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Journée d’études

« Le berceau du livre imprimé : autour des incunables ». Journées d’études organisées au Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR, Tours) par Pierre Aquilon (CESR) et Thierry Claerr (DLL), les 29 et 30 septembre 2005

Juliette GUILBAUD

Les journées d’études de Tours, placées sous l’égide du Centre d’études supérieures de la Renaissance et de la direction du Livre et de la Lecture, se déroulaient dans le cadre du programme national de catalogage des incunables régionaux. Cette entreprise est parvenue à une étape décisive de sa longue histoire. Un siècle environ après les travaux pionniers de Marie Pellechet en France et de Robert Proctor en Angleterre, l’année 2005 a marqué la reprise de la publication méthodique des Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France, avec le volume XVII sur la région Haute-Normandie, paru à Genève aux éditions Droz39. Ces journées étaient aussi l’occasion pour le CESR, coordonnateur du projet depuis dix ans maintenant, de dresser un bilan des résultats déjà obtenus et des perspectives du programme pour les années à venir. Trois principaux axes de réflexion étaient à l’origine des communications et débats proposés. Il s’agissait d’abord de faire le point sur l’avancement du catalogage en régions. Il importait ensuite de mesurer l’apport des nouvelles technologies à la connaissance des incunables, que ce soit pour l’évaluation statistique de leur production, pour leur localisation dans une perspective synchronique comme diachronique ou pour leur visualisation concrète par l’entremise de la numérisation – et des ressources électroniques en général. Enfin, la comparaison de quelques projets français et européens en cours et la mise en perspective de ces travaux voulaient montrer quelles pistes neuves sont désormais ouvertes en histoire de la librairie et de l’imprimerie et en histoire des bibliothèques et de la bibliophilie, grâce au renouvellement des approches en matière d’incunables.

Benoît Yvert, directeur du Livre et de la Lecture, a ouvert ces journées en rappelant le soutien de la DLL au projet de catalogage. Les perspectives de publication sont plutôt encourageantes, comme l’a souligné Pierre Aquilon dans son introduction, car la période 2005-2006 devrait voir l’achèvement et la parution des volumes consacrés aux régions Auvergne (volume XVI, rédigé par Dominique Frasson-Cochet) et Nord-Pas-de-Calais (volume IX, rédigé par Pierre Aquilon et Frédéric Barbier), ainsi que la publication du tome portant sur le second volet des bibliothèques parisiennes (volume XV, rédigé par Yvonne Fernillot).

Le panorama des catalogues d’incunables étrangers (principalement anglosaxons) tel qu’il a été présenté par David J. Shaw (University of Kent, Cambridge et CERL), complété par l’exposé de Bettina Wagner (Bayerische Staatsbibliothek, München) sur les projets de catalogage et de numérisation des bibliothèques allemandes, a laissé entrevoir un certain décalage entre l’avancement des travaux en France et celui d’autres équipes européennes, notamment britanniques ou allemandes. La publication récente du catalogue des incunables de la bibliothèque Bodléienne40 – enrichi de très nombreux index et tables sur les auteurs, traducteurs, éditeurs, dédicaces, ainsi que sur les reliures et les provenances –, est venue rappeler combien les catalogues imprimés restent des instruments de recherche indispensables. Le tirage du dernier-né des catalogues britanniques, qui a été fait cet automne, a d’ailleurs connu en quelques semaines un succès inespéré. Les projets de numérisation, pour leur part, souffrent d’une grande disparité dans la nature des informations mises en ligne. Si l’on prend le seul exemple du Gesamtkatalog der Wiegendrucke (GW), on trouve en effet une version électronique des volumes imprimés jusqu’à présent (pour les lettres de A à H), tandis que la fin de l’alphabet (de I à Z) n’est disponible en ligne que sous la forme d’images numérisées du catalogue manuscrit original. La complétude de l’ensemble de ces notices est elle-même assez variable : entre l’impression et la mise sur le réseau des premiers volumes, les notices ont été corrigées, augmentées pour certaines d’entre elles, notamment en ce qui concerne les descriptions matérielles des éditions et des exemplaires. Des catalogues comme l’ISTC (Incunable Short Title Catalogue, désormais disponible sur CD-Rom), l’INKA (Inkunabelkatalog deutscher Bibliotheken), le BSB-Ink (Bayerische Staatsbibliothek, München) ou la VdIb (Verteilte digitale Inkunabelbibliothek) répondent à un projet différent : ils adoptent pour norme de catalogage les titres courts, mais privilégient la mise à disposition de liens « hypertexte » et la numérisation des éditions, de leur iconographie comme de leurs textes. La création de ce type de liens, qui permet la confrontation rapide de nombreux catalogues et bases de données, offre ainsi aux incunabulistes un ensemble d’informations extrêmement riche et un nombre croissant de champs interrogeables (de l’auteur d’une édition à la bibliographie de référence, en passant par la localisation des exemplaires, leurs particularités, etc.). Cette mise en réseau de l’ensemble des catalogues est essentielle et souhaitable, puisqu’il apparaît clairement qu’aucune base de données n’est en mesure de fournir à elle seule la totalité des informations nécessaires à la connaissance et à l’exploitation scientifique des éditions du XVe siècle.

Frédéric Barbier (IHMC/CNRS, Paris), en introduction au débat engagé avec les responsables des catalogues régionaux des incunables, dont le recensement est encore en cours dans les bibliothèques françaises, a salué le travail des différentes équipes et des conservateurs associés. Tous ont souligné pourtant le manque de personnel et de temps disponibles pour mener à bien le catalogage des fonds anciens, en général, et celui des incunables en particulier. Devant la spécificité de ces derniers, il est en effet difficile, pour ne pas dire risqué, de confier une telle mission à des catalogueurs entièrement novices. Les conservateurs se sont montrés prêts à poursuivre leurs efforts pour former des catalogueurs, mais ont déploré là encore l’insuffisance des moyens mis à leur disposition.

Plusieurs projets de numérisation des incunables, qui sont menés parallèlement au catalogage, ont été présentés lors de ces journées. Nicolas Petit et Lauriane Firoben ont ainsi fait le point sur la base Icono 15, élaborée par la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Cette base devrait, à terme, recenser, indexer et numériser les bois gravés reproduits dans les éditions incunables des fonds de la BnF, pour les mettre en ligne et les rendre consultables comme les autres bases de données de la bibliothèque, telles Gallica (imprimés et images numérisés) ou Mandragore (base iconographique du département des Manuscrits). La numérisation des incunables mise en œuvre à la médiathèque de l’Agglomération troyenne (MAT), présentée par Thierry Delcourt (directeur de la MAT), ainsi que le programme des Bibliothèques virtuelles humanistes du CESR et de l’Institut de recherche en histoire des textes (IRHT/CNRS, Paris), exposé dans ses grandes lignes par Marie-Luce Demonet (directrice du CESR), s’inscrivent pour leur part dans une logique plus large de valorisation des fonds patrimoniaux. Ces deux projets, proposés en exemples, mettent à disposition des chercheurs et des étudiants, mais aussi d’un plus large public, un ensemble d’images de qualité. Il ne s’agit plus seulement d’iconographie (à vocation d’illustrations notamment), mais aussi de textes qui, par des procédés comme l’indexation systématique et la lemmatisation, pourraient à l’avenir constituer le corpus d’une véritable bibliothèque virtuelle. Comme l’a souligné Marie-Luce Demonet, ce genre de programme très coûteux (ne serait-ce qu’en matériel de pointe) ne peut s’envisager sur la longue durée que grâce au soutien effectif de tous les partenaires, des laboratoires du CNRS (CESR et IRHT, dans ce cas précis) aux responsables de l’État et de la région, en passant par les bibliothèques associées. Après l’exposé de ces projets ambitieux autour d’incunables devenus quelque peu virtuels, les participants ont pu se rendre à la bibliothèque municipale de Tours pour une visite des fonds patrimoniaux, commentée avec enthousiasme par Pierre Aquilon.

La seconde journée était articulée autour de deux pistes de réflexion : les perspectives de recherche sur les incunables et la valorisation du patrimoine écrit. Les travaux de cartographie menés par Philippe Nieto (BNF), dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’École pratique des hautes études, conduisent à une meilleure compréhension de la géographie des incunables. Partie d’un projet d’actualisation des cartes proposées par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin dans L’Apparition du livre, il y a plus d’un demi-siècle, cette approche se base sur l’exploitation des données fournies par l’ISTC. Elle a déjà permis à Philippe Nieto de mettre au point un nombre important de cartes qui mettent en évidence l’expansion de l’imprimerie et l’évolution des centres d’impression (leur apparition, mais aussi leur disparition) jusqu’en 1501, la dynamique des imprimeurs à des échelles différentes (locale, régionale, européenne), les échanges et le commerce des éditions au XVe siècle ou encore le choix des langues d’éditions selon les aires européennes41. Le recensement des éditions parisiennes du XVIe siècle (estimées à trente-cinq mille) constitue l’un des grands projets menés à la Réserve des livres rares de la BnF, dans la continuité du catalogage des incunables. Geneviève Guilleminot-Chrétien et Magali Vène (BnF) s’en sont faites les porte-parole, en présentant l’apport de la documentation laissée par Philippe Renouard à sa mort en 1934, et léguée à la Réserve en 1952. Les notes manuscrites de cet érudit, composées d’un volet monographique (autrement dit, par imprimeurs) et d’un volet bibliographique, demeurent une source irremplaçable pour l’Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle dont cinq volumes sont parus à ce jour pour les périodes 1501-1510, 1511-1520, 1521-1530, 1531-1535 et 1536-154042. Magali Vène n’a pas manqué d’attirer l’attention des bibliographes contemporains sur la facétie des bases de données internationales qui rassemblent parfois sous une seule notice des éditions de même titre, mais dont l’année de publication est différente. Cette remarque a rappelé combien reste indispensable la manipulation effective des exemplaires, qu’il s’agisse d’incunables ou d’imprimés plus tardifs. En complément de cet exposé, Thierry Claerr (DLL) a souligné l’importance des sources d’archives dans l’élaboration des bibliographies. Les contrats, les inventaires après décès, par exemple, sont en effet susceptibles de mettre au jour des éditions non conservées dans les collections actuelles.

Les marques de possession, les reliures et plus généralement la culture bibliophilique de l’époque moderne méritent aujourd’hui d’être réévaluées pour un renouvellement de l’histoire des bibliothèques et de la bibliophilie. Ce constat est nettement ressorti des communications de Marie-Claire Waille et Karine Rebmeister-Klein (Bibliothèque municipale de Besançon), de Guy Lanoë (IRHT/CNRS, Paris) et de Yann Sordet (Bibliothèque Sainte-Geneviève). Dans ses travaux sur les bibliothèques médiévales des collèges parisiens, Karine Rebmeister-Klein s’est retrouvée confrontée, pour la période extrême de son étude – de 1480 à 1520 –, à la nécessaire identification de manuscrits comme à celle d’incunables. Les uns et les autres ont été légués à parts égales aux collèges par leurs anciens possesseurs, dont ils portent parfois la « signature » à travers un ex-libris, une reliure aux armes, des notes manuscrites, etc. L’interprétation prudente de ces marques de possession et/ou de provenance, conjuguée avec le dépouillement des sources d’archives contemporaines (testaments, inventaires, obituaires, comptes, etc.), sont essentielles pour la reconstitution des bibliothèques médiévales comme modernes qui, pour certaines d’entre elles, ont été depuis disséminées entre plusieurs fonds. La communication de Yann Sordet a montré comment naît puis évolue chez les bibliophiles une « conscience des incunables » entre les XVIIe et XVIIIe siècles. Contre toute attente, les éditions du XVe siècle ne sont pas les premières à faire l’objet d’un catalogage séparé. On réserve alors cet honneur plutôt aux éditions elzéviriennes, aldines ou ad usum Delphini. Le XVIIIe siècle voit croître l’attention prêtée aux incunables, comme pièces de choix dans une bibliothèque. Mais cet intérêt se manifeste par des comportements assez contradictoires : on constate tantôt une retenue dans le renouvellement des reliures, tantôt une préférence pour les reliures anciennes, comme chez Pierre Adamoli. Les sources révèlent en outre une pratique particulièrement troublante pour les bibliographes et catalogueurs actuels, celle de retoucher les enluminures ou lettres ornées des incunables pour leur redonner un éclat un peu terni. De tels usages, qui resteraient à analyser plus avant, comme l’a souligné Yann Sordet, montrent de nouveau toute la prudence qui s’impose dans le catalogage des incunables.

La valorisation du patrimoine écrit, enfin, a été au centre de trois interventions. Michel Yvon (DLL) a dressé un premier bilan du Plan d’action pour le patrimoine écrit (PAPE), lancé en avril 2004. Ce plan, développé en deux temps, est mis en œuvre par la DLL et les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), avec le concours de la BnF. Son premier objectif est de dresser un état des collections patrimoniales en régions, pour lequel les données dont dispose la DLL sont très hétérogènes. Les enquêtes, une fois synthétisées, doivent déboucher dans un second temps sur des actions en régions. La DLL propose cinq axes principaux pour les futurs programmes : la conservation et l’enrichissement des collections, le développement des ressources d’information, la mise en valeur des collections (mise en ligne des données, expositions, etc.), l’élargissement des publics et la formation des personnels. L’initiative doit revenir aux régions, aux départements, aux villes et aux communautés d’agglomérations, avec le soutien de l’État pour la conclusion de partenariats et le montage financier. Les enquêtes en régions, qui devraient être achevées d’ici à 2006, et dont certaines synthèses sont parvenues à ce jour à la DLL, ont d’ores et déjà confirmé l’importance des axes définis plus haut. La présentation de Picasco par Emanuelle Toulet (Musée Condé, Chantilly) a pourtant montré que la Picardie s’est attachée depuis longtemps à mettre en valeur son patrimoine régional. L’association Picasco (pour Picardie Association de Services et de Coopération des bibliothèques) a été créée en 1989 et a entrepris, entre autres réalisations, le catalogage des livres du XVIe siècle conservés en Picardie, auxquels se sont ajoutés les incunables – le tout sur une durée de sept années. Avec la modification de ses statuts pour l’élaboration de l’Agence de coopération des bibliothèques, Picasco a vu une extension de ses missions et se place désormais au rang des quinze agences de coopération régionales du pays. En ce qui concerne le catalogage des incunables, Emanuelle Toulet a souligné elle aussi le manque de moyens dévolus à cette entreprise. Cette pénurie a en partie contribué à l’étalement de l’inventaire sur une si longue durée. À l’heure de la coopération européenne enfin, la communication de Malcom Walsby (Université de St. Andrews) sur le projet de recensement des éditions en français antérieures à 1601, où qu’elles soient conservées et quel que soit leur lieu d’impression, a témoigné de la nécessaire complémentarité entre les sources et méthodes traditionnelles de catalogage et d’inventaire des éditions anciennes, et les ressources électroniques en pleine expansion. La saisie informatique est aujourd’hui un gain de temps précieux pour les catalogueurs par rapport à leurs prédécesseurs, et facilite l’actualisation des données enregistrées. Pourtant, l’abondance des informations bibliographiques en ligne n’est pas exempte de défauts, comme l’a montré la fréquentation des catalogues numérisés et autres OPAC. En associant résolument les catalogues imprimés aux nouvelles ressources électroniques, les chercheurs sont plus que jamais encouragés à se pencher sur le berceau du livre imprimé pour une meilleure compréhension des éditions du XVe siècle.

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39 Valérie Neveu, Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France, vol. XVII, Bibliothèques de la région Haute-Normandie, Genève, Droz, 2005, 486 p.

40 Alan Coates, Kristian Jensen, Cristina Dondi, Bettina Wagner, Helen Dixon, A Catalogue of Books Printed in the Fifteenth Century now in the Bodleian Library, Oxford, Oxford, University Press, 2005, 3088 p.

41 Philippe Nieto, « Géographie des impressions européennes du XVe siècle », dans Le Berceau du livre : autour des incunables [Mélanges Aquilon], Genève, Libraire Droz, 2003, pp. 125-174, ill. (Revue française d’histoire du livre, nos 118-121).

42 Dernier vol. paru en 2004.