La Nef des fous au XVe siècle : un projet de recherche
Frédéric BARBIER
La Nef des fous, un texte – et un livre connus ? Certes non. Si l’ouvrage figure, à travers l’une ou l’autre de ses éditions, dans un très grand nombre d’expositions d’histoire du livre un peu partout en Europe et sur la planète, la notice de la plupart des catalogues ne dépasse pas un certain type d’informations, et les remarques présentées sont bien souvent répétitives. La figure de Brant, de même que les milieux strasbourgeois et bâlois de la seconde moitié du XVe siècle sont bien étudiés, et le texte allemand du Narrenschiff a, logiquement, fait l’objet d’études poussées. Malgré un certain nombre de travaux, il n’en va en rien de même du texte français, dont on ne dispose pas, aujourd’hui, d’une édition moderne établie dans le respect des normes scientifiques, ni même d’un fac-similé réellement exploitable1. Et, paradoxe des paradoxe, la Nef n’a jamais fait l’objet des recherches qu’elle mériterait sur le plan de l’histoire du livre2.
Les faits, pourtant, sont là : vingt-six éditions incunables, d’autres encore au XVIe siècle, font de la Nef un titre absolument exceptionnel permettant d’étudier, quelques décennies avant le déclenchement de la Réforme, l’invention d’une véritable politique éditoriale, la mise en place des catégories modernes du champ littéraire3 et la problématique des transferts culturels (et artistiques) d’une langue et d’une édition à l’autre. La diffusion de la Nef ne consitue-t-elle pas le meilleur exemple de best-seller incunable, si l’on considère que les vingt-six éditions connues peuvent correspondre à quelque treize mille exemplaires (au tirage moyen de 500) mis en circulation à travers l’Europe occidentale en moins de dix ans ? Les questions se prolongent, on le voit, en direction de la réception et de la lecture, voire, à terme, de la bibliophilie, la Nef devenant bientôt ce que l’on pourrait appeler l’un de ces titres « emblématiques » qu’un amateur se devra d’avoir dans sa bibliothèque.
Les catalogues collectifs de bibliothèques offrent à l’historien du livre des années 2000 des possibilités de travail inexistantes il y a dix ans. L’étude, même très incomplète, des exemplaires conservés de la Nef permet déjà de suggérer certaines réponses à des questions qui n’ont, jusqu’à présent, pratiquement pas été posées : la diffusion des exemplaires et ses logiques, bien évidemment, mais aussi la politique éditoriale, sans oublier les conditions de la réception elle-même, voire les développements des pratiques et des représations de la bibliophilie autour d’un cas à tous égards privilégié4. L’Institut d’histoire moderne et contemporaine du C.N.R.S.5 se propose d’élargir une enquête ponctuellement engagée en mettant en place un fichier central proposant, pour chacune des éditions incunables, le recensement des exemplaires connus, et indiquant leurs particularités éventuelles. Ce fichier suivra le classement des éditions dont nous proposons ci-dessous le tableau. La participation de tous est évidemment sollicitée, pour un travail qui ne saurait se concevoir, à moyen terme, que comme le résultat mis au service de tous d’une collaboration la plus large possible.
(Classement chronologique6)
Sebastian Brant, Das Narrenschiff,
1- Basel, Johann Bergmann, « uff die Vasenaht » [1er II] 1494, 158 f., 4° (HC 3736*, GW 5041, Schramm XXII, 1109-1215).
Nombreuses variantes de composition, détaillées par GW, IV, col. 671 et suiv.
2- Nürnberg, Peter Wagner, « am Vorabend von Mariä Heimsuchung » [1er VII] 1494, 180 f., 8° (HC 3737, GW 5042).
3- Contrefaçon augmentée : Strasbourg, [Johann Grüninger], « Fastnach » [11 II] 1494 [inter 11 II 1494 et 23 V 1495], 110 f., 4° (HC 3743, GW 5048).
Pour GW, « interpolierte Ausgabe », sous le titre de Das Neue Narrenschiff.
4- Contrefaçon page à page de 1 : Reutlingen, [Michael Greyff ], « Samstag vor Bartholomaei » [23 VIII] 1494, 158 f., 4° (GW 5043).
5- Contrefaçon de 1 : Reutlingen, [Michael Greyff ], « Samstag vor Bartholomaei » [23 VIII] 1494 [peu après 23 VIII 1494], 158 f., 4° (3738 GW 5044).
Édition réalisée aussitôt après le no 4, dont les cahiers b-g, i, k et m-p sont réutilisés, avec quelques vraiantes. La gravure du titre est cassée, et le texte xylographié remplacé par un texte typographié.
6- Contrefaçon page à page du no 2 : Augsburg, Johann Schönsperger, « Samstag vor S. Martin » [8 XI] 1494, 180 f., 8° (H 3739, GW 5045 : suit le texte de GW 5042).
2e édition allemande et contrefaçons.
7- Basel, Johann Bergmann, [3 III] 1495, 164 f., 4° (H 3740, GW 5046).
8- Augsburg, Johann Schönsperger, [23 V] 1495, 102 f., 4° (H 3744, GW 5049) (« Interpolierte Ausgabe » d’après no 3 = GW 5048).
9- Strasbourg, Johann Grüninger, [11 II] 1494 [circa 1496], 100 f., 4° (GW 5050) (« Interpolierte Ausgabe », no 3).
10- Strasbourg, Johann Grüninger, [24 VIII] 1497, 92 f., 4° (H 3741, GW 5051) (« Interpolierte Ausgabe », no 3).
11- [trad. en bas-alld.], Lübeck, [Impr. de la tête de pavot], 1497, 238 f., 4° (C 1239, GW 5053).
12- Augsburg, Johann Schönsperger, [28 V] 1498, 102 f., 4° (HC 3745*, GW 5052). Contrefaçon de n° 2 = GW 5042.
3e édition allemande.
13- Basel, Johann Bergmann, [12 II] 1499, 164 f., 4° (HC 3742, GW 5047).
1re éd. latine :
Sebastian Brant, Das Narrenschiff [latin : Stultifera navis],
14- trad. Jacob Locher, Basel, Johann Bergmann, [1er III] 1497, 148 f., 4° (HC 3746 (↑H) C 3747, GW 5054, CIBN B 758).
15- Contrefaçon du n° 14 (GW 5054), Basel, Johann Bergmann, [1er III] 1497 [recte : Nürnberg, Georg Stuchs, post 1er III 1497], 148 f., 8° (H 3747*, GW 5055).
16- Contrefaçon du no 14 (GW 5054), Augsburg, Johann Schönsperger, [1er IV] 1497, 148 f., 8° (H 3748*, GW 5056).
17- Strasbourg, Johann Grüninger, [1er VI] 1497, 112 f., 4° (H 3749*, GW 5057).
Contrefaçon du n° 14, reprenant les bois de l’édition allemande de Grüninger de 1497.
2e éd. latine
18- Basel, Johann Bergmann, [1er VIII] 1497, 160 f., 4° (HC 3750, GW 5061, CIBN B 759).
3e éd. latine.
19- Basel, Johann Bergmann, [1er III] 1498, 164 f., 4° (H 3751, GW 5062, CIBN B 760).
Texte du n° 18 (GW 5061), sauf pour le cahier f : il s’agit d’une réédition pour laquelle on a suivi exactement la mise en page, mais avec quelques corrections ponctuelles.
20- Paris, [Johannes Philippi, pour] Enguilbert, Jean et Geoffroy de Marnef, 8 III 1498-1499, 156 f., 4° (HC 3753, GW 5064).
Édition parfois cataloguée à l’adresse de Paris, [Georg Wolf, pour] Geoffroy de Marnef. D’après GW, contrefaçon du no 21 (GW 5063). Note de CIBN : « Suit l’édition de Bâle du 1er VIII 1497. Date de 1498 et non de 1499 n. st., car antérieure à l’éd. de Lyon, J. Sacon, 28 VI 14[9]8, cf BMC. L’état des gravures confirme cette datation ».
21- [Lyon], Jacques Sacon, 28 VI 1488 [sic pour 1498], 156 f., 4° (HC 3752, GW 5063, CIBN B 762).
Le texte suit celui de GW 5061 (no 18).
Traductions en français
Sebastian Brant, Das Narrenschiff [français : La Nef des fous],
22- trad. Jean Bouchet, puis Pierre Rivière, Paris, [André Brocard], pour Geoffroy de Marnef, Johann Philippi de Cruzenach et Magnus Steyner, 1497, 2° (H 3754, GW 5058 (Jean Lambert), CIBN B 763*).
23- trad. Jehan Drouyn, Lyon, Guillaume Balsarin, 1498, 2° (H 3755, GW 5059, CIBN B 764).
24- Paris, [André Bocard ou Étienne Jehannot, pour] Geoffroy de Marnef, 8 II 1499, 2° (H 3756, GW 5065).
25- La Grant nef des folz du monde…, Lyon, Guillaume Balsarin, 17 XI 1499, 2° (H 3757, C 1238 (y compris 1244). GW 5060. CIBN indique : « traduction remaniée de Jean Drouyn »).
Traduction en flamand
Sebastian Brant, Das Narrenschiff [flamand : Der zotten ende der narrenscip],
26- Paris, Guy Marchant, 6 VI 1500, 4° (trad. du Neues Narrenschiff) (GW 5066, CIBN B 766).
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1 La Nef des fous, éd. Nicole Taubes, Paris, José Corti, 1997 (autre adapt. fr. Madeleine Horst, Strasbourg, Seghers et Nuée bleue, 1979).
2 Quelques notes de bibliographie : Sébastien Brant, son époque et « la Nef des fols »…, actes du colloque de Strasbourg (1994), éd. Gonthier Louis Finck, Strasbourg, [s. n.], 1995. Sébastien Brant, 500e anniversaire de La Nef des folz, 1494-1994, Basel, Christoph Merian, 1994. Ulrich Gaier, « Zur Pragmatik der Zeichen in Sebastian Brants Narrenschiff », dans L’Humanisme allemand (1480-1540), actes du XVIIIe colloque international de Tours, München, Finck ; Paris, Vrin, 1979, pp. 231-259 ; et stt. Studien zu Sebastian Brants Narrenschiff, Tübingen, 1966. Barbara Könneker, Sebastian Brant, Das Narrenschiff. Interpretationen, München, 1966. Joël Lefebvre, Les Fols et la folie. Études sur les genres du comique et de la création littéraire en Allemagne pendant la Renaissance, Paris, [s.n., 1968]. Thomas Wilhelmi, Sebastian Brant. Forschungsbeiträge zu seinem Leben, zum Narrenschiff und zum übrigen Werk, Basel, Schwabe & C°, 2002. Cornelia Schneider, Das Narrenschiff, nelle éd., Mainz, Gutenberg Museum, 2004. Thomas Wilhelmi, Sebastian Brant Bibliographie, Bern, 1990 (« Arbeiten zur mittleren deutschen Literatur und Sprache », 18, 3).
3 Quelques remarques dans Frédéric Barbier, « Gutenberg et la naissance de l’auteur », à paraître.
4 Il n’est en rien anodin que l’édition originale fasse l’objet d’un fac-similé chez Trübner à la veille de la Première Guerre mondiale : Sebastian Brant, Das Narrenschiff. Faksimile der Erstausgabe von 1494, mit einem Anhang enthaltend die Holzschnitte der folgenden Originalausgaben und solche der Locherschen Übersetzung und einem Nachwort von Franz Schultz, Straßburg, Verlag von Karl J. Trübner, 1913 (« Jahresgaben der Gesellschaft für Elsässische Literatur », 1).
5 I.H.M.C., École normale supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris.
6 Les quelques références données sous chaque numéro sont celles des catalogues usuels d’incunables.