William St Clair, The Reading Nation in the Victorian Period
Cambridge, Cambridge University Press, 2004, XXIX-765 p., 22 illustrations
Marie-Françoise CACHIN
Université Paris VII – Denis Diderot
Parmi les études sur l’histoire de la lecture en Grande-Bretagne, l’ouvrage de William St Clair, Senior Research Fellow à Trinity College, Cambridge, fera date pour plusieurs raisons. La première, c’est l’extraordinaire quantité d’informations et de données chiffrées rassemblées par l’auteur dans treize longues annexes et quelque vingt-cinq tableaux répartis dans les vingt-deux chapitres de l’ouvrage. Ces documents, ainsi que les ouvrages collectionnés par St Clair au fil des ans, constituent la base de son étude. Ils portent sur des faits économiques concernant la production éditoriale (format, prix des livres, tirages et ventes), sur l’histoire de la propriété intellectuelle et du copyright, sur des aspects plus littéraires comme le canon, ou sur les différentes éditions d’auteurs comme Shakespeare, Jane Austen, Godwin ou Thomas Paine. Seul regret : la présentation de ces annexes gagnerait à être clarifiée, car aucun repère n’aide à se retrouver dans la masse des archives mises à disposition, obligeant parfois le lecteur à un travail de fourmi pour trouver la référence souhaitée.
Deuxième raison de l’intérêt de cet ouvrage, la différence bien soulignée par l’auteur entre the literate nation, c’est-à-dire la nation alphabétisée aux compétences limitées en matière de lecture et qui n’est pas l’objet du livre, et the reading nation du titre de l’ouvrage, en d’autres termes la nation qui lit de manière régulière les textes que lui fournissent les auteurs et surtout les éditeurs présentés comme de véritables entrepreneurs.
Enfin, on appréciera la position clairement assumée de St Clair qui voit dans l’histoire de la lecture l’histoire d’une industrie et qui considère les livres moins comme des objets de consommation que comme des actifs financiers (en anglais capital assets). D’ailleurs, le titre et le contenu du dernier chapitre, The political economy of reading, mettent bien en évidence une approche qui se veut prioritairement économique. Cherchant à décrire les relations entre auteurs, textes, livres, lecture et leurs conséquences culturelles, rappelant et résumant dans ce contexte deux modèles d’histoire de la lecture, l’un fondé sur l’auteur, l’autre sur le lecteur, inspirés des travaux de Robert Darnton, Thomas Adams et Nicolas Barker, William St Clair propose son propre modèle qu’il qualifie de « commercial et politique ». Ce modèle met l’accent sur le processus économique qui transforme les textes en objets matériels, les livres, et sur le prix à payer par les lecteurs pour y avoir accès, selon un schéma en six points : 1) Dans un premier temps, les éditeurs ou tout autre groupe intéressé par la production d’ouvrages imprimés prennent conscience de la demande de lecture et envisagent d’y répondre. 2) Ils entreprennent donc de financer, de fabriquer et de distribuer les textes choisis. 3) Certains auteurs prennent alors conscience des opportunités qui leur sont ainsi offertes et fournissent les textes que (4) les « entrepreneurs » vont mettre sur le marché conformément à leurs intérêts commerciaux et idéologiques. 5) Un certain nombre de lecteurs acquièrent et lisent alors ces textes. Enfin (6), selon le cas, la demande et l’horizon d’attente des lecteurs évoluent ou non.
Au cours du livre, on relèvera certains arguments particulièrement pertinents et nouveaux. C’est le cas de la démonstration faite à propos de la loi de 1774 qui rendit illégal le copyright perpétuel jusque dans les années 1850. St Clair y voit l’événement le plus décisif de l’histoire de la lecture en Angleterre et démontre avec clarté comment la publication de textes libérés de tout copyright a contribué de manière incontestable d’une part à l’augmentation de la production, d’autre part au développement des habitudes de lecture. Conséquence de l’abrogation de cette loi, la publication d’anthologies ou d’éditions abrégées, moins chères, a permis l’accès aux textes à tout un secteur plus populaire du lectorat. Une autre illustration du rôle joué par le prix et le format du livre est fournie dans le chapitre consacré à Shakespeare, où St Clair démontre comment le passage du quarto au folio a représenté un mouvement upmarket, c’est-à-dire vers le segment du lectorat aux revenus les plus élevés, jusqu’à ce que la loi de 1774, faisant entrer Shakespeare dans le domaine public, permette des rééditions accessibles à un lectorat populaire. Ceci conduit St Clair à souligner à juste titre l’importance du moment de la lecture, et il va même jusqu’à suggérer une segmentation du lectorat en fonction de ce qu’il appelle « le degré d’obsolescence du texte imprimé auquel chacun avait accès. »
Livre stimulant, brillant, foisonnant de statistiques en provenance de nombreuses archives peu ou mal exploitées jusque là, The Reading Nation in the Victorian Period, loin de se limiter à l’époque romantique et à l’Angleterre, ne manquera pas d’intéresser tout historien de la lecture et de l’édition par la richesse des investigations et la force des idées développées.