Book Title

Michel Melot, Livre

Photographies Nicolas Taffin, préface Régis Debray, Paris, L’Œil neuf éditions, 2006, 208 p., 40 photos coul. (« L’âme des choses »). ISBN 2-915543-1-0

Anne-Marie CHARTIER

Paris

Après avoir publié à L’Œil neuf une délicieuse Sagesse du bibliothécaire en 2004, Michel Melot récidive dans la collection « L’âme des choses », avec ce Livre, somptueux. Chacun épiloguera sur la virgule, qui interdit de lire « livre point final ». La construction en trois fois trois chapitres déroule un flux trinitaire de titres joliment énigmatiques (Ainsi pense le pli, La quadrature, La chair et la fin…), autant d’entrées pour étonner le lecteur, le faire rêver ou réfléchir sur l’épopée du livre au long cours, « sous la forme que nous lui connaissons depuis deux mille ans, c’est-à-dire celle que l’on nomme codex ». En quatre siècles, le codex a vaincu « le rouleau, la tablette et la stèle qui le précédèrent durant des millénaires ». Tout part des pages imbriquées en cahiers et reliées, donc du pli et de ces deux gestes, ouvrir et fermer, qui délimitent « la » lecture telle qu’en hérite notre imaginaire cognitif occidental. Ces gestes mettent en branle des structures logiques (l’ordre du discours, le découpage entre phrases, paragraphes, chapitres) et des structures physiques (lettres, lignes, pages), devenues indissociables. Aujourd’hui, ces gestes sont concurrencés par d’autres : on ne feuillette plus, on fait défiler le texte sur l’écran. « Tant que le règne du papier était sans partage, il était difficile de voir l’objet sous le concept, écrit Michel Melot. Pour observer le bocal, dit-on, mieux vaut ne pas être poisson ». C’est l’arrivée des écrans qui a fait apparaître l’objet « livre » en sa singularité. Toute la question est de savoir si, « entre le rouleau et l’écran, le livre ne fut pas qu’un long détour ». Non, répond Michel Melot, cette particularité physique a défini de façon incroyablement inventive et durable nos catégories conceptuelles, nos modes de classifications, nos critères de vérité, nos espaces de mémoire, notre intelligence discursive, notre perception du sacré et du profane.

Pour célébrer cette « âme des choses » dont nous continuons d’user et abuser en toute inconscience (« à peine avez-vous ouvert ce livre, que déjà il a disparu à vos yeux sous le texte que vous lisez »), l’auteur a demandé à Nicolas Taffin un contrepoint somptueux. Quarante deux photos en pleine page, la focale au plus près des supports/surfaces, nous mettent le nez sur le grain du papier, la graisse des caractères, le fauve des reliures, le relief d’un poinçon, la tension d’un nerf, la cicatrice d’une couture, l’ombre et la lumière jouant sur la page. La peau du livre, délivrée du corps du texte. Cette vision rapprochée met à égalité esthétique livres d’art et livres de poche, papier vergé et cellulose. Sans lire l’annexe, personne ne pourrait deviner que ces gros plans constructivistes (Carré blanc sur fond blanc) nous promènent du Protagoras au Gai Savoir, d’Érasme (Éloge de la folie) à Freud (Malaise dans la civilisation), de Kierkegaard (Traité du désespoir) à Léo Malet (La Vie est dégueulasse). « Je peux vous affirmer que vous êtes en train de parcourir mon texte, ce qui est une façon pour moi de tracer votre chemin, mais lorsque vous regarderez l’image, je n’aurai plus rien à dire et je vous lâcherai la main ». Voire. Les images incitent chacun à projeter ses fantasmes, mais les choix faits pour les cadrages ne doivent rien au hasard.

Il ne s’agit pas pour Michel Melot d’illustrer une autopsie révélant « la beauté du mort », pas davantage de chanter le requiem de notre mémoire de papier, ensevelie par les nouvelles prothèses numériques. Plutôt en redéployer la geste millénaire, en citant les classiques d’hier (Martial, Rabelais, La Bruyère, Furetière, Chateaubriand, Mérimée) ou d’aujourd’hui (Mallarmé, Valéry, Borges, Gracq, Butor, Quignard). Le parfum littéraire s’exhale d’autant mieux que Michel Melot a lu et relu les recherches qui, en quelques années, ont rendu visible le sol culturel que nous parcourions sans le voir. Les notes savantes parsemées en bas de page le disent avec discrétion, pour peu qu’on s’y attarde : à peine vingt références datent d’avant 1980, 33 pour les dix ans qui suivent, 43 pour la décennie 1990 et déjà 45 pour les années 2000-2005. Avant 1980, malgré Curtius et Panofsky, les études portaient sur la diffusion des livres, à travers libraires, imprimeurs, bibliophiles, entre deux dates butoir : 1958, le livre pionnier de Febvre et Martin, si mal nommé L’Apparition du livre ; 1979, le grand classique d’Elisabeth Eisenstein sur La Révolution de l’imprimé à l’ère Gutenberg (1983 pour l’édition abrégée qui a fait son succès). Aujourd’hui, on voit que cette apparition ou cette révolution adoptait la structure livresque déjà en place (gros in-folio et petits in-octavo) et ne changeait rien aux habitudes de lecture (ouvrir et fermer). Après-coup, il est facile de relire Derrida (De la Grammatologie, 1967) ou de déceler les intuitions de Foucault, plus fasciné par l’ordre du discours que par l’espace du livre (L’Archéologie du savoir, 1969). A travers les chantiers des années 1980-1990, on est passé progressivement de la diffusion à la réception, de l’histoire de l’édition à la sociologie des lecteurs, de l’histoire des textes aux pratiques de lectures. Au palmarès des citations, on trouvera les textes venus des grandes entreprises collectives de ces dernières années (Histoire de l’édition française, Histoire de la lecture dans le monde occidental, et bien sûr, les deux Alexandrie) et les noms de Petrucci, Mac Kenzie, Grafton, Lyons, pour rester hors de l’hexagone. Avec l’arrivée d’Internet, sociologues, historiens, « médiologues » prennent acte de l’ère nouvelle qui s’ouvre, du fait des bouleversements déjà familiers du numérique. Cependant, de cette chronologie des recherches, familière aux spécialistes, le lecteur ne saura rien, car c’est une autre logique qui guide la trajectoire de Livre, logique plus thématique que chronologique. Le lecteur se trouve ainsi confronté aux permanences de longue durée autant qu’aux inventions de l’histoire.

Premier espace de transit, allant de la Parole divine à l’Écriture sainte. « Et le Verbe se fit Livre… », « Ainsi pense le pli », « L’adieu au verbe ». Le livre fut d’abord tabernacle du verbe divin. « Chez les juifs, l’écriture est sacrée, chez les musulmans, c’est le texte, chez les chrétiens, ni l’écriture, ni le texte ». « Ce qu’ont inauguré les chrétiens, c’est la désacralisation du livre dans sa forme matérielle », ce qui « ouvrait la voie de sa laïcisation et de son instrumentalisation humaine ». L’auteur s’arrête sur le premier millénaire pendant lequel le triomphe du codex se confond avec l’expansion du christianisme, jusqu’au moment où « les livres se sont substitués au Livre », entre XIe et XIVe siècle », avec l’essor des bibliothèques. Le livre profane hérite du caractère totalisant du livre religieux, car « la forme du livre fait système » alors que « sur l’écran, il n’y a plus de pensée systématique possible ». La page pliée dans les cahiers cousus, les cahiers réunis sous le couvercle d’une couverture, tout cela a « posé ses conditions à l’écriture ». La forme matérielle imposant sa forme symbolique, il reste à dire « l’adieu au verbe », à la parole vive : évolution des écritures manuscrites, mises en chapitres, en colonnes, en tableau synoptique pour lire en parallèles les quatre évangiles d’un seul regard. De la forme livresque naît le système des renvois, les index, les tables de concordance, le scandale de l’ordre alphabétique (au XIe siècle). Deux siècles plus tard, les jeunes clercs apprennent à lire des yeux, le livre se tait.

Second espace de transit, « La quadrature », « Prophètes et marchands », « Au pays de la page ». La page est ce cadre géométrique de papier, qui convient si mal aux images, si mal aux calligraphies arabes et chinoises, si bien à l’alphabet latin, encore mieux aux caractères mobiles de l’imprimerie. La neutralisation des écritures manuscrites, l’invention des typographies normalisées ont accru l’écart entre le temps de la création où un individu est livré aux délices ou supplices de la plume, et celui de l’édition où il voit sa prose coulée dans le plomb. Alors seulement, il devient un auteur qui a le droit de s’enflammer pour les questions de propriété littéraire, de droit d’auteur, de succès de librairie, de conquête du lectorat. Le livre, première industrie culturelle, fait bon ménage avec le commerce. Bon ménage aussi avec les fantasmes de la création : page vierge que la plume laboure et féconde, livre toit qui abrite les fictions. Monde de signes noirs sur fond blanc. L’imprimerie dissocie texte et image et modèle le fantasme plus typographique que théologique de sola scriptura puritain, imposant un nouvel art de lire et d’écrire, sans miniatures, sans lettrines, sans couleurs, sans rien d’autre que « la sombre dentelle qui retient l’infini » de Mallarmé. C’en est fini aujourd’hui de cette ascèse en noir et blanc, et, sur son blog, même un écrivain débutant peut mêler à son écriture, des images, photos, vidéos et même du son. Mais pour transformer cette liberté technique enivrante en « art d’écrire », nous avons à réinventer des arts de mémoire, engloutis depuis la fin des enluminures médiévales.

Reste à pointer, en fin de parcours, l’ambivalence des représentations, en allant voir du côté du livre quand il n’est plus support de texte, mais signe d’un monde hors texte : « L’amour la haine », « Les livres qu’on ne lit pas », « La chair et la fin ». Le livre évoque le savoir en majesté (grands de ce monde campés un livre en main, devant leur bibliothèque), la volupté privée (liseuses absorbées dans leur liseuse de dentelle), la vie achevée (dernier chapitre, point final) sur les sculptures des pierres tombales ou le portrait des vivants. Livre qui livre et délivre, ou au contraire qui captive et capture, symbole de la totalité enclose. Mallarmé porte encore ce rêve du « Livre absolu » au moment où déjà « le journal a brisé le livre ». Les papiers déchirés de Marcel Duchamp préfigurent ces livres-objets qui ne peuvent plus être pris en main, sont faits pour être vus et non lus, d’où le texte s’est enfui. Pensera-t-on, un jour, qu’une puce de silicium est aussi le prolongement de notre corps comme le furent nos « manuels » ? Qu’elle est une nourriture qui peut être goûtée, savourée, dévorée ? Le livre était, est encore allégorie de la vie en sa finitude. « Une histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il lui faut début, milieu et fin », écrit Doubrovsky. L’ouverture sans borne des espaces numériques, qui nous sauve de cette clôture, est-elle délivrance ou condamnation à des errances indéfinies ? Michel Melot se garde bien de répondre. Tout le plaisir de Livre, est donc bien dans la virgule, qui suggère à chacun qu’il peut (qu’il doit ?) continuer la phrase, laissée en suspens. Nous n’en avons pas fini avec le livre.