Valentino Bompiani : il percorso di un editore « artigiano »
Atti della giornata di studi organizzata dal Dipartimento di Scienze della Storia e della Documentazione storica dell’Università degli Studi di Milano, 5 marzo 2002. A cura di Lodovica Braida, Milano, Edizioni Sylvestre Bonnard, 2003, 278 p. ISBN 88-86842-58-9
Yann SORDET
Valentino Bompiani (1898-1992) n’a évidemment pas été oublié par les travaux généraux récents sur l’édition italienne depuis le Risorgimento, qu’il s’agisse de la Storia degli editori italiani donnée par Nicola Tranfaglia et Albertina Vittoria (2000) ou de l’ouvrage de Giovanni Ragone, Un secolo di libri. Storia dell’editoria in Italia dall’Unità al post-moderno (1999). Mais alors que la plupart des grands éditeurs du XXe siècle italien disposent aujourd’hui d’une bibliographie historique importante (c’est le cas pour Arnoldo Mondadori, Gian Dauli, Giulio Einaudi ou encore Emilio Treves), aucune monographie d’envergure n’a encore été publiée sur Valentino Bompiani. La chose peut surprendre, eu égard à l’engagement qui fut le sien dans la vie littéraire et à une notoriété qui, en partie grâce au dictionnaire auquel son nom reste attaché, excède largement les frontières de la Péninsule.
Une journée d’étude lui fut fort heureusement consacrée en 2002, suite à l’acquisition en 1999, par l’Université de Milan, de sa bibliothèque et de ses archives personnelles. Cette dernière notion («archivio personale») exige quelque précision : il ne s’agit pas à proprement parler des archives privées de Bompiani – la grande discrétion du personnage est du reste notoire ; il ne s’agit pas non plus des archives de sa maison d’édition, lesquelles sont conservées par la firme RCS (Rizzoli-Corriere della Sera), aujourd’hui propriétaire du groupe éditorial Fabri à qui Bompiani avait vendu son enseigne en décembre 1972. Le fonds est présenté comme rassemblant des documents produits par ou relatifs à Valentino Bompiani en tant qu’homme public, écrivain et éditeur, mais aucune archive – comptable, juridico-administrative, etc. – directement produite par le fonctionnement de son entreprise éditoriale. La distinction paraîtra ponctuellement spécieuse, comme peut sembler artificiellement précis l’intitulé retenu pour l’une des sections de l’inventaire : « papiers personnels de la maison d’édition » (« carte personali della Casa editrice »). Y figurent des pièces importantes pour la connaissance de l’édition et de la création littéraires italiennes, comme les manuscrits ou épreuves corrigées de livres décisifs (Uomini e no de Vittorini, La Noia de Moravia) ou le journal tenu par sa nièce et secrétaire Silvana Mauri en 1944 et 1945. Composé de manuscrits, de tapuscrits, de correspondance, de dossiers de presse et de clichés photographiques, ce fonds est vraisemblablement le fruit d’une construction délibérée de la part de Bompiani, sur le long terme. Né d’une exigence personnelle et constante de conservation de la mémoire, il s’est accru sur la base de critères de sélection inévitablement subjectifs et contingents, circonstances de constitution et statut que ne doivent pas ignorer les chercheurs.
Les actes de cette rencontre rassemblent onze contributions, y compris l’inventaire du fonds d’archives rédigé par Marco Bologna (la bibliothèque se trouvant en cours de catalogage). On notera la présence bienvenue d’index détaillés (auteurs, maisons d’édition et institutions ; périodiques cités ; collections éditoriales).
Bompiani a fondé sa maison d’édition en 1929 à l’âge de 31 ans, après cinq années passées chez Mondadori ; il a lui-même laissé de nombreux témoignages de son activité d’éditeur, au travers de trois livres de mémoires publiés en 1973 (Via privata), 1986 (Dialoghi a distanza) et 1988 (Il Mestiere dell’editore). Il occupa sur la scène éditoriale italienne une position particulière, liée à son statut d’écrivain (il fut un dramaturge reconnu, joué et publié), à une réputation de courage littéraire (il publia des écrivains récemment venus sur la scène littéraire italienne, souvent pour un premier roman) et aux liens étroits qu’il entretint avec de grands auteurs comme Vittorini, Moravia ou Savinio, qu’il avait « détournés » du concurrent Mondadori. Et cela dès les années 30, à un moment où le fascisme commençait d’impliquer le monde de l’édition dans sa machine de propagande. L’un des mérites du recueil à ce propos est de tenir compte des enjeux historiographiques de son sujet. Si la thèse de Croce, qui soutint l’absence fondamentale de culture et d’intention culturelle fascistes, et conséquemment de compromission des intellectuels et des artistes, domina pendant longtemps l’historiographie italienne, les études de Gabriele Turi (Il Fascismo e il consenso degli intellettuali, 1980) et de Mario Isnenghi (Intellettuali militanti e intellettuali funzionari. Appunti sulla cultura fascista, 1979) notamment conduisent à revenir sur cette absolution d’une génération qui aurait traversé indemne ces deux décennies. Turi a ainsi montré que des auteurs comme Gioachino Volpe ou Giovanni Gentile avaient pu se faire les artisans et les interprètes d’une véritable culture fasciste, et qu’un réseau actif d’institutions participaient à sa diffusion.
La position de Bompiani fut à cet égard double : si un certain nombre de ses initiatives sont le fruit d’une incontestable compromission avec le régime, il eut dans le même temps le courage d’innover et d’ouvrir quelques brèches idéologiques. La collection Libri scelti per servire al panorama del nostro tempo accueillit ainsi de nombreux hommages à la politique économique et culturelle du régime, notamment quelques textes de propagande antibolchévique. Les subventions de l’Etat, sous forme d’acquisitions d’exemplaires par le Ministère de la culture populaire, constituaient également une garantie économique non négligeable. Ainsi les raisons de la publication de la traduction de Mein Kampf – toujours passées sous silence dans ses Mémoires – sont sans doute d’ordre purement économique et tiennent à la crainte des conséquences d’un refus, s’il est exact que c’est bien le chef du bureau de l’édition au Ministère des affaires étrangères qui lui proposa le texte en 1933. Comme s’il s’agissait là d’une compromission nécessaire afin de gagner quelque liberté ailleurs, dans le même temps sa collection Letteraria accueillait Moravia et Vittorini, mais aussi Malraux ou encore Steinbeck. Parmi les livres d’avant-garde dont Bompiani défendit la publication figurent en effet de nombreuses traductions de l’étranger (La Condition humaine en 1934 ; Des souris et des hommes en 1938), et son anthologie de littérature américaine contemporaine (Americana) fut suspendue par le gouvernement en 1941, alors qu’elle était déjà imprimée. Pavese affirma que les traductions de l’américain alors effectuées par les jeunes écrivains italiens pour Bompiani constituaient autant d’appels à la liberté. De même, à partir de 1934 l’éditeur développe la collection philosophique Idee nuove, qu’il confie à Antonio Banfi, le philosophe qui introduisit Georg Simmel et Husserl en Italie, qui y diffusera la connaissance de l’existentialisme et de la phénoménologie à partir de 1940 dans sa revue Studi filosofici, et qui dès 1941 entrera en contact avec l’organisation clandestine du PCI. Cette collection opéra un véritable aggiornamento intellectuel, après le retard philosophique accumulé par l’Italie sous le fascisme.
Quelques pages – souvenirs d’un collaborateur plutôt qu’étude véritable – sont consacrées au colossal Dictionnaire littéraire des œuvres et personnages de tous les temps et de toutes les littératures (Dizionario letterario delle Opere e dei Personaggi di tutti i tempi e di tutte le letterature), qui occupa la maison Bompiani au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage que l’on désigna rapidement sous le titre de DiLeBo (Dizionario Letterario Bompiani) est le seul produit éditorial du répertoire Bompiani à être fortement documenté par ces « archives personnelles » : la place de ce fonds ici plutôt qu’au sein des archives de la RCS tient à l’importance centrale du DiLeBo dans la carrière d’un Bompiani qui fut en la matière éditeur à la fois scientifique et commercial, et au fait qu’il conservera ses droits sur l’ouvrage après la cession de 1972. Le projet était né dans les années 1930, à son initiative personnelle ; c’est vraisemblablement la publication dans laquelle prit le plus de part personnelle et intellectuelle un Bompiani qui, soucieux de la nécessaire distinction des rôles, publia toujours ses propres œuvres chez les autres. Conçue comme une « bibliothèque idéale » – le mot est de lui –, cette entreprise de conservation de la mémoire de tout ce que l’homme a pensé et écrit nous renvoie au projet bibliographique né à la Renaissance avec Conrad Gesner. Sa publication, fruit de la collaboration d’un millier d’auteurs, commença en décembre 1946 pour s’achever en 1950 et ses traductions, notamment en français dès 1952 (le « Bompiani-Laffont »), attestent du succès de l’entreprise.
Les contributions de ce recueil, majoritairement consacrées aux vingt premières années de la maison Bompiani, privilégient trois axes : les grandes orientations du répertoire, les rapports de l’éditeur avec les écrivains (Moravia, Gide, Camus, Sartre, etc.), sa propre activité d’auteur. Deux éléments manquent sans doute : la dimension économique (la question de « l’argent » et des « lettres », pour reprendre le titre de Jean-Yves Mollier, étant inhérente à l’histoire de l’édition contemporaine) et une approche comparatiste. Cette dernière permettrait de définir plus précisément le positionnement de Bompiani dans le paysage éditorial italien et européen. La liberté de ses choix, la réalité de son investissement dans l’avant-garde littéraire, les orientations affirmées de son répertoire en direction de la littérature étrangère, gagneraient à être mesurées par la confrontation avec les politiques d’autres éditeurs ; et l’on songe en premier lieu à Mondadori et à sa collection Medusa qui, inaugurée en 1933, accueillit des traductions de Virginia Woolf, André Gide, Thomas Mann ou John Dos Passos. D’autre part, les sources majoritairement sollicitées ici – mémoires et archives « personnelles » – expliquent la part peut-être démesurée prise par les enjeux littéraires et intellectuels, par rapport aux facteurs structurels et économiques, aux sollicitations et opportunités politiques. Lodovica Braida le reconnaît : si le recueil de contributions qu’elle réunit ici apporte quelques éclairages précis, il confirme la nécessité de travaux d’envergure et dessine quelques pistes d’enquête qui restent à suivre.