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Le début de la guerre de Trente ans en Bohême d’après les imprimés de la Bibliothèque Mazarine à Paris

Veronika PROCHAZKOVA

Département des manuscrits et livres anciens, Bibliothèque nationale, Prague

NdlR. Traduit du tchèque par Anna Petitova-Bénoliel

La bibliothèque personnelle de Mazarin devient, après son ouverture au public parisien, la base de l’actuelle bibliothèque qui porte le nom du cardinal. Au moment de son ouverture le 30 janvier 1644, elle est à côté des bibliothèques de Rome, de Milan et d’Oxford, l’une des quatre bibliothèques publiques européennes. Gabriel Naudé (1600-1653), grand érudit et bibliothécaire, a joué un rôle décisif dans sa constitution : l’accroissement du nombre de livres du temps de Naudé est énorme et, en 1648, la bibliothèque compte entre 35 000 et 40 000 titres. De plus, en 1646, commence la construction du nouvel édifice, en face du Louvre, où la Bibliothèque Mazarine se trouve toujours. Les locaux ne sont ouverts au public qu’en 1689, vingt-huit ans après la mort de Mazarin (1602-1661). C’est à Colbert, collaborateur fidèle du cardinal et gestionnaire de ses finances, que l’on doit la réalisation du projet : édifier la bibliothèque conjointement avec le Collège des quatre nations. Le plus ancien catalogue des fonds de la bibliothèque date du temps de Colbert. Ce catalogue, un système de cotes qui se distinguent par l’aspect et par la couleur, ainsi que les cachets des propriétaires, permettent de déterminer la provenance d’un imprimé.

Mon objectif est de cerner, à partir de ce fonds, l’idée qu’un lecteur pouvait se faire sur la Bohême, à partir des anciens imprimés qui se rapportent à ce royaume et dont seulement trois sont écrits en langue tchèque. Je concentre mon attention sur les imprimés de l’époque de la guerre de Trente Ans, quasiment absents des bibliothèques tchèques1 : il y en a cent cinquante, dont quatre-vingt-trois en latin, quarante-huit en français, dix-huit en allemand, cinq en italien et trois en tchèque. La bibliothèque propre du cardinal comprenait dix-sept de ces titres.

Le titre le mieux représenté, les Verschiedene Indices in Johannis Gauhens Historisches Helden und Heldinen Lexicon (en latin), proviennent d’imprimeries de toute l’Europe, y compris de la célèbre imprimerie hollandaise des Elzevier2. Les imprimés en français proviennent pour la plupart d’ateliers parisiens, plus rarement de Lyon, de Troyes, voire de La Haye, d’Amsterdam, de Genève ou de Lausanne. Prague n’apparaît que comme renvoi au lieu d’édition d’un imprimé allemand ayant servi à la traduction française3 : il s’agit de la Déclaration de Frédéric de Palatinat sur l’acceptation de la couronne de Bohême, déclaration datée du château de Prague le 7 novembre 1619. Le texte allemand a été publié à Prague par le libraire Janota Bohutsky’ de Hranice, actif dans les années 1609- 16204. Derrière le texte de la déclaration est collée une gravure sur cuivre et un texte explicatif en latin et en allemand. L’image, de 170×128 mm, présente à gauche une chaise sur laquelle sont assis deux lions, liés par une chaîne décorée d’un cœur. À droite se trouve un berceau où prennent place un rameau d’olivier, un bouquet de fleurs, une épée, un chapeau et un livre ouvert. Devant, un personnage masculin qui a des serpents à la place des cheveux, tient avec dégoût une barrette. Le texte d’accompagnement explique la scène et évoque les lions de Bohême et du Palatinat, dont le lien d’amour avait été brisé. Il parle de la justice à venir et de l’adversaire qui ne partage pas le bonheur général devant la prospérité et la paix attendues. Qui est à l’origine de cette conclusion ironique derrière le discours, dans lequel le « Roi d’un hiver », Frédéric de Palatinat, explique les raisons qui l’ont amené à accepter la proposition des États tchèques, de devenir roi de Bohême ?

Les livres allemands sont essentiellement l’œuvre d’imprimeries allemandes, mais quelques-uns ont été imprimés à Prague : par exemple, la relation sur l’occupation de Plzeň par Mansfeld a été publiée la première fois en 1618 à Prague. L’éditeur était Daniel Carolides de Karlšperk, actif à Prague de 1612 à 1622, date à laquelle il quitta vraisemblablement la ville, car l’imprimerie est reprise par son frère Jakub. Ce dernier dut cependant s’exiler en 1628. D’après la bibliographie, Daniel revint à Prague en 1631 au moment de l’invasion des Saxons, et reprit son activité à cette occasion5. L’imprimé conservé aujourd’hui à la Bibliothèque Mazarine correspond à la seconde édition de cette relation, publiée à Anvers chez Johann Schonfeld en 1630, et dont la page de garde renvoie à l’édition pragoise. La relation en allemand de Gábor Bethlen a été éditée en 1619 par Vavřinec Emmerich6. L’imprimé allemand sur le culte marial sort au début du XVIIIe siècle de l’imprimerie des Jésuites au Clementinum de Prague.

Les quelques imprimés italiens forment un groupe très intéressant, dont l’existence a déjà été soulignée7. L’un d’eux traite de l’occupation de Prague par Maximilien de Bavière le 9 novembre 1620, c’est-à-dire au lendemain de la bataille de la Montagne Blanche. Sorti à Milan en 1620 chez Pandolf Malatesta, il s’agit en fait d’une traduction à partir d’un texte allemand édité à Augsbourg8. Un autre imprimé italien, par Aurélien Pérugin et publiée à Rome en 1625, est consacré à l’histoire de la révolte des Tchèques contre Ferdinand.

Les textes tchèques sont pour des raisons compréhensibles extrêmement rares. Dans l’un des cas, il s’agit d’un recueil de proverbes tchèques9 édité à Prague chez Vojtěch Jiří Koniáš en 1705. Le texte suivant est une traduction tchèque des Morales de Caton10 éditée à Prague en 1672. On trouve encore un catéchisme de 1790, édité également à Prague. L’un des bibliothécaires a attiré mon attention sur un texte et tenait à être présent au moment où je le découvrirais : quelle ne fut pas ma surprise (et le désespoir du bibliothécaire) en réalisant que j’avais entre les mains le manuscrit de Dvu˚r Králové, ce célèbre faux du début du XIXe siècle !11

Le classement chronologique des textes par années d’édition est plus intéressant que celui par langues. Les livres ont été édités dans les années 1538- 1819 : les siècles extrêmes sont représentés de manière minimale (XVIe siècle : cinq titres ; XVIIIe : quatorze titres ; XIXe : un titre). En revanche, la tranche chronologique 1600-1630 est la mieux représentée, et 50 % des titres datent des années 1618-1622. Il s’agit donc d’un groupe numériquement important, composé de nouvelles d’actualité, de relations, de proclamations politiques et de déclarations militaires.

Après avoir ainsi envisagé globalement les titres conservés, intéressons nous à ce que le lecteur pouvait apprendre à propos de la Bohême. Même si le laps de temps concerné est très vaste, la majorité des imprimés anciens remonte aux années 1618-1622, c’est-à-dire à la période de la révolte par laquelle commence la Guerre de Trente Ans (1618-1648).

Il est intéressant de constater que tous les imprimés de la bibliothèque même de Mazarin que j’ai pu identifier appartiennent à ce groupe12. Il est probable que le cardinal connaissait les livres de sa bibliothèque, et qu’il se tenait informé des événements de Bohême particulièrement à l’époque de la révolte. Pourtant, je doute qu’il ait suivi ces événements comme une question d’actualité, surtout à leur début. Quand la rébellion contre l’empereur débute à Prague, Giulio Mazarini termine ses études : en 1622 il est promu au grade de docteur en droit, mais il mène alors une vie légère, entame une carrière militaire et ce n’est que plus tard qu’il s’engage dans la carrière diplomatique (à l’époque de la guerre de Mantoue 1630-1631). Entré au service du pape, il devient nonce à Paris en 1634. Il s’assure les faveurs du cardinal Richelieu, qui le fait entrer au service de la cour de France, avant de le recommander comme son successeur. À la mort de Richelieu, Mazarini, à présent Jules Mazarin, devient Premier ministre et aux côtés de la reine Anne d’Autriche (1642), et c’est lui qui gouverne pendant la minorité de Louis XIV.

C’est aux imprimés publiés à partir de 1618, que je m’intéresse particulièrement. La Guerre de Trente Ans fait partie des guerres de religion et participe à la rivalité entre les Habsbourg et la France qui caractérisait déjà le siècle précédent. Elle est née des divergences entre les catholiques et les protestants à l’intérieur de l’Empire germanique, puis de la rébellion des princes d’Empire contre l’autorité de l’empereur, avant de devenir un conflit de puissances pour la prépondérance en Europe. La Bohême est l’un des foyers de rivalités, qui ont débouché sur ce conflit européen. Les Protestants tchèques sont en effet très mécontents de voir réduits les droits à eux accordés par la Lettre de Majesté de Rodolphe, et ils convoquent à Prague une Diète en mai 1618. Malgré l’opposition de l’empereur Mathias, la Diète se réunit le 21 mai au Carolinum. La célèbre défenestration de Prague, provoquée par la Diète du Carolinum, n’était en rien une action spontanée, mais bien un événement concerté et organisé par avance. Le matin du 23 mai 1618, une délégation de nobles tchèques se rend au château de Prague (le seul bourgeois de l’assemblée était l’avocat Martin Fruwein). Là, au bureau des Affaires tchèques, ils interpellent deux grands officiers détestés, Jaroslav Bořita de Martinice et Vilém Slavata : après une violente dispute, ceux-ci sont précipités par la fenêtre, ainsi que le secrétaire aulique Fabricius qui avait pris la défense de ses supérieurs. Tous les trois finissent, comme cela est connu, sur un tas de fumier, ce qui leur permet de sortir quasiment indemnes de l’affaire. La rébellion contre l’Empereur commence cependant par ce tas de fumier.

Les imprimés de la Mazarine ne renseignent pas sur ces événements. En revanche, la Lettre de Majesté de Rodolphe est commentée plusieurs fois. Les Protestants tchèques avait profité du conflit entre l’empereur Rodolphe et son frère Mathias pour s’assurer de leur liberté religieuse, laquelle leur est garantie par cette Lettre de Majesté du 9 juin 1609. Les différentes confessions tchèques s’y réfèrent13, et les traités sur les tensions en Bohême l’invoquent tout en y voyant une possibilité de changer la situation défavorable14. En ce qui concerne le passé immédiat – l’invasion à partir de Passau –, il n’est relaté que dans un imprimé français qui donne par ailleurs une description de Prague15. L’empereur Rodolphe (1552-1612) est évoqué dans ce contexte, puis dans un discours funèbre16.

Le corpus d’imprimés de la Mazarine permet de reconstituer, malgré des lacunes, la première année de la guerre qui suit la défenestration. Les insurgés de Bohême établissent un directoire de trente membres représentant les États. Cette assemblée est approuvée par la Diète au mois de juin 1618, où l’opposition catholique est mise en minorité. Quatre jours après la défenestration, le directoire publie une apologie dans laquelle il explique les circonstances qui l’ont amené à prendre le pouvoir. Cette apologie est aussi conservée dans sa traduction latine17. La seconde apologie, plus longue, est conservée d’abord dans sa traduction allemande, laquelle renvoie expressément à l’édition tchèque chez Janota Bohutský de Hranice18, puis dans une traduction française19. La traduction la plus intéressante20 est la traduction conjointe de la première et de la seconde apologie en français, éditée à Genève en 161921.

Un autre acte important des directeurs a été la publication du décret spécial du 2 juin 161822 ordonnant l’expulsion des Jésuites. Cette disposition était prévisible, car déjà dans la première apologie, les Jésuites étaient désignés comme responsables des persécutions contre les utraquistes. La collection de Mazarin conserve un pamphlet anonyme, qui attaque violemment l’ordre des Jésuites23 : la gravure sur cuivre montre un carrosse tiré par six chevaux. Quelques Jésuites sont montés dans le carrosse, alors qu’une foule d’entre eux suit à pied, se dirigeant vers une ville littorale. Les Jésuites qui ne sont pas obligés d’aller à pied sont cités par leurs noms : Arnaudus, P. Faninus, Caldi, Forro et Kollowrat. Le nom du premier est accompagné du titre advocatus curiae parisiensis, et les quatre autres sont effectivement connus en Bohême, même si ce n’est pas nécessairement à l’époque précédant la révolte24.

La lutte est alors acharnée des deux côtés. Les États donnent l’ordre de lever des troupes, recrutent des mercenaires, et nomment le comte Henri Mathias Thurn commandant en chef. Plus tard, Thurn partagera le commandement avec Frédéric de Hohenlohe, ce qui n’ajoute pas à l’efficacité de l’armée des Protestants. À ces deux commandants, il convient d’ajouter le comte Pierre Ernest de Mansfeld, chef des troupes dépêchées par le duc Emmanuel de Savoie. Mansfeld est un chef de guerre capable, comme il le démontre lors du siège de Plzeň, une ville qui résistait aux États. La bibliothèque personnelle du cardinal possède une brève relation du siège et de l’occupation de Plzeň par les troupes de Mansfeld25.

Du côté des Impériaux, après la chute de Khleslov, le parti offensif de Ferdinand reprend l’initiative et obtient l’aide de ses alliés catholiques. En conséquence, Dampierre (bientôt remplacé par Charles Bonaventure de Bucquoy) franchit la frontière de Bohême dès la mi-août et se dirige vers Jindříchův Hradec26. Les Impériaux subissent une série de défaites : les troupes de Dampierre sont dispersées près de Pelhřimov, Vienne est menacée par la cavalerie de Thurn et Plzeň est prise par Mansfeld. La victoire semble à portée de main pour les Protestants tchèques.

La deuxième année de guerre commence par le repos hivernal des troupes et par une intense activité diplomatique, fortement perturbée par le décès de l’empereur Mathias le 20 mars 1619. Cette disparition signifiait la fin de tout espoir d’une conciliation possible avec les insurgés, car Mathias est remplacé par Ferdinand, hostile à tout compromis. Et, ici, il faut revenir sur l’élection de Ferdinand comme roi de Bohême en 1617. Mathias avait alors soixante ans et restait sans héritier. Philippe III d’Espagne, deux frères de Mathias et son cousin Ferdinand de Styrie paraissaient être des successeurs possibles. Ferdinand signe avec le roi d’Espagne une entente secrète, le raité d’Oñate, par laquelle Philippe III renonce à l’héritage autrichien au profit de Ferdinand moyennant quelques concessions territoriales, l’empereur Mathias devant être mis devant le fait accompli. Celui-ci cède en effet aux pressions espagnoles et recommande à la Diète le choix de Ferdinand comme roi de Bohême – chose bientôt faite, Ferdinand est couronné à la fin du mois de juin 161727. Il est surprenant que les États protestants aient si vite accepté : lors de leur révolte contre Ferdinand, ce choix jouera à leur encontre.

L’atmosphère qui régnait à ce moment-là est largement évoquée dans les imprimés qui nous occupent. Quelques titres se rapportent à l’histoire de l’élection des rois de Bohême en général28. L’avènement de Ferdinand entraîne des changements de position dans le camp protestant. Les Protestants de Moravie et des États autrichiens rejoignent le camp de la révolte, sans grande incidence sur le rapport de forces. Thurn doit lever le siège de Vienne pour venir en aide à Hohenlohe, qui bloquait depuis plus de six mois Bucquoy à České Budějovice, sans succès. L’évolution de la situation en Bohême du sud est relatée dans un autre imprimé de la Bibliothèque Mazarine29 : le texte traite de la situation dans les villes de Bechyně, Týn et Písek. Les deux dernières ont accueilli le reste des troupes de Mansfeld, dispersées par Bucquoy près de Záblatí. Le rapport des forces, à présent défavorable aux Protestants, balance la victoire des troupes moraves sur Dampierre près de Dolní Vestonice, ainsi que l’entrée dans le conflit de Gábor Bethlen, et ne permet pas d’entrevoir une issue définitive30. Les deux camps sont dans l’attente.

Cependant, à la fin de 1619, Ferdinand II n’est déjà plus roi de Bohême. En effet, le 19 août 1619, il est déposé par la Diète générale des États de Bohême, de Moravie et de Silésie, ce qui met fin à toutes les manœuvres. Avec la proclamation de la confédération des États, l’acte signifie une rupture définitive avec les Habsbourg31. Parmi les candidatures possibles à la couronne de Bohême, c’est celle de Frédéric de Palatinat qui remporte l’adhésion, et Frédéric est élu roi les 26 et 27 août. Après son entrée à Prague, il est solennellement couronné le 4 novembre. Les imprimés de la Bibliothèque Mazarine accordent également une place non négligeable à cette élection : nous trouvons d’abord la traduction française de la déclaration dans laquelle Frédéric explique pourquoi il a accepté la couronne32. Le texte, qui décrit le couronnement33, précise que celui-ci fut effectué par l’administrateur utraquiste de l’archevêché de Prague Jiří Dikast et le représentant du consistoire Jean Cyril Třebíčský. Le contexte général et les détails du couronnement sont rapportés par un autre imprimé34. Ferdinand II, qui n’a jamais cessé de se considérer comme roi de Bohême, obtient un réel succès en 1619, lorsqu’il est élu empereur par la Diète impériale à l’unanimité, donc avec les voix des princes protestants dont Frédéric de Palatinat. Non moins important est le fait que Ferdinand II obtient l’alliance de Maximilien de Bavière et de sa Ligue catholique. Parmi ses autres nouveaux partisans, on compte le prince électeur Jean Georges de Saxe et le roi de Pologne Sigismond III. Parallèlement, le soutien de Rome et de Madrid ne faiblit pas, ce qui rend la situation de Ferdinand II très favorable.

En face, l’attitude des Protestants est inconséquente et manque de coordination, comme le montre l’élection de Ferdinand. Ainsi, l’Union protestante décide de ne pas soutenir Frédéric de Palatinat dans les affaires tchèques, car celles-ci paraissaient mettre en péril les intérêts de l’Empire. Cette dissociation des affaires tchèques se confirme lors de la mission diplomatique, dans laquelle les Français intervenaient comme médiateurs pour négocier une paix entre la Ligue et l’Union, alors sur le pied de guerre. La délégation menée par le duc d’Angoulême obtient une accalmie en contrepartie de la limitation du champ de manœuvre de l’Union, laquelle est obligée de renoncer à la défense du Palatinat35. L’Union doit se borner à envoyer quelques lettres demandant un soutien financier. Par ailleurs, au début du 1620, l’armée protestante est affaiblie par la défection de Jan Jiří Krnovský, pressé d’aller défendre ses propres terres contre la cavalerie polonaise36. Même d’anciens alliés comme Gênes et Venise cessent de s’engager dans les affaires tchèques, et le duc de Savoie Charles Emmanuel commence à chercher un terrain d’entente avec les Habsbourg. Une aide inattendue vient du roi d’Angleterre Jacques Ier, que l’opinion publique contraint d’acquiescer à une collecte d’argent en faveur de sa fille Élisabeth, l’épouse de Frédéric de Palatinat.

Les opérations militaires reprennent au printemps 1620, après un hiver pénible37. Après une série de mouvements tactiques, le premier grand affrontement est la bataille de Sitzendorf, qui se solde par un échec cuisant pour les troupes protestantes commandées par Colonna de Fels. Mais le pire était à venir : l’armée de la Ligue, commandée par Maximilien et par le comte de Tilly, un chef de guerre très expérimenté, passe la frontière tchèque à la fin du mois d’août. Après la jonction avec les troupes impériales, les deux armées alliées marchent vers le nord, sans guère rencontrer d’obstacle. Seules les villes de Prachatice, Vodňany et Písek sont conquises, et la population de Písek massacrée38. L’armée catholique ne marche pas d’emblée sur Prague mais se retourne contre Plzeň39, quand Mansfeld trahit les Protestants en s’engageant, moyennant finances, à ne pas l’attaquer. Ce n’est qu’ensuite que cette dernière se met en route contre Prague40.

Sa marche est arrêtée par Anhalt près de Rakovník. Frédéric de Palatinat rejoint un moment ses troupes mais il n’assiste pas aux combats et dépêche même un courrier à Prague pour demander à la reine Élisabeth de quitter la ville. Cette dernière se montre cependant plus décidée que son époux et refuse41. Après quelques jours durant lesquels Anhalt refuse le combat, l’armée catholique reprend sa progression sur Prague, afin de forcer les Protestants à la poursuivre. Par une marche rapide de nuit, Anhalt parvient le premier à la Montagne Blanche, le 7 novembre, mais sans munitions ni matériel pour creuser des tranchées. Dès le lendemain, l’ennemi est là, et la bataille décisive se termine par l’écrasement de l’armée des Protestants42, qui se trouvent désormais dans l’impossibilité de protéger Prague et d’organiser la défense du pays43. Frédéric quitte sa capitale dans la panique générale : le 8, il quitte le Château pour la Vieille Ville, puis s’enfuit le lendemain vers la Silésie. Le « roi d’un hiver » ne reviendra jamais en Bohême et ne réussit pas même à défendre son propre territoire, le Palatinat44.

La Bibliothèque Mazarine conserve un pamphlet ridiculisant le roi Frédéric en fuite, le roi « qui n’a même pas fait un bruit en Bohême » : le texte présente un envoyé de Bucquoy sensé le trouver. Celui-ci ne cherche cependant pas le roi parmi la société noble, mais parmi les soldats en fuite, dans la populace de Prague et chez les marchands anglais. Il l’imagine en paysan caché dans les montagnes ou en mendiant déguisé en huguenot45. Le pamphlet suggère le hiatus entre le rôle que Frédéric de Palatinat devait jouer et le peu de traces qu’il laissa finalement dans l’histoire de la Bohême.

Le lendemain de la bataille, les vainqueurs entrent dans Prague sans rencontrer la moindre résistance46. Bien qu’ayant capitulé, la ville est traitée comme une ville conquise, et subit massacre et pillage. C’est Maximilien de Bavière qui s’enrichit le plus, puisqu’on rapporte qu’il aurait envoyé à Munich mille cinq cents chariots de trésors volés47. Ferdinand II et Maximilien avaient atteint leurs objectifs : la rébellion était matée, et son point final fut l’exécution, place de la Vieille Ville, de vingt-sept nobles et patriciens meneurs de l’insurrection48. Les opérations militaires et les actions diplomatiques du camp catholique, financièrement soutenues par Rome et par Madrid, sont couronnées de succès49. Une procession solennelle à sainte Marie de la Victoire est organisée à Rome au nouveau couvent des Carmes déchaux50. La guerre de Bohême est terminée, mais le pays, comme l’Europe dans son ensemble, devra attendre la paix pendant encore quelque trente ans.

Il apparaît donc que le début de la Guerre de Trente ans peut être reconstitué, en dépit de quelques lacunes, à partir des collections d’imprimés de la Bibliothèque Mazarine. On y remarque particulièrement le fait que l’image donnée du camp protestant, de son activité politique et diplomatique, de ses victoires et de ses défaites militaires, provient essentiellement d’imprimés contemporains, qu’il s’agisse de relations diverses, de correspondances ou de pamphlets. En face, le camp impérial, pour lequel les écrits sont moins nombreux, est vu par ses propres yeux et à travers des imprimés édités ex post, à un moment où il n’y avait plus aucun doute sur l’issue des événements.

Il ne s’agit pas d’un hasard : le cardinal devait collecter ses informations en connaissance de cause. Les petits imprimés donnaient les nouvelles d’actualité, sous des formes diverses, et ils avaient un sens par rapport à cette actualité, au moment où ils paraissaient. Avec le temps, ils perdaient cette dimension d’immédiateté mais conservaient leur caractère engagé. Ces pièces sont des évocations colorées de leur époque, dont elles donnent un éclairage qui en facilite la compréhension. Mazarin était attentif à ce type de publications. Le moins grand nombre de ce type de pièces concernant le camp catholique signifie-t-il que le cardinal percevait mieux les intérêts de la coalition austro-hispano-pontificale ? Ou bien souhaitait-il particulièrement comprendre la contre-coalition protestante, sachant que la France s’engage activement aux côtés de ses héritiers à la fin de la Guerre de Trente Ans, à l’époque où lui-même est aux affaires ? Le corpus d’imprimés sur les événements de Bohême conservés à la Bibliothèque Mazarine offre des pistes pour répondre à ces questions et confirme l’image de Mazarin comme grand diplomate.

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1 Dans les bibliothèques tchèques, j’ai recherché les imprimés en provenance de la bibliothèque personnelle du cardinal Mazarin. On en trouve quelques exemplaires isolés, comme la relation sur le siège de Plzeň de Heymann (M 17784). À l’inverse, je n’y ai pas trouvé les imprimés M 23738 adl.3 sur la procession à Rome après la bataille de la Montagne Blanche, ni M 32615 sur l’histoire de la Bohême. Dans les deux cas, il s’agit d’imprimés en provenance de la biblio- thèque du Collège Mazarin. Les bibliothèques étudiées sont la Bibliothèque nationale de la République tchèque, la Bibliothèque du Musée national, la Bibliothèque des Prémontrés de Stra- hov, la Bibliothèque SVK à Plzeň et la Bibliothèque Lobkovic de Roudnice, conservée au château de Nelahozeves.

2 Il s’agit de la deuxième édition latine de Respublica Bohemiae de Pavel Stranský, publiée en 1643. L’auteur, Pavel Stranský, devient en 1608, après l’achèvement de ses études à l’Université Charles, secrétaire municipal et membre du conseil municipal de Litoměřice. En 1618, il est présent à la Diète au Carolinum à Prague, et il est élu au conseil qui devait rédiger la plainte à propos de l’église de Broumov. Partisan de Frédéric de Palatinat, il quitte la Bohême pour des raisons reli- gieuses en 1627, réside en plusieurs lieux en Allemagne et finit par s’établir en Pologne à Toruň Cette édition figure dans les bibliothèques tchèques sous la cote Mazarine 52662.

3 Cote A 15293 adl.2.

4 Karel Chyba, « Slovník knihtiskařů v Československu od nejstarších dob do roku 1860 », dans Příloha Sborníku Památníku národního písemnictví Strahovská Knihovna, I, 1966, p. 60. Bohutský est aussi l’éditeur d’une traduction allemande d’un texte tchèque de 1619 sur la situation du royaume de Bohême (Mazarine 12874).

5 Karel Chyba, p. 68. Mazarine 17784.

6 Karel Chyba, p. 83. Mazarine 13320.

7 Jaroslava Kašparová, « Pařízské knihovny a bohemikální tisky 16.-18. Století », dans Folia Historica Bohemica, 18, pp. 241-252, Praha, 1997.

8 Mazarine 17784.

9 Mazarine 43999.

10 Mazarine 43999 adl.3.

11 Mazarine 22144 u 80.

12 Je remercie chaleureusement mes collègues françaises Isabelle de Conihout et Jacqueline Labaste pour leur aide précieuse et désintéressée.

13 Mazarine 12874, Mazarine 25732.

14 Mazarine 17084, imprimé de la bibliothèque personnelle du cardinal Mazarin, où l’attention est attirée sur les dangers que le conflit fait peser sur l’Europe toujours menacée par les Turcs.

15 Mazarine 56587 adl.6. L’auteur anonyme est renseigné sur la division de Prague en Vieille Ville, Ville Neuve et Malá Strana (Petit-Côté), et il connaît leur situation géographique. Il fait des observations rapides sur l’administration urbaine et sur la juridiction de la ville.

16 Mazarine 16827 BIS 6 e p.

17 Mazarine A 15293 adl.4, Mazarine A 10349.

18 Mazarine 12876, Mazarine 12874, à comparer avec l’édition tchèque de la seconde apologie NK CR 54 E 316 et avec l’édition allemande NK CR H 1228.

19 Mazarine A 15293, adl.5.

20 Mazarine 33199.

21 Une des premières actions diplomatiques a consisté à envoyer une délégation auprès de la Diète hongroise de Bratislava / Pozsony en juin 1618. La délégation était dirigée par le recteur de l’Université de Prague Jan Jessenius. Il n’a pas pu mener sa mission à terme, car il a été pris et emprisonné sur l’ordre de Ferdinand II. Il est libéré en décembre 1618, grâce à l’intervention de l’intendant Adam de Valdštejn (Mazarine 13 320 adl.5 en latin et adl.6 en traduction allemande à partir du latin, vraisemblablement en provenance d’une même imprimerie, celle de Pavel Sessius à Prague en 1619, dans la bibliothèque personnelle du cardinal).

22 NK CR H 1228.

23 Mazarine A 15293 adl.7.

24 Je voudrais manifester toute ma reconnaissance à Madame Fechtnerová qui m’a très gracieusement aidé pour l’identification de ces personnages.

25 Mazarine 17784. En conclusion du texte, sont cités des vers de maître Campanus Vodanský, qui fait partie des grands poètes tchèques en langue latine. Campanus a été plusieurs fois doyen et, en 1621, recteur de l’Université de Prague. Le contenu de cet imprimé peut être complété par un imprimé versifié en tchèque, où est décrite l’attente de la population de Plzeň devant une aide de la Bavière, et qui se termine par la recommandation : « Nation, sois fidèle à Plzeň, et tu t’épargneras bien des critiques » (Knihopis, 6024).

26 La situation de 1618 en Bohême est analysée dans l’ouvrage de Francesco Olma – Mazarine A 11141, et le travail chronologiquement postérieur, écrit en latin, à propos de l’éclatement de la révolte en Bohême, Mazarine A 14103.

27 A propos du couronnement de Ferdinand-Mazarine 17783, également en provenance de la bibliothèque personnelle du cardinal.

28 Par exemple, un imprimé de la bibliothèque personnelle de Mazarin (Mazarine 17808) retrace l’histoire des règnes des rois de Bohême, en commençant par l’ancêtre éponyme des Tchèques, et en évoquant même les périodes d’interrègne. Cet imprimé latin, édité à Prague chez Pavel Sessius en 1629, est dédié à Ferdinand III. On retrouve cet imprimeur, mais cette fois-ci de l’autre côté des barricades. Les circonstances historiques de l’élection y sont expliquées en soulignant l’absence de continuité dynastique depuis plusieurs siècles. Les élections royales successives sont commentées, depuis Jean de Luxembourg, qui acquiert la couronne par mariage avec l’héritière de la dynastie locale Élisabeth Přemyslide, jusqu’à Ferdinand II, en insistant sur le fait que la succession n’a jamais été automatique, et qu’elle a toujours donné lieu à des capitulations. L’auteur de l’imprimé suivant est Jules Solimani (1595-1639), un jésuite ancien étudiant en rhétorique et philosophie à Prague (Mazarine 42073 et Mazarine A 15899).

29 Mazarine 17084.

30 Relation de Gábor Bethlen éditée en allemand à Prague, Mazarine 13320 adl.7, adl.10. Traité entre la Bohême et la Hongrie, Mazarine 13320 adl.9. L’imprimé qui traite des opérations militaires de l’année 1619 décrit les mouvements de troupes et est informé de la retraite de Bucquoy à České Budeˇjovice et à Český Krumlov. C’est la menace que Bethlen fait peser sur Vienne qui pousse le maréchal à organiser la retraite : Mazarine 35 251.

31 L’abdication de Ferdinand II est évoquée dans plusieurs imprimés de la Mazarine : 17084 adl.3 ; A 10819 adl.2 ; 17808 adl.8 ; 14101 adl.4, ce dernier provenant de la bibliothèque personnelle du cardinal.

32 Le texte a été édité en tchèque chez Jonata Bohutsky’ de Hranice : voir par exemple NK CR 65 D 1168, Mazarine A 10819 adl.2 ; et Mazarine A 15293 adl.2, déjà cité en relation avec la gravure où figurent les deux lions.

33 Mazarine 17808 adl.1.

34 Mazarine 33119, puis 14101 : récit de tout ce qui s’est passé en 1619. Les partisans de Frédéric de Palatinat sont mentionnés dans l’imprimé Mazarine 37273, et la situation des deux têtes couronnées sur le trône tchèque est relatée dans un imprimé provenant de la bibliothèque personnelle du cardinal (Mazarine 17808).

35 La Bibliothèque Mazarine conserve une proposition française moins connue en vue de la conclusion d’une paix entre l’empereur et les Protestants allemands, proposition également présentée par le duc d’Angoulême en octobre 1620 (Mazarine 17808).

36 Début février, les troupes polonaises se tenaient déjà en Moravie du nord. La Moravie était en train de se préparer à accueillir solennellement Frédéric de Palatinat et n’était pas du tout prête à faire face à une invasion militaire. Il existait même un risque de voir les Polonais s’emparer de Frédéric (Mazarine 41641).

37 Mazarine 36082 : la situation dans l’armée de Frédéric de Palatinat est décrite en janvier 1620 par François de Saincte Foy.

38 Entre temps le cercle se refermait autour de la Bohême. L’électeur Jean Georges de Saxe conquiert au nord les deux Lusace, qui cessent alors de faire partie des terres de la couronne de Bohême. À l’ouest, les troupes espagnoles quittent les Flandres sous le commandement du marquis de Spinola en direction du Palatinat du Rhin, ouvrant ainsi un front occidental (Mazarine 37291 adl.32).

39 La situation dans le camp impérial près de Rokycany en octobre 1620 (Mazarine 36082 adl.20).

40 La lettre imprimée d’un certain Venceslas de Bohême envoyée à Jean de Nuremberg témoigne de la situation militaire et provient à nouveau de la bibliothèque personnelle de Mazarin (Mazarine 17808).

41 L’imprimé Mazarine 42073 présente la reine de manière très louangeuse.

42 L’Apocalypse tchèque (Mazarine A 13906 adl.58).

43 Durant la Guerre de Trente Ans, beaucoup de puissances étrangères sont cependant proche du camp anti-impérial : Mazarine 35286 adl.2 traite par exemple de l’arrivée de Mansfeld dans les Flandres.

44 Frédéric de Palatinat fuit avec sa famille à travers le Brandebourg vers la Hollande. Mazarine 35286 à propos de son arrivée à La Haye. Mazarine 17808 adl.7 relate tous les événements depuis l’acceptation de la couronne de saint Venceslas jusqu’à la fuite peu glorieuse de Frédéric. Après la conquête de Heidelberg par Tilly en 1622, Frédéric est définitivement proscrit et il mourra en 1632 à Mayence.

45 Mazarine 42073.

46 L’occupation de Prague par Maximilien de Bavière le 9 novembre est rapportée par un imprimé italien, qui est une traduction d’un texte allemand paru à Augsbourg (Mazarine 17784 adl.3). La traduction allemande se fondait sur l’original latin édité à Prague (Mazarine 17784 adl.2).

47 Retour triomphal de Maximilien de Bavière à Munich (Mazarine 42073 adl.25).

48 Mazarine 17084 adl.13, avec les noms des vingt-sept seigneurs exécutés. Quelques villes et châteaux ont continué à se défendre pendant quelques mois encore avant de déposer les armes.

49 Dans les fonds de la Bibliothèque Mazarine, plusieurs imprimés célèbrent Frédéric II. L’imprimé Mazarine 17783 adl.1, comprend une dédicace à Slatava (Vilém Slatava de Chlum et de Košumberk était l’un des gouverneurs, qui survécut à la deuxième défenestration de Prague, et il devint après 1628 le chef de la chancellerie royale). Voir aussi Mazarine 6117 A, Mazarine A 11385 adl.3. L’imprimé qui se rapporte à l’ensemble de la rébellion tchèque contre Mathias et Ferdinand est italien et provient de la bibliothèque du cardinal (Mazarine 33198).

50 Mazarine 23738, du Collège Mazarin.