Qu’est-ce qu’un bibliothécaire en Hongrie à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) ?
István MONOK
Directeur général de la Bibliothèque nationale de Hongrie (Budapest)
CONJONCTURE GÉNÉRALE
L’image que nous proposent les chercheurs de l’état de la civilisation en Hongrie au début des temps modernes, donc aux XVIe et XVIIe siècles, est généralement très négative. La Hongrie, qui était devenue une puissance de rang européen sous le règne de Mátyás Hunyadi (1458-1490), a été divisée en trois parties pendant presque deux siècles. La plus grande partie se trouve rattachée à l’Empire turc ; la principauté de Transylvanie reste indépendante, mais soumise à la Porte ; enfin, la Hongrie royale appartient aux Habsbourg siégeant à Vienne et à Prague et est administrée par le palatin hongrois et par le ban de Croatie. Les guerres continuelles ont détruit le système des institutions culturelles, phénomène renforcé encore par les changements de religion.
La structure du système ecclésiastique, y compris les institutions d’enseignement, établi en Hongrie depuis la christianisation (XIe siècle) jusqu’au début du XVIe siècle, était similaire à la celle d’Europe occidentale – et ces institutions possédaient naturellement des bibliothèques. Au XVIe siècle d’autre part, un certain nombre de propriétaires de bibliothèques existent en Hongrie, attachés au modèle qu’avait fondé le roi Mátyás Hunyadi, créateur de la célèbre Bibliotheca Corviniana. Les changements survenus aux XVIe-XVIIIe siècles sont principalement caractérisés par un certain nombre de faits majeurs, qui touchent l’histoire des bibliothèques – et des bibliothécaires1. Avec la fin de la cour royale, c’est la disparition de la force animatrice réprésentée par un roi aux curiosités culturelles certaines, de son poids financier et de son rayonnement international. Le rôle en a été repris par un certain nombre de cours seigneuriales qui se développent au milieu du XVIe siècle, parmi lesquelles on citera, pour la richesse des bibliothèques qu’elles constituent, celles des Zrínyi à Ozaly, des Batthyány à Németújvár, des Nádasdy à Sárvár, des Thurzó à Biccse, des Perényi puis des Rákóczi à Sárospatak.
Il est important de souligner le fait que la situation est très différente en Transylvanie : les épaves de la cour royale obligée de fuir Buda se sont repliées à Gyulafehérvar (1541), rendant inutile l’institution du voivodat et de sa cour. La sécularisation des biens de l’Église catholique de Transylvanie (1551) implique qu’aux XVIe et XVIIe siècles, la cour du prince tient seule en main la puissance financière du pays. Cette richesse remarquable dans un milieu pauvre même par rapport à la Hongrie royale permet de comprendre l’influence profonde de la cour, sur le plan intellectuel comme artistique, sur toute de la principauté. En Transylvanie, les seigneurs ne commencent à assumer un rôle dans l’organisation de la culture qu’après la tragédie de 1658, quand les Turcs et les Tatars ont détruit la capitale princière : les Bethlen à Keresd, les Teleki à Gernyeszeg et les Apaffi à Radnót. À la fin du XVIIe siècle (1690), la Transylvanie est rattachée à l’Empire habsbourgeois en tant que grand-duché, et placée sous la direction d’un gouverneur, mais le rôle d’impulsion et d’organisation des cours seigneuriales sur le plan culturel se prolongera jusqu’au XIXe siècle. Ces cours devaient en outre entretenir les institutions de l’Église protestante, voire se substituer à elles. Les seigneurs de Transylvanie créent et développent leurs bibliothèques en fonction de cet arrière-plan à la fois politique et religieux.
Le second événement décisif, après la disparition de la cour royale hongroise, réside dans le bouleversement de la structure administrative de l’Église. Les deux tiers des membres du haut clergé (archevêques, évêques et abbés) sont en effet tombés dans la bataille de Mohacs. Tandis qu’en Transylvanie les biens de l’Église sont sécularisés, la partie du territoire occupée par les Turcs est considérée comme terre de mission, où seuls intervienent les Franciscains, puis les Jésuites au XVIIe siècle. Le haut-clergé catholique et la majorité des prélats se sont regroupée sur le territoire de la Hongrie royale, où ils ont établi un certain nombre d’institutions dans les villes de Pozsony (Bratislava) et de Nagys-zombat. C’est en s’appuyant sur celles-ci que le clergé a réussi à s’opposer aux Églises protestantes, majoritaires au XVIIe siècle. La Contre-Réforme, soutenue par l’État à compter des années 1660, réussit au point que le pays repris aux Turcs à la fin du XVIIe siècle et réunifié sous la couronne des Habsbourg a basculé du côté catholique. Un siècle plus tard, avec l’arrivée de populations de repeuplement originaires de Bavière et de Souabe, le rapport des forces s’est encore accentué en faveur de l’Église catholique.
En ce qui concerne les réguliers, la victoire turque entraîne aussi des pertes très importantes, tandis que le passage des villes à la Réforme provoque la disparition de nombreuses communautés monastiques. Le rôle le plus actif sera tenu, au XVIIe siècle, par les Jésuites et par les Piaristes, qui fondent de nombreuses maisons conventuelles, mais aussi des écoles, sans oublier l’université créée en 1635 à Nagyszombat2. Enfin, le XVIIIe siècle est marqué par la réinstallation des ordres religieux en Hongrie, jusqu’aux réformes du joséphisme, avec la « destruction » des Jésuites et des ordres contemplatifs (1773-1783).
Cette conjoncture fournit d’abord un terrain idéal à l’expansion de la Réforme : la hiérarchie de l’Église catholique s’est effondrée, tandis que les villes importantes ont une population presque complètement allemande, chez laquelle le luthéranisme se répand rapidement. La noblesse hongroise adopte la nouvelle foi en partie pour exprimer son opposition aux Habsbourg catholiques. À la fin du XVIe siècle, la plus grande partie de la population des territoires de Hongrie appartient donc à une Église de confession réformée, et ces différentes Églises ont mis en place un système administratif propre, ainsi qu’un réseau d’écoles. L’absence d’écoles supérieures explique cependant que la fréquentation des universités étrangères prenne un grand élan. Dans le dernier tiers du XVIIe siècle, avec la reconquête habsbourgeoise, l’État s’efforce systématiquement d’empêcher la reproduction de la couche intellectuelle et de détruire les conditions de fonctionnement des institutions protestantes, avec comme résultat, au XVIIIe siècle, la baisse rapide du nombre d’institutions et donc de bibliothèques protestantes. La force financière des communautés protestantes en Hongrie était généralement trop faible pour leur permettre d’entretenir des postes de bibliothécaires, alors que manquaient déjà les pasteurs et les enseignants.
Des bibliothèques similaires à celles d’Europe occidentale subsistent ou ont donc été créées en Hongrie aux XVIe-XVIIIe siècles, avec des différences d’une région, d’une catégorie sociale ou d’une appartenance confessionnelle à l’autre, qu’il s’agisse de la densité du phénomène « bibliothèque », de la vigueur de la culture livresque ou du contenu même des lectures. Nous sommes informés sur environ trois mille bibliothèques au cours de cette période de trois siècles, notamment par le biais de listes de livres ou encore de catalogues – mais les bibliothèques des « intellectuels » (écrivains, savants, pasteurs, prêtres, médecins, pharmaciens, juristes, etc.) sont rarement documentées.
BIBLIOTHÈQUES ET BIBLIOTHÉCAIRES DANS LE MONDE RELIGIEUX
Comment peut-on caractériser le statut et le rôle de ceux qui s’occupaient des livres en tant que bibliothécaires à travers la Hongrie de l’époque moderne – ceux qui planifient les achats (acquisitions), qui cataloguent les livres, qui établissent le classement et qui aident les lecteurs éventuels dans leurs recherches ?
À compter du premier tiers du XVIe siècle, les Églises réformées s’emploient à mettre en place la structure ecclésiastique et scolaire telle que définie par Martin Luther, Johannes Bugenhagen et Philipp Melanchthon. Dans son appel An die Ratsherren aller Städten deutsches Landes paru au début de l’année 1524, Luther demandait en effet aux conseils des villes de fonder « de bonnes bibliothèques ou des maisons pour les livres » (gutte librareyen odder bücher heuser)3. Comme suite, les règlements de la nouvelle Église en cours d’organisation rapide prévoient l’obligation d’entretenir des bibliothèques. Johannes Bugenhagen, auteur du Kirchenordnung de 1528 au Brunswick et de celui de 1535 en Poméranie, insiste sur le rôle des bibliothèques dans la vie ecclésiastique et scolaire, et souligne la nécessité de leur entretien4. Ces règlements, et les modèles observés en Allemagne, servent de cadre pour les villes hongroises dont la majorité de la population est allemande et luthérienne, et qui établissent leurs propres bibliothèques et leurs écoles avec des collections de livres. Celles-ci sont organisées à partir des bibliothèques des ordres monastiques supprimés, au sein desquelles on a trié les titres à conserver. Très souvent, les collections ont été installées aux sièges des paroisses ou y ont été transférées.
Des exemples de ce type se rencontrent également en Hongrie : ainsi, à Ko˝szeg, on a catalogué les livres qui étaient déposés à la paroisse mais appartenaient à la ville (« im pfarhoff geinventiert worden (…) zur gemeiner Stadt Güns bibliotheckh gehörig ») 5, tandis que la bibliothèque de l’école de Brassó était dans la même situation juridique6. La « Bibliotheca publica » de Kassa était probablement aussi entretenue par l’Église luthérienne, mais à l’usage de toute la ville7. Les tâches du bibliothécaire sont remplies soit par le pasteur, soit par un professeur de l’école. L’exemple le plus intéressant est celui de Besztercebánya où, vers 1600, lors d’un récollement, on a aussi établi un catalogue8. Il semble probable que les livres utiles pour l’enseignement ont été choisis dans les collections de la bibliothèque publique, celle-ci entretenue par l’Église luthérienne.
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, dans les écoles protestantes, la charge de bibliothécaire revenait à des élèves des grandes classes, et leur travail était précisé par les règlements de l’établissement. Le premier exemple connu date de 1621, et porte sur la bibliothèque du collège calviniste de Sárospatak9. D’autres exemples sont connus pour les collèges calvinistes de Debrecen10, de Kolozsvár11 et de Nagybánya12, où le bibliothecarius est choisi parmi les étudiants de dernière année (le senior). Le bibliothécaire disposait même parfois d’un aide (contrascriba, vice-bibliothecarius). Il était considéré comme membre du corps enseignant, pratique relativement courante dans l’enseignement secondaire, où un certain nombre de matières était confié à des assistants (collaborator, publicus praeceptor), tandis que les enseignants de liturgie se faisaient eux aussi seconder par des élèves assistants (cantores). Un des plus connus parmi ces élèves-bibliothécaires a été Péter Jánki à Debrecen : Janki a dressé en 1738 un nouveau catalogue par ordre alphabétique13, catalogue utilisé et enrichi jusqu’à la fin du siècle.
Les règlements des collèges calvinistes, et des collèges protestants en général, ont été renouvelés au milieu du XVIIIe siècle, lorsque l’on a nommé un professeur délégué ayant autorité sur le bibliothécaire, avec le titre de bibliothecae praefectus. En général, il s’agissait d’un enseignant d’une matière classique, et son rôle était d’abord de déterminer la politique d’acquisitions de la bibliothèque en même temps que de suivre la classification systématique pour l’adapter aux éventuelles évolutions sur le plan épistémologique. Un certain nombre de ces personnages ont en outre fait œuvre d’historiographe, en rédigeant l’histoire de leur école et de sa bibliothèque. Parmi les plus connus, il faut citer János Szombathi à Sárospatak14. Dans ces écoles, la bibliothèque des élèves n’a été séparée de celle des professeurs que dans la seconde moitié du XIXe siècle, et, dès lors, les élèves sont de nouveau impliqués dans l’entretien de leur propre collection.
Il se rencontre néanmoins des cas, en particulier lors de la période de fondation d’une bibliothèque, où les tâches de bibliothécaire sont remplies par le pasteur de la communauté protestante ou par un professeur de l’école. Le meilleur exemple en est la bibliothèque luthérienne de Sopron, administrée par Matthias Lang dans la deuxième moitié du XVIIe siècle : Lang gérait lui-même les acquisitions, la politique de reliure et le système de consultation15. On peut supposer que, se trouvant à la recherche d’un successeur bien formé, il est l’inspirateur de la thèse présentée à Leipzig par Adam Gruber, lui aussi de Sopron, sous le titre De bibliothecis : Gruber est, dans l’état actuel de nos connaissances, le seul étudiant venue de Hongrie qui, en terminant ses études universitaires, ait écrit son mémoire sur ce sujet16. Il y suit le programme de Juste Lipse17, mais exploite aussi les travaux consacrés aux bibliothèques par Joachim Johann Mader18, Johann Lomeier19 et Michael Neander20. Pourtant, nous restons dans l’ignorance de savoir si Gruber a lui-même travaillé en tant que bibliothécaire.
Du côté des institutions catholiques, les différents ordres ont établi, enrichi et utilisé leurs bibliothèques sur la base des prescriptions centrales de chaque ordre. Par suite, les bibliothèques étaient différentes les unes des autres, mais le bibliothécaire était toujours membre de l’ordre, la bibliothèque se situait dans la clôture et son utilisation n’était en général autorisée qu’aux membres de l’ordre.
Le seul ordre original à la Hongrie est celui des Paulistes (Ordo eremitarum sancti Pauli primi eremitae). Avant l’arrivée des Turcs, les Paulistes comptaient quarante-deux maisons conventuelles dans le bassin des Carpathes, mais peu ont survécu jusqu’aux XVIe et XVIIe siècles. La vie conventuelle était dirigée à partir des monastères de Czestochowa, en Pologne, et de Lepoglava, sur le territoire du Banat de Croatie. Au milieu du XVIIe siècle, les règles conventuelles ont été réformées et on a commencé à réorganiser l’ordre : la bibliothèque et les tâches du bibliothécaire ont été incluses dans les constitutions nouvelles21. Les manuels liturgiques étaient confiés au chantre et rangés dans la sacristie, tandis que les autres livres étaient rassemblés dans la bibliothèque, celle-ci confiée à un frère. Ses tâches étaient précisées : préparation du catalogue (avec une section pour les livres hérétiques) conformément aux prescriptions (canon librorum), installation des livres suivant une seule et même disposition systématique. Le bibliothécaire devait en outre porter dans les volumes la marque d’appartenance du monastère, il gérait les prêts à l’intérieur de celui-ci (tenant une liste des emprunteurs) et présentait au prieur un compte-rendu sur l’état de la bibliothèque dans la semaine suivant Pâques. Enfin, il était responsable de la conservation des volumes. Des dispositions ultérieures ont encore alourdi ses tâches : il lui fallait assurer le suivi de l’histoire de l’ordre sous forme d’annales et établir un résumé à transmettre aux dirigeants de l’ordre tous les trois ans22. En définitive, les tâches des bibliothécaires étaient analogues chez les Piaristes à ce que l’on observe dans les autres ordres, et notamment un frère laïc ou une autre personne profane ne pouvait pas assurer cette fonction.
La majorité des écoles catholiques était administrée par les Jésuites ou par les Piaristes. Au XVIIe siècle, les ordres n’avaient généralement pas la possibilité d’entretenir deux bibliothèques (une bibliothèque conventuelle et une bibliothèque scolaire), de sorte que les élèves utilisaient la bibliothèque conventuelle. À partir du début du XVIIIe siècle, la séparation devient plus fréquente, et les élèves doivent disposer d’une autorisation pour accéder aux livres qui ne se trouvent pas dans leur bibliothèque. La bibliothèque de l’université jésuite fondée en 1635 à Nagyszombat et celle du lycée jésuite de Kassa (école supérieure à partir de 1666) étaient dirigées chacune par le bibliothecarius nommé parmi les professeurs23. Dans la plupart des cas, au XVIIIe siècle, les bibliothécaires étaient des historiens cessant progressivement d’enseigner pour se consacrer de plus en plus à la gestion de la collection et à l’écriture. Même si l’École supérieure des Mines fondée à Selmecbánya en 1736 n’était pas une institution conventuelle, sa bibliothèque était également confiée au titulaire de la chaire d’histoire24.
Les collections des prélats catholiques sont considérées au XVIe siècle comme des bibliothèques privées, mais, à compter de 1601, les prélats doivent laisser leur bibliothèque en héritage à l’institution épiscopale ou archiépiscopale. Cette disposition est à l’origine de l’institutionalisation des bibliothèques, et explique la création des somptueuses constructions toujours conservées aujourd’hui : il s’agit des bibliothèques anciennes de Nagyszombat-Esztergom, Kalocsa, Eger, Vác, Gyulafehérvár, Szombathely et Pécs25. La gestion en est en général confiée à un chanoine ou à un érudit laïc. Le cas de la collection Batthyány donne un bon exemple du processus : la Bibliothèque de Kalocsa26 doit beaucoup à l’activité de József Batthyány (1727-1799) comme bâtisseur, mais Batthyány est également à l’origine de la collection de la Bibliothèque d’Esztergom. C’est lui qui achète en 1769 et fait traiter par Jakob Ferdinánd Müller l’héritage du savant Mátyás Bél. Après son accession au siège archiépiscopal d’Esztergom, Batthyány laisse sa propre bibliothèque à Pozsony, avec la collection peut-être la plus précieuse, celle des manuscrits. Ses bibliothécaires sur place étaient les chanoines József Calovino et Elek Jordánszky. En 1820, au moment du transfert de la bibliothèque à Esztergom, celle-ci disposait d’un catalogue à jour, y compris pour les importants enrichissements27.
La réorganisation rapide de la bibliothèque archiépiscopale de Kalocsa est elle aussi typique. La bibliothèque du chapitre est rattachée à la bibliothèque privée de l’archevêque Ádám Patachich en 1776 pour former la bibliothèque de Kalocsa. L’archevêque lui-même a participé à cette mise en place, et c’est grâce à ses relations régulières avec des négociants en livres à Rome, à Vienne, à Pest et en Bavière que la bibliothèque a pu rapidement s’enrichir. Le bibliothécaire laïc András Fogarasi est à l’origine des choix concernant le mobilier, tandis que, plus tard, la collection double à nouveau en importance sous la direction du bibliothécaire et historien jésuite István Katona. Parmi ces bibliothèques de prélats, il faut encore noter le cas particulier de la bibliothèque épiscopale de Pécs, devenue bibliothèque publique en 1764, sous l’épiscopat de György Klimó. Un bibliothécaire à plein temps y est nommé, en la personne de l’historien József Kollár28. La Bibliothèque épiscopale d’Eger est transformée en bibliothèque universitaire par Károly Esterházy, mais celui-ci ne réussit pas à obtenir l’autorisation de fonder une université proprement dite. Plusieurs chanoines et érudits laïcs y exercent comme bibliothécaires, dont le plus connu est József Büky – à la demande d’Esterházy29.
LES BIBLIOTHÈQUES PRIVÉES
Dans un premier temps, aux XVIe-XVIIe siècles, la richesse des collections privées de livres en Hongrie ne justifie pratiquement jamais de recourir à un bibliothécaire spécialisé. La seule bibliothèque de savant de quelque importance est celle de Hans Dernschwan à Besztercebánya, que son propriétaire catalogue lui-même : le catalogue de quelque deux mille titres est achevé en 1552, et donne des descriptions particulièrement détaillées. À côté des données bibliographiques générales (auteur, titre, lieu et année d’édition), Dernschwann précise aussi le sommaire des volumes dans le cas où il s’agissait de recueils. Il prêtait ses livres à ses amis aussi, et ces prêts étaient enregistrés30.
Les bibliothèques des différentes cours de l’aristocratie hongroise disposaient d’une personne assurant les acquisitions, le catalogue et le classement systématique des volumes, très généralement le prêtre, le pasteur ou parfois l’intendant de la cour31. Une des plus importantes entreprises de ce type a été réalisée en 1611 à la cour des Thurzó à Biccse : la bibliothèque a été équipée d’un mobilier nouveau et adapté, les livres ont reçu des reliures uniformes et on a dressé un catalogue par auteurs et par sujets. Le travail a été fait sous la direction de Samuel Hamel, secrétaire privé de György Thurzó, alors palatin de Hongrie32. La bibliothèque de György Rákóczi, prince de Transylvanie, à Sárospatak était entretenue par le pasteur calviniste István Tolnai Pap avec l’aide de l’intendant Tamás Debreceni. Nous conservons les catalogues des doubles concernant les livres à envoyer à la bibliothèque seigneuriale en Transylvanie33. La bibliothèque du général Miklós Zrínyi a été réorganisée en 1662 par le prêtre de la cour, Mark Forstall, lequel a mis en place un nouveau cadre de classement systématique et dressé à cette occasion un catalogue34. Les bibliothèques Nádasdy à Pottendorf et Esterházy à Fraknó étaient les plus importantes de l’aristocratie hongroise au XVIIe siècle, et ces deux familles employaient des bibliothécaires dont l’identité est malheureusement inconnue. Certaines sources indiquent cependant que ces bibliothécaires étaient issus du milieu savant de la cour, et que l’entretien de la bibliothèque n’était pas leur tâche unique35.
En définitive, l’activité de bibliothécaire considérée comme profession autonome ne s’établit réellement en Hongrie qu’au XVIIIe siècle, et ces places revenaient le plus souvent aux secrétaires privés, dont certains étaient en même temps des savants, ou encore à des nobles de plus petite extraction (les familiares) vivant à la cour de quelque grand personnage. Progressivement, à la fin du XVIIIe siècle, les intellectuels issus de la bourgeoisie se tournaient également parfois vers ce type de poste à occuper auprès d’une grande famille seigneuriale. Le fondateur de la collection centrale des Hongrois de Transylvanie, Sámuel Teleki (1739-1822), a posé les bases de sa bibliothèque lors de son long voyage d’étude en Europe occidentale. À l’occasion de celui-ci, il s’est systématiquement inquiété de se procurer des livres en visant à constituer un ensemble encyclopédique. De retour en Hongrie, Teleki fait construire une bibliothèque à Marosvásárhely entre 1799 et 1802, et est l’un des rares à avoir établi et publié un catalogue de sa bibliothèque à l’époque même (1796-1819, 4 vol.). Bien qu’il employât un bibliothécaire, en la personne de Márton Kelemen, Teleki surveillait personnellement la gestion de la bibliothèque et il conseillait même certains de ses parents pour leurs propres achats de livres. Enfin, de son vivant, il ouvre la bibliothèque de Marosvásárhely au public (1802) 36.
Ferenc Széchényi (1754-1820), fondateur de la bibliothèque nationale de Hongrie, fait lui aussi après ses études un voyage à travers l’Europe, visitant la Tchéquie, les principautés allemandes, les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Italie. À son retour, il crée les bibliothèques de Sopronhorpács et de son château de Nagycenk, employant comme bibliothécaires József Hajnóczy (1750-1795) et Mihály Tibolth (1765-1833). Comme on le sait, c’est en 1802 que Széchényi offre sa bibliothèque pour fonder la Bibliothèque nationale de Hongrie (Bibliotheca Regnicolaris). La publication du catalogue avait été entreprise dès 1799, et des volumes supplémentaires paraissent en 1803 et 180737. Le premier bibliothécaire à avoir effectivement reçu comme tel un salaire est Jakab Ferdinánd Müller, que nous avons déjà rencontré : Ferenc Széchényi le nomme à la tête de la bibliothèque et le charge, parallèlement à l’entretien de la collection de livres, de l’élaboration du projet d’un Musée national. Müller met au point son projet en 1808, et c’est sur la base de celui-ci que l’entretien du Musée et de la Bibliothèque nationale est confié à l’Assemblée nationale de Hongrie.
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1 Millénaire de l’histoire de Hongrie, sous la dir. de Péter Hanák, Budapest, Corvina, 1986 (László Makkai, pp. 51-63 : scission du pays en trois parties ; Kálmán Benda, pp. 64-88 : réunification de la Hongrie dans l’Empire des Habsbourg). Histoire de la Transylvanie, dir. Béla Köpeczi, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1992 (Gábor Barta, pp. 239-292 : première période de la principauté de Transylvanie 1526-1606 ; Katalin Péter, pp. 293-345 : l’âge d’or de la principauté de Transylvanie 1606-1660 ; Ágnes Várkonyi, pp. 346-394 : les dernières décennies de la principauté autonome 1660-1711). István Nemeskürty, Nous, les Hongrois, Histoire de Hongrie, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1994, surtout pp. 130-207. Béla Köpeczi, Histoire de l’histoire de la culture hongroise, Budapest, Corvina, 1994.
2 Une première université jésuite a été fondée à Kolozsvar en 1579, mais elle disparaît en 1603.
3 Martin Luthers Werke, éd. Joachim Karl Friedrich Knaake (et alii), Weimar (Weimarer Ausgabe), vol. 15, 1899, p. 48.
4 Pour le Brunswick : Die Evangelischen Kircherordnungen des XVI. Jahrhunderts, éd. Emil Sehling, vol. VI, 1re partie, Die Welfischen Lande, Die Fürstentümer Wolfenbüttel und Lüneburg mit den Städten Braunschweig und Lüneburg, Tübingen, 1955, p. 396. Pour la Poméranie : vol. IV, Das Herzogtum Preußen. Polen, Die ehemals polnischen Landesteile des Königreichs Preußen, Das Herzogtum Pommern, Leipzig, 1911 (reprint : 1970) p. 336 : « Van librien. Unde sind in den steden in parhen unde klöstern etlicke librien, dar denne etlicke gude bökere inne sind, welcke itzunder iemmerlick unde schmelick vörkamen unde vörbrackt werden, dat men dar över ock bevelen unde vörordenen wille, dat solcke wol to hope vorsammlet werden, unde in einer iewelicken stad eine gemeine liberie geholden werde, vör de parners, predikers, scholmesters und scholgesellen etc. » Pour l’interprétation de ces Kirchenordnung du point de vue de l’histoire des bibliothèques, voir : Otto Radlach, « Die Bibliotheken der evangelischen Kirche in ihrer rechtsgeschichtlichen Entwicklung », dans Zentralblatt für Bibliothekswesen, 12, 1895, pp. 153-173.
5 Sándor Ko˝szeghy, « XVI. századi könyvtáraink történetéhez » (Contribution pour l’histoire des bibliothèques en Hongrie au XVIe siècle), dans Magyar Könyvszemle (Revue hongroise d’histoire du livre), 1894, pp. 302-303. Adattár 18/2, p. 31.
6 Julius Gross, « Zur ältesten Geschichte der Kronstädter Gymnasialbibliothek », dans Archiv des Vereins für siebenbürgische Landeskunde, N.F. 21 (1887) pp. 591-708.
7 Adattár 15, pp. 115-187.
8 Adattár 13/3, pp. 13-16.
9 Adattár 14, pp. 12-13.
10 Remig Békefi, A Debreceni Ev. Ref. Fo˝iskola XVII. és XVIII. századi törvényei (Règlements des XVIIe et XVIIIe siècles du collège calviniste de Debrecen), Budapest, 1899, pp. 62-67. Csaba Fekete, « Debreceni diákkönyvtárosok 1700 elo˝tt » (Élèves bibliothécaires à Debrecen avant 1700), dans Könyv és Könyvtár (Livre et bibliothèque, vol. XVII, 1994, pp. 95-107 (A Debreceni Kossuth Lajos Tudományegyetem Könyvtárának közleményei [Bulletins scientifique de la Bibliothèque de l’Université Lajos Kossuth à Debrecen], vol. 171.)
11 Kolozsvár, Adattár 16/2, p. 50.
12 Nagybánya, Adattár 14. pp. 378-379.
13 Csaba Fekete, « Jánki Péter munkássága a kollégiumi könyvtárban » (Activités de Péter Jánki dans la bibliothèque collégiale), dans A Déri Múzeum Évkönyve (Bulletin du Musée Déri), 1991, Debrecen, 1993, pp. 309-331.
14 József Barcza, « Magyar könyvtárosok és bibliográfusok [Bibliothécaires et bibliographes en Hongrie] : Szombathi János (1739-1823) », dans Könyvtáros, 1963. pp. 32-44.
15 Adattár 18/2, pp. 478-536.
16 Disputatio de bibliothecis, quam permittente inclyta Philosophica Facultate in Academia Lipsiensi (…) anno MDCLXXVIII. publice proponit M. Johannes Georgius Zihn Sula-Francus, Respondente Adamo Gruber Sempronio-Pannonio, Lipsiae [Leipzig], Johann Georg, 1678 (RMK III 2918).
17 De Bibliothecis syntagma : nombreuses éditions successives (dont Opera omnia, vol. III., Antverpiae, Pff. Plantiniana, 1637, pp. 625-636.
18 De Bibliothecis atque archivis virorum clarissimorum opus aversa monstrat pagina, libelli et commentationes, Helmstedt, Henning Müller, 1666.
19 De Bibliothecis liber singularis, Zutphaniae, Henricus Beerr, 1669. Seconde édition, Utrecht, Johann Ribb, 1680.
20 De bibliothecis deperditis ac noviter instructis, dans : De bibliothecis atque archivis virorum clarissimorum, quos aversa monstrat pagina, libelli et commentationes, cum praefatione de scriptis et bibliothecis antediluvianis, Helmestadii, Henning Müller, 1666. Éd. sépar., ibid., Wolfgang Hamm, 1702.
21 Constitutiones Religionis S. Pauli primi Eremitae a Sanctissimo Domino Nostro Papae Urbano VIII approbatae et corfirmatae, Romae, 1644, pp. 131-132 : De officio bibliothecarii (chap. 24).
22 Éva Knapp, « A Máriavölgyi pálos kolostor a 18. Században » (L’ordre pauliste de Máriavölgy au XVIIIe siècle), dans Magyar Könyvszemle (Revue hongroise des livres), 1992. pp. 194-195
23 András Tóth, Miklós Vértey, A Budapesti Egyetemi Könyvtár története, – Historia Bibliothecae Universitatis Budapestinensis, 1561-1944, Budapest, 1982, pp. 26-39. András Tóth, « Geschichte der Universitätsbibliothek Budapest (1561-1918) », dans Bibliothek und Wissenschaft, 1969, pp. 197- 242.
24 László Zsámboki, Die Schemnitzer Gedenkbibliothek von Miskolc, Ungarn, Miskolc, 1978 (Publikationen der Zentralbibliothek der Technischen Universität für Schwerindustrie, 18).
25 Margit Szarvasi, Magánkönyvtárak a XVIII. században (Bibliothèques privées au XVIIIe siècle en Hongrie), Budapest, 1939. András Tóth, « Ungarische Bibliotheksgeschichte vom Frieden von Szatmár (1711) bis zum österreich-ungarischen Ausgleich (1867) », dans Gutenberg Jahrbuch, 61, 1986, pp. 361-376.
26 István Boros, Die Bibliothek des Münsters von Kalocsa, Budapest, Balassi Kiadó, 1994.
27 László Szelestei Nagy, Bél Mátyás kéziratos hagyatékának katalógusa (Catalogue du fonds de manuscrits de Mátyás Bél), Budapest, MTAK, 1984. Margit Beke, Az Esztergomi Fo˝székesegyházi Könyvtár Batthyány-gyu˝jteményének katalógusa (Catalogue de la collection Batthyány de la Bibliothèque d’Esztergom), Budapest, OSZK, 1991.
28 A Könyvés könyvtárkultúra ezer éve Baranyában (Le livre et la culture livresque dans le comitat de Baranya), éd. Miklós Boda, Katalin Kalányos, Miklós Surján, Tibor Tüskés, Pécs, 2000. pp. 77-133.
29 Lajos Antalóczi, The Archdiocesan Library of Eger, Eger, 1992.
30 Adattár 12.
31 Cour Nádasdy, à Sárvár, régisseur György Perneszith (Documentation 13) ; Cour Batthyány, à Németújvár, pasteur, István Beythe (KKK VIII).
32 Mária Ludányi, « Könyvtárrendezés Thurzó György udvarában 1611-ben » (Réorganisation de la bibliothèque de György Thurzó en 1611), dans Collectanea Tiburtiana, éd. Géza Galavics, János Herner, Bálint Keseru˝, Szeged, 1990, pp. 271-277.
33 István Monok, A Rákóczi-család könyvtárai – Bibliotheken der Familie-Rákóczi 1588-1660, Szeged, 1996 (A Kárpát-medence koraújkori könyvtárai, Bibliotheken im Karpathenkechen der frühen Neuzeit, vol. 1.) pp. 3-29.
34 A Bibliotheca Zriniana története és állománya – History and Stock of the Bibliotheca Zriniana, éd. Gábor Hausner, Tibor Klaniczay, Sándor Iván Kovács, Géza Orlovszky, Budapest, 1992.
35 Edit Madas, István Monok, A Könyvkultúra Magyarországon a kezdetekto˝l 1800-ig (La culture livresque en Hongrie avant 1800), Budapest, Balassi Kiadó, 2003, pp. 139-149.
36 Anikó Deé Nagy, A Könyvtáralapító Teleki Sámuel (Sámuel Teleki, fondateur de bibliothèques), Kolozsvár, EME, 1997.
37 Jenő Berlász, Az Országos Széchényi Könyvtár története, 1802-1867 (Histoire de la Bibliothèque Nationale Széchényi, 1802-1867), Budapest, OSZK, 1981.