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Gutenberg-Jahrbuch 2004. Im Auftrag der Gutenberg-Gesellschaft herausgegeben von Stefan Füssel, Mainz, Gutenberg-Gesellschaft, 2004, 310 p., ill. ISBN 3-7755-2004-X

Frédéric BARBIER

La livraison 2004 du Gutenberg-Jahrbuch se caractérise par son éclectisme : tout en réservant, selon la tradition, une place importante aux débuts de la typographie en caractères mobiles en Occident (Europäischer Frühdruck), le volume s’ouvre en effet par trois études (en anglais) sur l’histoire de l’imprimerie en Corée, il comprend un très important travail sur l’histoire des périodiques hollandais du XVIIe siècle d’après les collections des Archives russes d’État à Moscou30, et se referme avec une série de contributions sur les XXe et XXIe siècles, notamment la période du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale31.

Mais le cœur du recueil (près de la moitié du texte) porte toujours sur les XVe et XVIe siècles, avec notamment des études sur une édition incunable inconnue de lettres d’indulgences de Rostock32, sur le Quintilien vénitien de 1493 (par Michael Spandowski) et sur l’Hypnerotomachia Polyphili de 1499 (par Neil Harris). On nous permettra d’attirer plus particulièrement l’attention sur le travail consacré par Leonhard Hoffmann aux images de piété publiées à Padoue en 1440-144133. Le dossier de « Gutenberg avant Gutenberg » se trouve ainsi réouvert, en dehors de la seule problématique des rapports entre l’Extrême-Orient et l’Europe34. On admet généralement que les débuts de l’imagerie de piété remontent aux dernières décennies du XIVe siècle européen, avec les productions d’un certain nombre de maisons religieuses, puis d’artisans autonomes travaillant dans les villes, surtout en Allemagne septentrionale et en Hollande35, mais aussi en Italie du Nord (Prato). Les débuts de la xylographie en Occident sont décrits par Cennino Cennini vers 1400 et se rapportent à l’impression de motifs sur tissu, et des graveurs (avec une terminologie très variée) sont mentionnés à Cologne, puis à Mayence autour de 1400 (on mentionne un « Drucker Hartwich » et un « Arnold der Junge, Drucker »). Le plus ancien exemple d’image imprimée que l’on conserve aujourd’hui est celui du saint Christophe (aux Chartreux de Buxheim) de 1423, et il s’agirait d’une image vendue aux pèlerins. On sait d’autre part les mesures prises contre le jeu de cartes (en ital. naibi), d’abord à Florence (1377), tandis que les premiers fabricants de cartes en Allemagne sont connus à Francfort-s/Main en 1392.

Leonhard Hoffmann propose de réévaluer en profondeur la place de l’Italie dans les débuts de la production d’images xylographiques. Il s’appuie pour cela sur une décision de la Signoria de Venise datée de 1441 et interdisant l’importation de ce type de produits, alors que ceux-ci étaient anciennement fabriqués aussi à Venise même. Un certain nombre d’artistes et artisans allemands ou flamands se sont en effet établis dans les villes d’Italie du Nord. Le document ici exploité était déjà connu : il s’agit du contrat de fabrication de gravures xylographiées passé à Padoue le 21 octobre 1440 et dont Hoffmann donne l’édition en annexe (p. 74) : Jakobus, un Allemand installé en ville comme apprêteur de parchemins (tinctor pellium), s’engage à produire des images imprimées et coloriées sur papier blanc pour un certain Cornelio de Flandria, au prix de 20 ducats de Venise. Le délai de fabrication est très bref, puisqu’il court jusqu’à la mijanvier 1441, et des pénalités sont prévues en cas de retard. Un avenant du 23 octobre précise la quantité de papier nécessaire, les prix (selon les différents formats) et les conditions de paiement : on calcule qu’il s’agit, au total, de tirer trois mille images, outre deux cent cinquante exemplaires d’une Passion en huit ou dix feuilles et un Credo en très grandes quantités (peut-être dix mille exemplaires), le tout en douze semaines à peine. Une opération qui suppose de disposer d’une structure de production importante et d’un personnel qualifié, surtout si l’on considère que les images doivent être coloriées après le tirage.

Les thèmes sont exclusivement religieux : la Trinité, la vie de Marie (pour laquelle les fresques de Giotto à Padoue ont pu servir de modèle), différentes scènes de la vie du Christ (Nativité, Cène, Crucifixion…), des figures de saints (sainte Anne, saint Christophe, saint Pierre, saint Augustin, saint Martin, etc.). Une place à part est faite au Suaire (sudarium) de sainte Véronique, un motif très largement présent dans la peinture et l’enluminure, y compris dans les livres d’heures36, mais qui fit l’objet d’une production xylographiée massive. Hoffmann rappelle que, lors du jubilé pontifical de 1475, sous Sixte IV, quatre métiers sont présentés comme ayant tout particulièrement bénéficié du développement des affaires à Rome, les changeurs, les hôteliers, les pharmaciens et les peintres du Saint Suaire. La même opération a pu se faire à l’occasion du jubilé de 1450. Enfin l’on sait que, en 1493, Stanislaus Polonus et Mainard Ungut ont à leur tour imprimé cinquante mille exemplaires de Veronica à Séville.

La Passion du Christ demande une attention particulière, puisque le plus ancien exemple connu d’image sur ce thème est la « Passion de Berlin », gravée sur cuivre et datée de 1446. Le contrat prévoit une livraison de deux mille cinq cents feuilles, mais il est impossible d’en déduire un chiffre de tirage dans la mesure où l’on ignore l’importance du document – un autre exemple xylographié conservé à Berlin compte dix-huit images en neuf feuilles, et sa réalisation a nécessité l’emploi d’une presse37. Selon Hoffmann, qui s’appuie surtout sur l’étude du décor des différentes scènes, cette seconde « Passion de Berlin » pourrait constituer un exemplaire conservé correspondant au contrat de 1440, dont les bois auraient été réutilisés plusieurs années après – plusieurs de ces bois se retrouvent encore dans une édition vénitienne de 1487 (GW 4795, ISTC ib00922000). Mieux, cette dernière édition en italien du Pseudo-Bonaventura (Meditationes vitae Christi) sort des presses de « Hieronymus de Sanctis et Cornelio », personnage à propos duquel Leonhard Hoffmann n’exclut pas, malgré le délai de presque un demi-siècle séparant les deux documents, qu’il puisse s’agir du « Cornelio de Flandria » de 1440. Plusieurs xylographies conservées à Ravenne (Biblioteca Classense) peuvent également être attribuées au « Maître de la Passion de Berlin », dont les thèmes recouvrent certains des sujets mentionnés dans le contrat de Padoue38.

Voici donc un travail très important, et qui devrait inciter à reprendre systématiquement et à nouveaux frais le dossier des débuts de l’image imprimée aux XIVe et XVe siècles, et de ses rapports avec la proto-typographie.

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30 Ingrid Maier, « Niederländische Zeitungen (« Couranten ») des 17. Jahhrhunderts im Russischen Staatsarchiv für alte Akten (RGDA), Moskau », pp. 191-218, ill.

31 Markus Nagel, « Die Herstellung des Gutenberg-Jahrbuches im Nationalsozialismus », pp. 251-260 ; Martine Poulain, « La Bibliothèque nationale sous l’Occupation : les « difficultés » de la Collaboration, ou Comment servir deux maîtres », pp. 261-268.

32 Jürgen Geiss, « Ein unbekannter Türkenablaß aus der Presse der Rostocker Fraterherren », pp. 77-80, ill.

33 Leonhard Hoffmann, « Druck von Bild und Schrift vor Gutenberg. Massenproduktion von Andachtsbildern in Padua 1440/41 », pp. 57-74, ill.

34 Sur lesquels on consultera la contribution du regretté Wolfgang von Stromer, « Au berceau des médias de masse : l’invention de l’impression des textes et des images », trad. Frédéric Barbier, Revue française d’histoire du livre, 118-121, 2003 (Genève, Librairie Droz), pp. 9-24, ill.

35 Horst Appuhn, Christian von Heusinger, « Der Fund kleiner Andachtsbilder des 13. bis 17. Jahrhunderts im Kloster Wienhausen », Niederdeutsche Beiträge zur Kunstgeschichte, 4, 1965, pp. 157-238 (cité par L. Hoffmann note 2).

36 Par ex. Bibliothèque municipale de Rouen, ms. 3028, des heures romaines exécutées à Bruges au début du XVIe siècle.

37 On sait, par l’inventaire de l’abbesse de Béthanie près de Malines, qu’on utilise une presse pour imprimer les gravures en 1465 : « Unum instrumentum ad imprimendas scripturas et ymagines. Novem printe lignee ad imprimendas ymagines cum quatuordecim aliis lapideis printis » (W. L. Schreiber, « Vorstufen der Typographie », dans Festschrift zum fünfhundertjährigen Geburtstage von Johann Gutenberg, Mainz, Zabern, 1900, p. 30 : cité par Hoffmann notes 32 et 51).

38 Fifteenth century italian woodcuts from Bibliotheca Classense in Ravenna, Ravenna, Longo Publisher, 1989.