’un côté, elle cherche à se rapprocher des standards occidentaux, mais de l’autre, elle subit l’influence de l’enflure de l’identité nationale, quand elle n’en devient pas elle-même l’un des enjeux.
Du point de vue historico-linguistique, l’usage du hongrois comme langue scientifique est étroitement lié à la standardisation progressive de la langue vernaculaire. Trois éléments décisifs dans l’émergence de cette dernière se retrouvent ainsi dans l’histoire de la science hongroise même. Le premier est le remplacement du latin, lequel a longtemps perduré non seulement dans les milieux scientifiques, l’Église, l’enseignement, mais aussi dans la vie publique (la législation, les discours, etc.) et la conversation. Le deuxième point, fondamental pour l’histoire culturelle hongroise, est l’évolution du magyar, idiome essentiellement parlé, vers une langue à la fois parlée et écrite. Enfin, les dialectes ne se sont jamais imposés par rapport à la langue hongroise « standard », notamment parce qu’ils ne présentent pas de différences suffisamment marquées – de traits distinctifs – par rapport à cette dernière. Pour autant, le hongrois ne saurait être considéré comme une configuration linguistique qui l’aurait emporté sur des formes dialectales, mais bien plus comme une synthèse puisant à plusieurs sources à la fois concurrentes et complémentaires. Le langage scientifique hongrois présente toutefois certaines spécificités. Son évolution est parallèle à la différenciation des branches scientifiques. Il est plus étroitement lié à l’écrit qu’à l’oral et possède des niveaux de langue propres. La création de mots y est aussi constamment stimulée par une demande soutenue en nouveaux concepts et terminologies. Enfin, comme vecteur de communication – au sein d’une communauté spécifique et au-delà de cette communauté de spécialistes –, le langage scientifique est lui-même un objet historico-linguistique.
Dans son introduction, Ferenc Pusztai commence par revenir sur les débuts de l’imprimerie en hongrois, laquelle est très liée à la diffusion de la Réforme, et d’une importance cruciale dans l’élaboration et la standardisation de la langue magyare. Tout au long du XVIe siècle, ce processus est jalonné de publications à forte valeur symbolique : Lettres de saint Paul, par Benedek Komjáti en 1533 (première édition entièrement en hongrois, imprimée à Cracovie) ; Nouveau Testament, par János Sylvester en 1541 (première édition entièrement en hongrois et imprimée en Hongrie) ; première édition complète de la Bible par Gáspár Károlyi (1590), avant la traduction catholique de l’Écriture sainte, en 1626. En même temps qu’elles nécessitent une langue suffisamment riche, ces publications en langue vernaculaire témoignent de la vitalité de la langue en pleine édification. Après l’Écriture, les grammaires du hongrois sont considérées comme des textes fondamentaux pour l’évolution et la stabilisation de la langue. Les premiers de ces manuels commencent par calquer leurs homologues latins, avant qu’István Katona Geleji ne propose, dans les années 1640- 1650, une grammaire en rupture avec ce modèle : l’orthographe y est basée sur l’analyse des mots, laquelle fonde également la création de vocables nouveaux. C’est là le premier épisode d’une querelle qui perdure jusqu’au XIXe siècle et qui, à l’instar de celle qui vit s’affronter anciens et modernes, oppose les linguistes « orthologues » aux « néologues », les seconds étant plus que les premiers favorables aux innovations linguistiques.
Pusztai poursuit son parcours historico-linguistique en passant en revue les principaux domaines scientifiques et les premières publications qui y sont associées depuis le XVIe siècle : ce sont les dictionnaires – d’abord glossaires thématiques, avant de devenir dictionnaires alphabétiques –, puis les livres de botanique, de médecine, de zoologie, de mathématiques, d’histoire, de droit… L’exposé devient moins analytique, mais souligne la difficulté du hongrois à combler son déficit de vocabulaire pour traduire un certain nombre de mots et de concepts latins – ce qui explique les emprunts récurrents aux termes dialectaux, et la création toujours controversée de mots nouveaux, génératrice tantôt de conflits, tantôt d’incompréhension. On retiendra également le rôle essentiel de János Apácai Csere (1626-1659) dans la validation de la théorie selon laquelle culture nationale et langue nationale sont étroitement liées : autrement dit, l’usage d’une langue maternelle est à la fois la condition et le sens même du développement culturel. On apprend aussi comment la Transylvanie – en dehors de son statut politique particulier de principauté (1571-1691) – se distingue de nouveau dans l’histoire : contrairement au reste du royaume, le hongrois y est utilisé dans la vie publique, et se développe aux dépens du latin selon le principe de l’« orthologie », c’est-à-dire sans recourir à des mots nouveaux, mais par le biais d’adaptations de l’existant.
Le XVIIIe siècle et les Lumières marquent le développement d’un véritable programme, d’une volonté d’institutionnalisation de la transmission de la langue hongroise. La première idée de société scientifique est exprimée par Mátyás Bél en 1718 et reprise au milieu du siècle par Péter Bod, mais elle ne se trouvera concrétisée qu’au XIXe siècle avec la création de la Société scientifique (Tudós Társaság), organisme collectif chargé du développement et de la préservation de la langue hongroise. En dépit de ces déclarations d’intention, force est de constater que la demande du « parfait dictionnaire hongrois » est encore insatisfaite au début du XIXe siècle, même si des dictionnaires/glossaires thématiques font peu à peu leur apparition – à l’instar du recueil de formulaires édité par le comitat de Pest en 1806, qui permet à l’ensemble de l’administration de rédiger ses actes et sa correspondance en hongrois de façon unifiée.
La vocation de l’Académie des sciences est énoncée dès 1825 par l’un de ses fondateurs, István Széchenyi, lors d’une session du Parlement alors réuni à Presbourg. Il s’agira pour la future institution, qui est encore dans les limbes, de s’imposer d’une part comme un centre de « culture » (au sens actif du verbe « cultiver ») et de défense de la langue hongroise ; de l’autre, comme le lieu majeur de la production scientifique hongroise et de la publication de ses résultats en langue magyare. L’année 1830 voit la création effective de l’Académie, qui se fixe comme tâche fondamentale la compilation d’une grammaire et d’un dictionnaire de la langue hongroise, sans succès définitif toutefois. Si le magyar est déclaré langue officielle en 1844, il n’est reconnu comme tel dans la pratique qu’après le Compromis austro-hongrois. Bien plus, les années 1849 à 1867 voient en réalité le renforcement de l’allemand dans l’administration publique, dans l’enseignement supérieur et secondaire, ainsi que dans les secteurs commerciaux. En 1844, Gergely Czuczor et János Fogarasi sont chargés d’élaborer le dictionnaire le plus complet qui soit de toute l’histoire de la langue hongroise, qui contienne aussi bien la langue de ses auteurs classiques que les mots de la langue contemporaine, laquelle intègre des ajouts venus des langues étrangères et du latin. Ce dictionnaire peut être regardé par l’historien et le linguiste comme une photographie de la langue hongroise de la mi-XIXe siècle : il contient, outre les noms communs accompagnés parfois de leur étymologie, une quantité importante de noms de lieux et de personnes. Il reste d’ailleurs à bien des égards plus complet que bon nombre de ses avatars ultérieurs, à tel point qu’aujourd’hui encore, il n’existe guère de dictionnaire du hongrois de référence – à l’image d’un Petit Robert français, serait-on tenté de dire.
Finalement, force est de constater qu’en fait de livres scientifiques en hongrois, le propos retrace plutôt en filigrane l’histoire parallèle de l’évolution et de la standardisation de la langue, histoire stimulée par les développements, certes, de la science, mais aussi de la presse périodique depuis la fin du XVIIIe siècle. Reste que l’ensemble des pièces exposées, finement reproduites dans ce catalogue, offre un panorama en images tout à fait remarquable de cette production, laquelle, imprimée en Hongrie ou à l’étranger, reflète aussi la diversité des influences typographiques européennes, occidentales et orientales, tout au long de la période moderne.