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L’Almanaque Abril (Almanach Avril), 1974-2004 : histoire d’un best-seller brésilien

Mateus H. F. PEREIRA

Université d’État du Minas Gerais (UEMG/FUNEDI – Divinópolis – MG – Brésil)

Nda. Cette recherche fait partie de mon doctorat en Histoire en cours à l’Universidade Federal de Minas Gerais (UFMG-Brésil). Je remercie les professeurs Eliana Dutra, Jean-Yves Mollier, Jean Hébrard, Diana Copper-Richert, Veronique Sarrazin, H.-J. Lüsebrink, Mariza Guerra, Jean-François Botrel, Frédéric Barbier, Roger Chartier et Anne-Marie Chartier et pour les conseils et contributions. Je remercie pour leur l’aide financière la CAPES et le CNPq

L’Almanaque Abril peut être considéré comme l’un des plus grands succès du marché éditorial brésilien, puisque 100 000 exemplaires du titre sont vendus chaque année depuis 1974. La publication se présente, depuis sa création, comme « une encyclopédie en un seul volume ». La typographie aérée et le format à la fois volumineux et portatif (chaque volume compte presque 800 pages) visent à assurer le lecteur qu’il trouvera dans l’Almanaque une masse d’informations utiles. Compte tenu de la rapidité du monde moderne, ces informations sont transmises par blocs réduits correspondant chacun aux besoins du lecteur lequel est, dans la conception des éditeurs, (presque) toujours pressé. Ce lecteur supposé souhaite disposer d’un grand nombre d’informations synthétiques et actualisées le plus rapidement possible : d’où la nécessité d’une certaine standardisation, sous la forme de fast news comparables aux fast food1. Enfin, étant donnée la dimension encyclopédique de l’Almanaque, il n’est pas, selon son protocole d’édition, destiné à une lecture suivie mais à la consultation. Ainsi, la caractéristique principale de l’Almanaque est d’être conçu pour des usages différenciés.

Fondée en 1951, la maison d’édition Avril (Editora Abril) était au milieu des années 1970 la plus importante d’Amérique latine, possédant environ quatre-vingts périodiques sur le marché brésilien. Ainsi, peu après sa parution en 1974, l’Almanaque devient un important bien symbolique de la maison2. La première question que nous chercherons à étudier sera de savoir quelles sont les raisons qui ont amené l’une des maisons d’édition possédant le plus fort capital symbolique au Brésil à publier un genre textuel (ou éditorial) « tombé en désuétude » ? Trois facteurs expliquent ce fait. Un premier aspect à considérer se rapporte à l’histoire des almanachs au Brésil : bien qu’un almanach comme Abril soit pratiquement une innovation, le genre connaissait encore une grande popularité dans tout le pays et plusieurs types d’almanachs y furent diffusés aux XIXe et XXe siècles3. Le deuxième point concerne la dynamique de la maison d’édition elle-même : essayons de mieux comprendre la place de l’Almanaque à l’intérieur des stratégies politiques, culturelles et commerciales des éditions Abril. Dans la décennie 1970, Abril envisageait d’occuper tous les domaines du marché brésilien4, et c’est dans ce contexte que l’Almanaque Abril est créé, pour suppléer aux lacunes des ouvrages de référence annuels proposant, sous une forme simplifiée et très didactique, des informations diverses sur le monde et sur le Brésil. De plus, Abril disposait d’un service de documentation, fondé en 1968, à l’occasion du lancement du premier magazine hebdomadaire d’informations brésilien (et actuellement le troisième plus vendu au monde), Veja. L’Almanaque a été conçu pour réunir tous les travaux de ce centre et leur ouvrir une nouvelle ressource financière. L’utilisation des structures de diffusion et la distribution dans les kiosques, la meilleure du pays, constituent aussi des éléments fondamentaux pour comprendre la longévité et la pénétration de l’Almanaque. Sa naissance s’insère au total dans une stratégie éditoriale d’occupation du marché brésilien, et d’adaptation des ouvrages internationaux pour ce marché par la maison Abril.

Enfin, l’Almanaque est créé alors que le commerce des marchandises symboliques se consolide au Brésil. Ce phénomène s’explique par des facteurs très généraux, comme l’essor des « classes moyennes » en raison de l’urbanisation et de l’industrialisation dans les années 1950, et il s’intensifie après la dictature militaire (1964-1985). Le public diversifié qui se forme à ce moment-là sera celui du « lecteur-modèle » de l’almanach brésilien et de toutes les publications de la maison Abril.

L’ALMANAQUE ABRIL EST-IL UN ALMANACH ?

Le premier numéro de l’Almanaque Abril consistait en une adaptation, une traduction et une mise à jour de l’almanach américain de l’agence de presse Associated Press (Official Associated Press Almanac). La structure du contenu était la même, privilégiant quatre thèmes : la rétrospective de l’année, mettant en évidence les événements politiques principaux ; le Brésil et son histoire, sa géographie physique et humaine, sa politique et son économie ; des informations statistiques, politiques, économiques, géographiques et historiques sur tous les pays du monde, avec cartographie ; enfin, les « connaissances générales », l’accent étant mis sur les arts, les religions, les biographies, les communications, les sports, les sciences et les technologies. Chacun de ces thèmes forme une rubrique de l’Almanaque Abril. Il s’agit donc d’un « ouvrage de référence », autrement dit d’un livre d’utilisation ponctuelle et fréquente, à la manière d’un dictionnaire, d’une encyclopédie ou encore d’un annuaire statistique. Pour faciliter la localisation des informations, dictionnaires et encyclopédies s’organisent selon un ordre alphabétique. L’Almanaque Abril – comme d’autres ouvrages similaires5 – privilégie un ordre thématique, qui renvoie le lecteur aux contenus proches, afin d’éviter l’éparpillement.

Des livres comme les almanachs d’actualité, présents dans la plupart des pays du monde à la fin du XXe siècle, sont les héritiers d’une longue tradition. Ils matérialisent l’« actualisation » d’une partie de l’ancienne littérature des almanachs urbains encyclopédiques, qui n’avait elle-même plus beaucoup de rapports avec le traditionnel calendrier6. Nous pensons que le genre a été réinventé par les ouvrages de référence annuels de caractère général, si bien que le mot « almanach » désigne aujourd’hui des publications de référence dans des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne, le Mexique, la Colombie et les États-Unis. Les almanachs sont une source permettant de répondre à des questions générales, et les textes y sont plus courts que dans une encyclopédie.

L’Almanaque Abril et d’autres publications de ce type sont avant tout des ouvrages de « référence des miscellanées », parce qu’ils réunissent un peu de tout7 : à la fois un « livre de l’année », c’est-à-dire un livre qui actualise les informations et fait un compte rendu des événements les « plus importants » 8 ; un « manuel » contenant des éléments de vulgarisation scientifique et d’utilisation didactique ; un « annuaire statistique » et un « atlas » ; un « répertoire biographique » et, in fine, une « encyclopédie » envisageant de rendre compte de « toutes les connaissances » dans un nombre limité de pages. L’almanach brésilien et les autres titres analogues présentent tous ces ingrédients, ils se positionnent à un carrefour des genres, montrant une plasticité, une grande hybridité et un véritable métissage – c’est surtout le cas de l’Almanaque Abril, dont la forme a beaucoup changé. Cette plasticité se retrouve aussi dans les pratiques de lecture auxquelles ce type d’ouvrages sert de support9.

LE POUVOIR DES ÉTIQUETTES : LE TERME D’« ALMANACH »

Le premier éditeur de l’Almanaque raconte qu’avant la publication de celui-ci, le DEDOC (Département de documentation de la maison Abril) publiait le Guinness Book, une première tentative pour rentabiliser les investissements documentaires10. Pour une des journalistes qui a travaillé pour le premier numéro et a été éditrice de l’almanach de 1979 à 1989,

on s’est rendu compte [en 1973] qu’à l’intérieur du DEDOC se trouvait une quantité non négligeable d’informations qui n’étaient pas utilisées par les publications Abril11.

Par contre, l’idée du lancement de la publication vient de Roberto Civita, le fils de l’un des fondateurs de la maison. C’est lui qui a importé des modèles internationaux pour le marché brésilien, tels que Time, Playboy, Cosmopolitan, Elle, Muy Interessant, et d’autres. Dans la décennie 1950-1960, Abril a aussi édité les revues de Disney au Brésil, et traduit plusieurs collections italiennes. De plus, l’Official Associated Press Almanac souhaitant, selon le premier éditeur, entretenir de bons rapports commerciaux avec Abril, l’acquisition des droits fut facile et peu onéreuse. Aussi l’almanach brésilien conserve-t-il une tradition ancienne, présente dans l’almanach américain. Comme aux États-Unis, le titre reçoit le nom de la maison éditoriale qui le publie : Almanaque Abril.

Un journaliste qui a travaillé pour vingt éditions successives de l’Almanaque Abril, Lauro M. Coelho, indique qu’il était contre l’utilisation du terme d’almanach, par suite du préjugé concernant ce type de littérature au Brésil. Il pensait que le concept de l’Almanaque Abril ne serait pas bien compris par les lecteurs. Selon lui :

On a compris qu’il était nécessaire d’avoir une publication qui serait une espèce de synthèse du travail du DEDOC (…). C’est là qu’est apparue l’idée de faire un almanach. Non un almanach de variétés, un type d’almanach « de pharmacie ». Mais un travail sérieux, un livre de référence même, avec des informations non seulement sur des choses permanentes, mais sur l’actualité. L’idée initiale (…) a été de s’adapter et de traduire un almanach américain (…). [Il y] avait déjà (principalement aux E.U.A) une tradition du livre de référence appelée almanach. J’ai été contre cette idée (du terme almanach). Pour le lecteur brésilien, l’almanach est lié à l’idée d’almanach de pharmacie. Tout au long de notre histoire, nous avons reçu beaucoup de lettres de lecteurs qui demandaient des mots croisés, des charades et des plaisanteries. (…). Souvent dans l’esprit du lecteur, l’almanach n’est pas très sérieux. Plusieurs fois j’ai entendu des journalistes dire : « Je ne vais pas chercher dans un almanach ! » 12

Pour Coelho, le terme d’almanach choisi pour la nouvelle publication fait référence à une tradition qui n’était pas celle du Brésil. De même, pour le responsable éditorial, le terme est-il directement importé des États-Unis13 : les États-Unis ont des publications annuelles de référence, très sérieuses, connues et qu’ils vendent en nombre. Dans ce marché, la tradition de l’almanach n’a rien à voir avec celle du Brésil. C’est donc l’un des plus grands problèmes posés à l’Almanaque Abril que de s’imposer comme une publication sérieuse, malgré son titre14. Beaucoup de recherches ont montré que les lecteurs brésiliens ne considéraient pas comme une source de référence digne de confiance une publication appelée almanach (comme l’Almanach du Biotônico Fontoura et le Capivarol). La rédaction d’Abril décide donc d’adopter le sous-titre d’« encyclopédie en un seul volume », parce que le volume remplissait vraiment cette fonction pour beaucoup de gens n’ayant pas l’usage d’une encyclopédie traditionnelle. L’Almanaque apportait l’essentiel d’une encyclopédie, constituant un résumé efficace des informations sur le Brésil et sur le monde. Dans un pays comme le Brésil, où les informations sont encore dispersées et désarticulées, celui qui se consacre à rassembler de bonnes sources et à les éditer, dans quelque domaine que ce soit, a de bonnes chances d’être bien reçu sur le marché, parce qu’« il y a beaucoup de gens qui ont besoin d’informations de bonne qualité ».

Almanach » était ainsi le terme idéal pour englober dans un même ouvrage des sujets de style journalistique, des sujets de culture générale et des variétés. Si le terme « culture d’almanach » a un caractère péjoratif, le produit démontrera son propre sérieux. L’expression de « culture d’almanach » est une forme de démarcation des territoires instituée par les lettrés et isolant le savant du populaire. On a pu montrer que, au contraire, les almanachs pharmaceutiques eux-mêmes ont joué un important rôle culturel au Brésil, principalement s’agissant d’histoire de la lecture : l’appellation de « culture d’almanach » doit être réévaluée, parce qu’elle est trop dévalorisante15.

PREMIÈRE PÉRIODE (1975-1985)

Si l’on considère la structure matérielle de la publication, il est possible de distinguer un « premier moment », de 1975 à 1985. La première édition de l’Almanaque consiste dans une traduction de quelque 60 % de l’Official Associated Press Almanac16. L’édition brésilienne élaborée par le DEDOC se subdivise en vingt-neuf chapitres et utilise comme support le papier journal, évidemment moins onéreux. Les protocoles d’édition indiquent que, puisque le public blanc, qui correspond au lectorat visé, est supposé avoir un minimum de compétences intellectuelles, peu d’éléments attrayants seront intégrés à l’almanach pour en faciliter la lecture. La couverture, par exemple, se contenterait d’une image du globe terrestre, donnant une idée de l’universalité du contenu : un choix qui alternera, tout au long de l’histoire de l’Almanaque, avec celui des photos d’actualité. Le texte en sous-titre indique : « Petite encyclopédie indispensable à la maison, au bureau, à l’école et pour les concours d’étudiants ». On y souligne aussi que le volume présente un million de données, avec 16 pages de cartes en couleurs. La quatrième de couverture développe l’idée selon laquelle l’Almanaque correspond au contenu de « 100 encyclopédies rassemblées en un seul livre », et la campagne publicitaire de la première édition le qualifie de « sachanttout ». Bien que les textes d’accompagnement suscitent l’idée d’utilisations différenciées, la publicité affirme que le titre favorise le processus de mobilité ascendante et l’accomplissement individuel :

C’est malin. Il a un million d’informations actualisées à portée de main. L’Almanaque Abril sait tout. Avec lui à tes côtés, tu prends un énorme avantage sur les autres (…). Ne demande pas. Consulte l’Almanaque Abril…17

La structure de base dans les vingt-huit éditions successives n’a pas varié, la plus grande différence consistant dans l’abandon progressif des questions concernant la physique, la chimie, l’astronomie et les mathématiques. L’information est regroupée en quatre grandes thématiques : 1) Rétrospective de l’année écoulée ; 2) Brésil ; 3) Le monde ; 4) Connaissances générales. Cependant, dans un premier temps, la répartition est sans doute trop éclatée : la rétrospective de l’année écoulée se trouvait intégrée aux deux chapitres « Chronologie 1973- 1974 » et « Obituaire ». Pour s’informer sur le Brésil, il fallait se reporter aux chapitres : « Histoire et Gouvernement », « Géographie », « Population », « Criminalité », « Budget », « États et territoires », « Villes », « Éducation », « Santé publique et médecine », « Transports et tourisme », « Armée » et « Économie et travail ». Le principal chapitre est consacré aux « Nations du monde » (141 pages).

Le volume mesure 15 cm sur 23,5 cm. La comparaison entre l’Official Associated Press Almanac et l’Almanaque Abril montre que les protocoles d’édition (les graphiques, la typographie, la cartographie, etc.) sont identiques d’un ouvrage à l’autre, et que, si les chapitres ne suivent pas le même ordre, leur contenu reste le même. Une différence importante réside toutefois dans le fait que l’ouvrage américain, au contraire du brésilien, utilise des photos en noir et blanc. La première tentative de rupture avec le modèle initial survient en 1979, avec la division en sections en place des chapitres. Dès lors, d’innombrables changements se voient introduits dans la forme matérielle, alors que le contenu subit peu de modifications – avec cependant la montée en puissance de la rubrique « Curiosités ». En 1983, la seconde de couverture précise :

L’Almanach Avril est une œuvre de référence qui n’a pas son semblable à l’intérieur de notre tradition informative. Il aborde tous les secteurs de la connaissance humaine, non seulement en montrant son accumulation à travers le temps et dans ses dernières conquêtes, mais aussi en établissant une relation de cause à effet entre le vêtement politique de l’actualité et l’histoire du peuple à laquelle il se rapporte.

Au sein de tous les types d’annuaires de référence, produits en général par des journalistes, nous retrouvons la conception traditionnelle d’une histoire presque « positiviste », fondée sur les dates, les événements politiques, le rôle des personnages célèbres et la chronologie linéaire. Pour le journaliste ou le rédacteur, écrire l’histoire consiste d’abord à établir une chronologie. Pourtant, du point de vue du marché éditorial, la publication, qui se « brésilianise » progressivement, conquiert un public et un espace. Une aspiration tend à apparaître, pour trouver une formule éditoriale plus originale, qui permettait au lecteur brésilien de repérer, en un minimum de temps, les informations dont il a besoin quotidiennement.

SECONDE PÉRIODE (1985-1995)

C’est à partir de l’édition de 1985 que la maison adopte la formule : « une encyclopédie en un seul volume » sur la couverture de l’Almanaque. L’utilisation d’images à l’intérieur de la publication et les préoccupations didactiques gagnent du terrain. Dans l’édition 1987, la directrice de rédaction, affirme :

Il y a treize ans, la maison d’édition Avril lançait l’Almanach Avril comme une œuvre de référence inédite au Brésil. C’est la première publication sérieuse du genre à réunir, de manière synthétique et organisée, des milliers d’informations sur le Brésil et le monde. L’Almanach a gagné un grand prestige et efficacité dans les informations et s’est transformé en une banque de données efficace, de consultation facile et toujours actualisée. Chaque nouvelle édition (…) résulte d’un impressionnant travail de recherche, réalisé annuellement, qui se base sur l’analyse quotidienne de tous les journaux et des revues les plus importants du Brésil et de l’extérieur – principalement d’Europe et des États-Unis –, sur la consultation des banques de données les plus modernisées du monde et sur les travaux de spécialistes de tous les secteurs. « Cherche dans l’Almanach Avril » est déjà devenu une réponse classique aux doutes de milliers de lecteurs qui se sont habitués à avoir l’Almanach toujours sous la main…

La capacité de synthèse est ce qui ressort en premier lieu, ainsi que le sérieux de la publication et la rapidité de sa consultation. La directrice souligne que la lecture de publications européennes et américaines par les journalistes est une pratique habituelle de la rédaction, ce qui renforce la crédibilité de l’entreprise. Cette image de confiance que l’ouvrage aurait acquise (comme le suggère la référence à l’expression « cherche dans l’Almanaque Abril ») est confirmée par plusieurs lettres et entrevues avec des lecteurs. Dans la préface de l’édition de 1988, la directrice réaffirme que les lecteurs cibles de l’almanach sont tous les Brésiliens âgés « de 8 à 80 ans » : le titre s’adresse autant aux étudiants de tous les degrés qu’aux professions libérales, enseignants, parents, curieux de tous âges et de toutes professions,

c’est-à-dire des gens comme toi, qui ont besoin d’être toujours bien informés. Tel est notre univers de lecteurs, aussi nombreux et variés que l’Almanach Avril lui-même.

L’édition de 1989, pour le quinzième anniversaire de l’Almanaque, divise à nouveau celui-ci en trois grandes sections, « Le Brésil en données », « Le Brésil et le monde » (culture générale) et un « Guide mondial ». La partie relative à la rétrospective « Le Brésil et le monde » comporte quelques photos en noir et blanc. À partir de cette édition interviennent pourtant des changements plus radicaux, avec pour objectif d’aider le lecteur à s’orienter plus facilement. Les textes sont pour partie reformulés, et la quantité d’informations triplée. Une section intitulée « Comment utiliser l’almanach » est également créée : en d’autres termes, on prétend « imposer l’orthodoxie du texte » 18. Dès l’année suivante, les changement s’accentuent : cartes de tous les continents et de 169 pays, nouveaux textes, effort considérable en ce qui concerne les photos et l’illustration. Pourtant, l’Almanaque se réclame d’abord de la tradition :

Mais, en y pensant bien, malgré les nouveautés, l’Almanaque Abril est encore celui qu’il a toujours été, [il est] la publication la plus moderne et la mieux informée du Brésil, sur tous les sujets – après tout, c’est avec cette formule qu’au long des seize dernières années, nous avons atteint le seuil des 2 millions d’exemplaires vendus…

La remarque souligne les finalités premières de l’almanach, la précision et le fait d’être à jour, et ces mêmes éléments sont repris sur les couvertures et dans les préfaces, par opposition notamment au caractère non synthétique et vite périmé de l’information fournie par les encyclopédies traditionnelles. Un dernier avantage de l’Almanaque réside, enfin, dans son caractère de bon marché.

À partir de l’édition de 1991, l’almanach couvre les événements du 1er janvier au 31 décembre, et non plus du 1er septembre au 31 août. Selon la nouvelle directrice de rédaction s’exprimant dans la « Lettre au lecteur », ce changement tient compte d’un désir exprimé par le public : faire coïncider le début de la couverture des événements avec le début de l’année scolaire. La même intention fut mise en lumière par la distribution, la même année, d’un manuel intitulé Recherches scolaires. Les intentions de la nouvelle direction semblent claires : rendre le périodique de plus en plus didactique et ainsi atteindre le public de l’enseignement secondaire. On sent partout une préoccupation grandissante pour faciliter la consultation et la rendre plus pratique.

C’est à partir de l’édition de 1991 que la publication devient plus journalistique – entendons que les informations sur l’actualité sont privilégiées et que le texte est réduit. La préface de 1992 donne une indication précieuse sur les effectifs travaillant à la publication :

Pour produire ces 786 pages avec la rigueur journalistique nécessaire à une œuvre de référence de caractère encyclopédique et à un annuaire, nous avons mobilisé, au cours des derniers douze mois, outre l’équipe fixe, plus de 120 consultants et collaborateurs…

Selon l’« historique éditorial », à partir de l’édition de 1992

commence une phase de perfectionnement de la formule éditoriale, qui suppose 100 % de mise à jour – les chapitres identiques doivent être réécrits annuellement, dans un style journalistique factuel et non encyclopédique…19

Il apparaît que les sujets concernant la culture générale et l’histoire seraient laissés de côté, ce qui contribuerait à rendre l’almanach plus lisible :

Avec le nouveau projet graphique, le corps des lettres est augmenté sans perte de contenu : 80 % de l’ouvrage a été réécrit dans une langue plus objective et plus précise.

C’est dire qu’un calcul graphique est à la base de la présentation. L’augmentation des signes combine moindre coût proportionnel, plus grande clarté et facilité de lecture. L’édition 1994 a été préparée en faisant appel aux ressources figurant sur Internet et, en mai 1994, on lance le premier CD-Rom de l’Almanaque Abril, première encyclopédie brésilienne multimédia totalement rédigée en portugais. Progressivement, la publication se présente donc sous deux formes : une version imprimée, pour laquelle on raccourcit les textes, et une version électronique augmentée. Bien que les textes longs ne soient généralement pas lus sur écran, ils contiennent certaines informations que la version imprimée traite en résumé ou ne mentionne tout simplement pas. Un article du CD-Rom souligne les avantages de l’Almanach Avril sur ce nouveau support, et notamment le fait que le contenu informatif est considérablement amélioré, avec vidéos, son et images. Si l’on suit l’argumentation de la maison, la version en CD, meilleur marché, contient 25 % d’informations supplémentaires par rapport à l’imprimé, et offre en outre la possibilité de croiser ces dernières pour obtenir de nouvelles données20. Pour l’édition 1995, les textes imprimés se réduisent à nouveau, pour être mieux travaillés dans leur version électronique21.

Le « second moment » (1985-1995) se caractérise ainsi par plusieurs expérimentations en ce qui concerne la structure matérielle, les couvertures et la présentation des contenus, sans toutefois abandonner la vocation encyclopédique de l’œuvre. Après tout, son sous-titre demeure « une encyclopédie en un seul volume ».

TROISIÈME PÉRIODE (1996-2004)

Au cours du « troisième moment » deux changements importants se produisent dans l’Almanaque Avril. D’abord l’essentiel : le périodique change de public cible. Si, jusqu’au début de la période, la publication prétendait atteindre un public large, celui-ci était surtout constitué par les jeunes. Cette tendance se retournera partiellement à partir de 1999. De nouvelles améliorations sont apportées à la qualité du papier, à la visualisation des textes et à l’utilisation des images. Sur le plan du contenu, les pages autour du « Calendrier » gagnent d’abord de l’espace, avec quelques changements, grâce à la pression des lecteurs qui associent le mot « almanach » à celui de calendrier. Cette section comporte dates commémoratives, grands événements, fêtes religieuses catholiques, juives et islamiques, phases de la lune et signes du zodiac. Mais, bientôt, le « calendrier » recule à nouveau : c’est que la popularisation de la télévision, du CD et d’Internet, parmi d’autres technologies nouvelles, influence directement et de plus en plus l’orientation prise par l’Almanaque. D’une manière générale, dans les années 1990, les médias imprimés, dont l’Almanaque, connaissent une amélioration générale de la présentation esthétique et visuelle, des innovations graphiques se mettent en place et on utilise, parfois même avec exagération, couleurs et illustrations. La préface de l’Almanaque insiste sur les nouveautés de 1996 :

Avec plus de pages, une meilleure qualité de papier et une impression en couleurs, l’almanach comporte plus de 600 illustrations, cartes et drapeaux. Il réorganise par ordre alphabétique les informations sur le Brésil et le monde.

Trois changements majeurs interviennent dans ce court laps de temps. Du côté de la structure matérielle, c’est l’abandon du papier journal. Laissant de côté la photo, l’Almanaque mise désormais sur l’amélioration des illustrations et des cartes, avec un gros effort en ce qui concerne la qualité et notamment la couleur. Ensuite, c’est la fin, temporaire, de l’ordre thématique de présentation du contenu22 : l’édition de 1996, comme celles de 1997 et de 1998, suit l’ordre alphabétique, avec des symboles, icônes et lettres de couleur, au point de donner l’impression que la publication imprimée est faite en vue de la version électronique. Mais, dès 1999, c’est le retour au noir et blanc, « avec un papier plus modeste et un contenu (…) en 14 sections thématiques » 23 identifiables par des marqueurs latéraux. La répartition antérieure à 1996 est rétablie, tandis que l’Almanaque

expérimente (…) les premières étapes de l’Internet avec un site qui propose le résumé des faits les plus importants de chaque mois (…). Après tout, à quoi servent 1 million d’informations si elles ne sont pas organisées de manière à être toujours à portée de main si besoin est ?

On abandonne l’idée de lier exclusivement l’ouvrage à l’usage scolaire au moment où l’école se tourne vers Internet24. Pour s’adapter à cette nouvelle réalité, l’Almanaque se bornera à être un outil capable de systématiser les connaissances modernes telles qu’elles sont diffusées par les divers moyens de communication. Les représentations et protocoles assurent au lecteur que la publication contient les éléments essentiels pour la compréhension du temps présent. Le rôle que l’ouvrage entend jouer aux côtés d’Internet est celui d’organisateur ou de « systématisateur » des événements d’une société dans laquelle la quantité d’informations et de connaissances devient chaotique25. L’édition 2000 accentue les changements intenses qui marquent l’histoire de l’Almanaque : la publication est divisée en deux volumes, « Brésil » et « Monde ».

Le résultat de ce dédoublement présente plusieurs avantages. L’un d’eux est de te permettre de disposer de deux sources de recherche, modernisées, complémentaires et portatives.

La division implique, selon la description éditoriale, une refonte des contenus, les sujets internationaux occupant un plus grand nombre de pages. La quantité d’illustrations augmente, consolidant la tendance perceptible depuis l’édition 1990 et renforcée à partir de 1996. La partie intitulée « Comment utiliser l’almanach » précise que les illustrations, graphiques, tableaux et cartes enrichissent les informations contenues dans les textes. Le « troisième moment » (1996-2004) est ainsi celui au cours duquel le modèle encyclopédique est progressivement abandonné. Des transformations substantielles dans la structure matérielle de l’Almanaque sont entérinées, avec l’introduction de la couleur et l’amélioration de la qualité du papier. À partir de 2000, on diminue le volume de l’ouvrage en le divisant par deux. En définitive, cette politique aboutit à augmenter le corps typographique et à diminuer la masse de textes.

LES ADAPTATIONS ÉDITORIALES

Une des journalistes qui a participé aux premières éditions estime que traduire littéralement une œuvre comme l’almanach américain pour la réalité brésilienne peut donner des résultats catastrophiques26. Ainsi, l’Almanaque Abril a-t-il été progressivement adapté au public brésilien, surtout en fonction des ressources du DEDOC. Une autre collaboratrice confirme qu’après les premières éditions,

nous avons commencé à faire un travail de nationalisation du produit. Tout le monde était d’accord : si nous voulions utiliser les sources du DEDOC, il n’était pas nécessaire d’élaborer un autre almanach. Nous avons commencé à relever beaucoup d’erreurs.

Les conditions de travail, de diffusion et de commercialisation n’étaient pas très bonnes, l’almanach utilisant la structure du DEDOC mais ne s’intégrant en rien au travail quotidien de ce service. Sortir du DEDOC a donc été très important pour la consolidation du produit : à partir de 1983, la publication est dotée d’une meilleure infrastructure, avec un directeur et un service de rédaction. Mais, pour le directeur, l’Almanaque reste une entreprise difficile et complexe :

L’Almanaque Abril a toujours été quelque chose de secondaire pour la maison (…). Premièrement parce qu’il rapporte peu d’argent. Ensuite parce que personne, à la direction, ne comprend comment [il] fonctionne (…). Les journalistes n’aiment pas travailler pour une publication de référence (…). Donc l’almanach n’a disposé que de faibles investissements. Nous avons toujours voulu faire une grande campagne pour diffuser la publication, car nous pensions qu’il y avait beaucoup de lecteurs potentiels d’almanachs qui ne la connaissaient pas (…). Les variations d’orientation dans la conduite de l’almanach sont le fruit de ces tentatives de se situer afin d’en vendre plus. Peu ont réussi…27

Un autre journaliste de cette période souligne que la sortie du DEDOC reflète une tendance à la professionnalisation autour de 198028, alors que jusque-là l’Almanaque Abril était restée d’un niveau très amateur. Le fait d’aborder un secteur plus dynamique et plus commercial a suscité une plus grande pression, et l’ouvrage commence donc à être conçu comme un véritable projet commercial – même si la part de l’« intuition » reste très importante. Une des dernières éditrices insiste aussi sur la pression mise sur l’almanach29 :

la publication en profitera parce qu’Abril possède une structure de production lourde : graphique, personnel, espaces de travail, etc.

En ce sens, dans la logique de l’industrie culturelle, il devient nécessaire que la maison d’édition ait des produits qui se vendent en grande quantité et donnent des profits substantiels. Toujours pour le même témoin, les changements se font principalement après 1996 et rendent l’almanach de plus en plus journalistique, c’est-à-dire ciblé en direction de l’actualité. Il s’écarte alors de la tradition encyclopédique pour se rapprocher du modèle du « livre de l’année » :

Aujourd’hui, [l’almanach] se concentre sur l’actualité, (…). Et cette transformation a été incorporée par les lecteurs. Aujourd’hui ils disent toujours que quand ils lisent l’almanach ils sont « actualisés » (informés). Mais quelques lecteurs se plaignent encore…

Malgré tout, l’Almanaque Abril se différencie des publications analogues existant de par le monde par suite de la fragilité du lectorat et du marché brésiliens : si la publication doit évoluer, sa force réside dans la réunion d’informations, et non dans des changements brusques qui déroutent les lecteurs. Du coup, les transformations viennent aussi de l’image que les éditeurs ont du lecteur, en particulier du lecteur brésilien. Un des journalistes de l’équipe initiale résume cette conception :

Il y avait l’Almanach Bertrand, l’Almanach Seleções ; pourquoi sont-ils morts ? Parce qu’ils ne se renouvelaient pas (…). Une chose (…) très claire, depuis le début, c’est qu’il fallait changer ou mourir ! Changer beaucoup. Si tu regardes la structure des almanachs au long de l’histoire, il y a des changements bien visibles d’une année à l’autre, donc si tu veux faire une publication annuelle qui se vende, son contenu doit se renouveler considérablement pour justifier que le lecteur l’achète toujours. Pour empêcher que le lecteur l’achète seulement tous les trois ans…30

Nous croyons que les changements constants de l’Almanaque Abril sont dus à cinq facteurs. En premier lieu, la grande maison d’édition, dont le navire-amiral est constitué par l’hebdomadaire Veja (plus de 1 million d’exemplaires), exerce une pression pour que l’Almanaque se vende de plus en plus. Ensuite, on doit tenir compte du caractère instable et fragile du marché éditorial brésilien, qui jusqu’à aujourd’hui est très dépendant de la production scolaire31. Troisièmement, les erreurs de gestion et de stratégie viennent de l’ignorance par rapport à la réalité du lectorat. En quatrième lieu, il faut citer l’absence d’une tradition d’encyclopédie brésilienne analogue à celle de l’Encyclopaedia Britannica : le Brésil, contrairement à la majorité des pays, ne possède pas une encyclopédie de type vraiment national32. Enfin, l’Almanaque est contemporain d’un important changement que vit la société brésilienne. Le Brésil, considéré comme une société très complexe et pluraliste, organisée dans un équilibre de contrastes et d’antagonismes, s’est vu, tout au long du XIXe siècle et jusque vers 1980, en se projetant dans l’avenir. Depuis les années 1990, un tournant est perceptible, qui fait privilégier le présent. L’Almanaque, comme produit de cette société, change aussi dans la décennie 1990, pour s’adapter à ces temps nouveaux et aux nouvelles attentes des lecteurs insérés dans ce nouveau régime d’historicité au Brésil33.

ÉCONOMIE DE L’ALMANAQUE

En ce qui concerne le tirage, on sait, par la préface de l’édition 1999, que l’Almanaque aurait été vendu à trois millions d’exemplaires depuis sa création. La statistique des ventes (tableau 1) confirme que l’ouvrage a un tirage très élevé pour le Brésil, de l’ordre de 100 000 exemplaires par an. L’argument selon lequel l’absence de campagne publicitaire limite la connaissance de l’almanach est exact si l’on considère que l’édition de 1982 a été la plus vendue (189 000 exemplaires) : or, 1982 est précisément l’année où l’almanach a mené sa campagne publicitaire la plus importante. Des informations obtenues auprès des éditeurs portent à croire qu’environ 30 titres seulement par an dépassent les 40 000 exemplaires au Brésil, à l’exception des livres scolaires. Ainsi, l’Almanaque Abril est-il un vrai best-seller34. Un autre aspect que montrent ces données est que, malgré les innombrables essais d’amélioration, les ventes n’ont jamais explosé d’une année sur l’autre : tout porte en définitive à croire que la politique éditoriale a effectivement réussi à consolider à la fois un public fidèle et un public flottant, sans jamais pourtant passer au stade de développement supérieur. Indépendamment de la conjoncture économique du pays, le prix de l’ouvrage, relativement bas dans les premières années, va en augmentant à mesure que des innovations graphiques comme cartes et photos sont introduites. En 1996, tout l’almanach est en couleurs et le papier est de meilleure qualité : corollaire, le prix de vente atteint son point culminant. Considérant que le Brésil connaît une augmentation progressive du coût de la vie, mais que les salaires ne suivent pas, les éditeurs visaient, jusqu’au début des années 1990, un public aux revenus moyens ou inférieurs. Mais, par la suite, l’almanach est plutôt destiné aux classes aisées, et les catégories plus modestes doivent le lire dans des bibliothèques publiques. Malgré une légère baisse du prix à compter de 1999, le public visé évolue ainsi très profondément.

Alors que le nombre de pages ne varie que peu, le corps typographique augmente progressivement, ce qui correspond à une baisse de la masse d’informations disponibles par volume : nous passons de 160 à 132 lignes à la page, et de 6,635 à 5,170 millions de signes, par exemple, entre 1987 et 1996 (tableau 2). Le point culminant est atteint en 1990, mais une baisse importante est engagée dès 1992. A contrario, la présentation visuelle s’améliore, avec l’accroissement notamment du nombre d’illustrations et le passage à un corps typographique plus gros. Enfin, l’évolution relative des différents champs thématiques présents dans l’Almanaque est caractérisée par une domination des deux sections, du « Brésil » et des « Connaissances générales » (75 à 80 % du total). Malgré l’intention d’abandonner la vocation encyclopédique initiale, les « Connaissances générales » demeurent centrales dans sa conception, même après 1996. L’évolution la plus profonde porte sur l’orientation des textes : ainsi, l’« Histoire générale » (dont l’Histoire du Brésil est exclue) et la rétrospective de l’année précédente (insérée dans la plupart des éditions sous la rubrique « Chronologie ») occupent une place relativement modeste (plus ou moins 8 % chacune), mais la section « Pays » présente aussi beaucoup de données historiques. Au total, si l’on tient compte de la partie historique de cette section et de la partie afférente à l’« Histoire du Brésil », on constate que l’histoire occupe presque 25 % de l’Almanaque. Il est intéressant de remarquer que la section sur les « Curiosités » est presque toujours présente en tant que telle, même si elle ne constitue que 2 % du contenu rédactionnel : pour les éditeurs, l’almanach doit correspondre à son nom et satisfaire la demande d’un public qui attend ce type d’informations. Il arrive que la quatrième de couverture présente précisément le thème des « Curiosités » pour attirer les clients.

Sur le plan du contenu, le changement majeur survient avec l’édition de 1996. Jusqu’à cette date, le titre prétendait organiser et diffuser des données et informations sur tous les pays et sur le Brésil, sur tous les faits de l’année précédente et sur l’essentiel des connaissances humaines. Les textes étaient longs et relativement complexes, et le public assez diversifié, l’ouvrage restant bon marché par suite de sa présentation graphique très simple. Mais, après 1996, le projet évolue, et l’almanach prétend en quelque sorte organiser et rendre disponibles dans la forme la plus accessible les faits relatifs à l’année précédente, quelques connaissances de base et quelques données sur le Brésil et le monde, en cherchant surtout à décrire et à analyser le temps présent. Les textes se font plus courts, illustrés et, en général, d’une lecture simple. Ces modifications sont le reflet des évolutions actuelles : pour un chercheur comme Fredric Jameson, les sociétés contemporaines se caractérisent par la disparition du sens de l’histoire et perdent peu à peu leurs capacités à préserver le passé. On perçoit l’histoire sous forme d’une chronologie fragmentée articulant une succession de présents perpétuels : « la fonction des moyens de communication de l’information serait ainsi celle d’un véritable agent de notre amnésie historique » 35. L’évolution de l’Almanaque Abril rentre tout à fait dans cette perspective.

Jusqu’en 1996, l’Almanaque prétendait être « le remède contre l’oubli », comme le suggèrait déjà la campagne publicitaire de 1983 :

Dans l’Almanaque Abril, tu trouveras une formule efficace qui ne faillit jamais : un million de données pour que tu te rappelles ce que tu as déjà oublié et que tu apprennes des choses nouvelles. Tu établis la dose comme tu veux, selon l’importance de tes doutes.

L’Almanaque Abril est assimilé à une pharmacopée, il est

rapide et efficace, sans contre-indication ni effet secondaire. Formule : 848 pages d’informations qui incluent tous les secteurs de la connaissance humaine ! 36

L’annonce renvoie aussi à la tradition littéraire des almanachs de pharmacie, qui remonte au XIXe siècle. Il est important, sur le plan publicitaire, de vendre l’idée selon laquelle l’Almanaque fonctionne comme une mécanique ou un médicament aidant à se souvenir des choses oubliées et à connaître les nouveautés survenues dans tous les domaines de la connaissance. En ce sens, le titre porte encore en lui-même la marque, présente dans l’imaginaire collectif occidental, d’un ouvrage qui réunit tout le savoir de l’humanité en un seul volume. La publicité de 1984 confirme :

Nous redéfinissons la signification du mot « almanach » : avec 784 pages d’informations actualisées, l’« Almanach Avril 1984 » est une banque de données indispensable – une vraie machine pour t’aider à te rappeler des choses oubliées et à connaître des choses nouvelles…37

Mais, après 1996, l’Almanaque tend à se muer en un agent du processus d’amnésie historique et devient, au contraire de ce que véhiculent ses représentations, un éliminateur efficace, privilégiant la simple archive du passé immédiat. Si l’équilibre entre le souvenir et l’oubli peut être maintenu, tout au moins au niveau du discours, il se fait de plus en plus précaire et fragile, comme le confirme une publicité de 2003 : « Pour que tu sois sûr de tout. Almanach Avril 2003. L’encyclopédie de l’actualité ». La publication n’est plus l’encyclopédie de « tous » les sujets mais seulement des sujets « actuels », même si elle n’en reste pas moins susceptible de fournir au lecteur des certitudes universelles38. Selon des rythmes variables en fonction de la politique éditoriale, le titre de l’Almanaque se mue ainsi progressivement en un agent du processus d’« amnésie historique » qui caractériserait les nouveaux régimes d’historicité en train de se constituer dans les sociétés postmodernes. Il suggère effectivement que la substitution du système des actualités au modèle encyclopédique renvoie aux changements que le travail de Hartog nous invite à penser.

ANNEXES

Sources des données : rédaction de l’Almanaque Abril

Tableau 1

Tirage approximatif et prix de vente

ÉditionVente approximativePrix de couvertureDates de lancement
197567.0003,3612/74
197692.0003,3711/75
197796.0003,3211/76
197890.0003,8611/77
197994.0003,8212/78
1980100.0003,2912/79
1981118.0004,5812/80
1982189.0005,0912/81
1983168.0005,9412/82
1984120.0003,8612/83
1985105.0004,6911/84
19865,7212/85
19875,6810/86
19887,1610/87
19898,5210/88
1990164.00010/89
199103/91
199210,702/92
19939,102/93
199412,602/94
1995160.00016,002/95
199620,302/96
199717,102/97

Tableau 2

Nombre de pages et de caractères dans les éditions successives (1987-1998)

AnnéePagesLignes/pageCaractères/ligneCaractères
1987768160546.635.520
1988768162556.842.888
1989832162557.413.120
1990864162598.258.112
1991768162587.216.128
1992784170577.596.960
1993784156526.359.808
1994784152556.554.240
1995784152505.958.400
1996832132475.161.728
1997832127454.754.880
1998704127484.291.584

Tableau 3

Espace occupé par quelques sections de l’Almanaque Abril (%)

Section/année1988198919901991199219931994199519971998Moyenne
Agenda0,251
Brésil2121201818171815141918,1
Connaissances générales2220211514151621251818,7
Curiosités54631142,4
Histoire gén.811894789998,2
Pays du Monde3037302636404033373734,6
Mini-atlas523
Rétrospective777911981348,3
Index32234333443,2

Graphique 1

Salaire minimum et prix de l’« Almanaque Abril »

(Sources : Banco de Desenvolvimento de Minas Gerais et rédaction de l’« Almanach Avril »)

Almanaque Abril, 1978, p. 420.

Almanaque Abril, 2002, p. 504.

Almanaque Abril, 1975, p. 433.

Almanaque Abril, publicité.

____________

1 Cette nouvelle habitude de lecture (du moins supposée) est directement liée aux processus de modernisation économique et a été probablement créée par les magazines hebdomadaires d’information, surtout par le Times. Voir, par exemple, Maria Celeste Mira, O Leitor e a Banca de Revista : a segmentação da cultura no século XX, São Paulo, Olhos d’Água/Fapep, 2001.

2 Laurence Hallwell, O Livro no Brasil – sua história, São Paulo, T.A. Queiroz, USP, 1985, p. 568 et les textes du I Seminário Brasileiro sobre História do Livro e Produção Editorial : livroehistoriaeditorial.pro.com.br.

3 Voir Eliana Dutra, Rebeldes Literários da República ; história e identidade nacional no “Almanaque Brasileiro Garnier” (1903-1914), Belo Horizonte, UFMG, 2005 (sous presse) ; Margareth Brandini Park, História e Leitura de Almanaques no Brasil, Campinas, Mercado de Letras, 1999, et Vera Casa Nova, Lições de Almanaques, Belo Horizonte, UFMG, 1996.

4 Un document de la maison affirme, en 1972 : « Nous sommes totalement intégrés : nous éditons, publions, imprimons et distribuons des revues, fascicule et livres. Nous produisons environ 16 millions d’exemplaires par mois. (…) Nos publications couvrent tout le Brésil (15 000 points de vente) (…). En 1972, notre chiffre d’affaires sera approximativement de 80 000 000 de dollars » (The Scientists : The Great Adventure of Scientific Discovery, São Paulo, Abril S.A., 1972).

5 Par exemple : Almanaque Mundial (Mexique), Canadian Global Almanac (Canada), The All Street Journal Almanac (États-Unis), The World Almanac : and book of facts (États-Unis), The New York Times Almanac : The Almanac of Record (États-Unis), Whitaker’s Almanack (Angleterre).

6 Véronique Sarazin, Les Almanachs parisiens au XVIIIe siècle : production, commerce, culture, Thèse de l’Université de Paris I, sous la dir. de D. Roche, 1997. Voir, aussi Lodovica Braida, « Les almanachs italiens : évolution et stéréotypes d’un genre », dans Roger Chartier, Hans-Jürgen Lüsebrink, dir., Colportage et Lecture Populaire. Imprimés de large circulation en Europe XVIe-XIXe siècles, Paris, IMEC Édition, 1996, pp. 183-208.

7 Sur la couverture du Quid 2001, par exemple, on lit : « tout sur tout et un peu plus que tout ».

8 Jacques Le Goff estime que les « livres de l’année » jouent un rôle semblable à celui des anciens almanachs : l’année joue un rôle de référence historique, et les grandes encyclopédies éditent un panorama des événements principaux de l’année précédente. Jacques Le Goff, « Calendário », dans Memória-História. Enciclopédia Einaudi, Lisboa, Casa da Moeda, Imprensa Nacional, 1984, p. 287.

9 Selon Jean-Yves Mollier, seule l’approche totalisante permettra d’éviter le risque de division qui menace l’histoire du livre et de la lecture, discipline-carrefour où se mêlent les différentes approches scientifiques. Ainsi, l’histoire du livre et de la lecture est-elle une discipline à vocation globalisante, permettant à la fois l’articulation d’une réflexion globale sur un objet et l’étude de plusieurs éléments dans une perspective comparative. Voir Jean-Yves Mollier, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocation globalisante », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 43, n° 2, 1996, pp. 329-348.

10 Entretien Samuel Dirceu 28/01/02.

11 Entretien Sheila Mazzolenis 24/01/2002.

12 Faute de place, on ne présentera pas la biographie des éditeurs et rédacteurs. Jusqu’en 1994, la plupart étaient des journalistes professionnels de formations diverses. Après cette date, ce sont des journalistes formés dans des écoles de journalisme. À titre d’exemple Lauro M. Coelho est très cultivé et parle plusieurs langues. Ancien enseignant de littérature à l’Alliance française, il a travaillé à l’Almanaque de la première édition jusqu’à celle de 1994, essentiellement comme éditeur de politique internationale (au chapitre « pays », le plus important de la publication) ainsi que pour quelques textes de culture générale. En 1995, il est nommé directeur du Théâtre Municipal de São Paulo, et devient critique de films et critique musical (il prépare actuellemnt une collection de 15 volumes sur l’histoire de l’opéra) (entretiens des 09/01/2002 et 22/01/2002).

13 Entretien écrit Celso Nucci Filho, 29/04/2002.

14 Les éditeurs d’almanachs urbains à Paris au XVIIIe siècle avaient le même problème. Voir Véronique Sarrazin, ouvr. cité.

15 Margareth Brandini Park, História e Leitura de Almanaques no Brasil, Campinas, Mercado de Letras, 1999. Pour une analyse sur le désir de se différencier des « classes inférieures », voir Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Sur le rapport entre les concepts d’érudit et de populaire voir Roger Chartier, Culture écrite et société, L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996 ; Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, « La beauté du mort », dans Michel de Certeau, La Culture au pluriel, Paris, UGE, 1974.

16 The Official Associated Press Almanac, 1975 (sucecessor to The New York Times Encyclopedic Almanac. Maplewood, Hammond Almanac, Inc., 1974).

17 Veja, 11/12/1974, n° 327, p. 123.

18 Roger Chartier, « Du livre au lire », dans Pratiques de la Lecture, Paris, Rivages, 1985.

19 « Historique éditorial » (Histórico Editorial), 2000. Document fourni pour la rédaction de l’almanach.

20 Jornal da Tarde, 21/07/1994, p. 07.

21 Histórico Editoral, 1998.

22 Pour Márcia Tonello, l’une des éditrices, l’adoption de l’ordre alphabétique « était une erreur », parce que le contenu est très croisé et en interrelations constantes. L’ordre alphabétique détruit les liens entre les contenus et entraîne un accroissement de la masse rédactionnelle, outre le danger de répétitivité. L’organisation par chapitres n’oblige pas à reprendre les sujets, ce qui offre une certaine indépendance. Par contre, elle accepte le principe du changement : jusqu’alors l’almanach faisait l’objet de l’attention d’un groupe de lecteurs branché sur la culture encyclopédique, groupe qui représente autour de 20 % du lectorat brésilien en 1996. Mais le changement s’est produit brusquement en fonction d’une décision extérieure à la rédaction, selon laquelle l’ouvrage devait être plus utilisé par les jeunes scolaires. En 1996, environ 60 % des lecteurs étaient des élèves du secondaire et des enseignants. Selon Tonello, plusieurs problèmes subsistent, dont une erreur de conception sur ce qui intéresse le jeune étudiant. Néanmoins, les changements dans la lisibilité sont maintenus, l’almanach étant devenu presque illisible, avec des lettres très petites et un texte trop dense : « Rendre plus lisible est une exigence actuelle. Nous devons améliorer la présentation et la lisibilité » (Entretien, 14/01/2002).

23 Histórico Editorial, 2000.

24 Sur l’impact d’Internet sur les pratiques de lecture, voir Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), Paris, BPI-Centre Pompidou, Fayard, 2000.

25 Il faut remarquer que le Brésil, pour une population de presque 180 millions d’habitants, comptait approximativement 14 millions d’utilisateurs en 2001 ; donc l’impact de l’Internet reste très restreint, et limité aux catégories les plus riches. En 2003, 80 % des élèves des écoles publiques secondaires n’avaient pas d’ordinateur (Folha de São Paulo, 29/04/2003, quotidien, p. 4).

26 Entretien Marília França, 10/01/2002.

27 Entretien écrit Celso Nucci Filho 29/04/2002.

28 Entretien Bias Arrudão, 22/01/2002.

29 Entretiens Marcia Tonello, 14/01/2002 et 17/01/2002.

30 Entretien, 09/01/02.

31 Hallwell, ouvr.cit., et les textes du I Seminário Brasileiro sobre História do Livro e Produção Editorial : livroehistoriaeditorial.pro.com.br.

32 L’Espagne, par exemple, outre les encyclopédies dites nationales connaît après la dictature franquiste un grand développement d’encyclopédies régionales. Voir Jean-François Botrel, « Encyclopédies, identidad y territoires à la Espana postfranquista », dans Prisonnière Pilier, Impresos y Territoires en el monde hispanique contempoáneo, Bordeaux, Univ. Michel de Montaigne, 2002.

33 Juremir Machado da Silva, Le Brésil, pays du présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1999. Pour une conception plus théorique de la question du régime d’historicité dans une perspective européenne, voir François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

34 Des ouvrages de référence comme l’Almanaque Abril entrent dans cette catégorie. Dans la décennie 1980, en France, le Quid écoule presque 400 000 exemplaires par an et L’État du Monde 60 000 exemplaires. L’almanach américain The World est présenté comme le livre le plus vendu des États-Unis après la Bible.

35 Fredric Jameson, « Pós-Modernidade e Sociedade de Consumo », Novos Estudos CEBRAP, São Paulo, 1985, n° 12, pp. 16-26, ici p. 26. Pour une analyse plus approfondie du présentisme, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

36 Veja, 15/12/1982, n. 745, p. 122.

37 Placar, 30/12/1983.

38 Veja, 02/04/2003, Année 36, n° 13).