Book Title

Florence Greffe, José Lothe, La Vie, les livres et les lectures de Pierre de L’Estoile. Nouvelles recherches

Préface d’Henri-Jean Martin, Paris, Honoré Champion, 2004, 1181 p. (« Pages d’archives »)

István MONOK

La dernière génération de l’école des Annales est déjà derrière nous, mais son esprit reste pourtant vivant. Depuis la parution de l’étude classique de Lucien Febvre en 1941 (« Ce qu’on peut trouver dans une série d’inventaires mobiliers », Annales d’histoire sociale, 1941, pp. 41-54), l’inventaire après-décès est devenu une source consacrée. Après la publication des travaux les plus importants concernant l’histoire du livre (Labarre sur Amiens et Martin sur Paris) se basant sur ce type de sources, les spécialistes français ont également donné une série de synthèses méthodiques, et ils ont été rejoints par la recherche internationale (Probate inventories, éd. Ad van der Woude, Anton Schurman, Wageningen, 1980). Le schéma a été repris et les recherches se sont multipliées, dont les sources de base sont l’étude des inventaires après-décès : en Grande-Bretagne (Jayne, Private Libraries of Renaissance England) comme en Allemagne (Wittmann, Weyrauch, Bátori), en Espagne (Chevalier) et dans plusieurs pays d’Europe du Nord (Grönroos, Nyman) et d’Europe centrale (Pokorny, Moczulska, Čičaj, Monok). Nous trouvons donc de nombreux exemples de recherches de ce type, mais il y en a peu dans lesquels les points de vue de l’interprétation des documents ne soient pas présentés par grands thèmes – histoire de l’art, histoire du mode de vie, histoire des livres et de la lecture, etc. Le présent volume monumental enrichit ce modèle, et il n’apparaît pas comme un hasard que la préface en ait été rédigée par Henri-Jean Martin, dans la mesure où ce volume constitue de fait un prolongement de son œuvre à plusieurs points de vue.

Pierre de l’Estoile (1546-1611) a toujours rempli une fonction de haut rang à la cour et à la chancellerie. C’est son grand-père qui a commencé à collectionner les livres, Pierre Toussain de l’Estoile (1480-1537), professeur de droit à Orléans et conseiller parlementaire. Pierre Toussain n’avait pas seulement des relations dans le monde politique, mais aussi parmi l’élite des humanistes contemporains. À sa mort, il laisse à son fils Louis (?-1558) quelque 500 titres. La carrière de Louis est déjà une carrière d’office, à la cour et au parlement. Il a aussi hérité des relations de son père, et avait des amis humanistes comme Jean Budé, Jacques Toussaint, Lazare de Baïf ou Pierre de Ronsard. Les auteurs du volume analysent en détail les lectures de Louis de l’Estoile, en les comparant avec les collections contemporaines connues à Paris, en particulier celle d’Antoine Duprat. Cette analyse montre que, parallèlement aux livres humanistes modernes, juridiques, théologiques et philosophiques du milieu du XVIe siècle, des œuvres d’histoire naturelle et de médecine ont aussi fait partie de sa bibliothèque. De plus, on a aussi trouvé dans la collection de nombreux titres de littérature contemporaine.

Pierre de l’Estoile avait hérité d’une collection considérable d’auteurs humanistes et contemporains français, d’un système de relations encore plus important, et aussi d’une grosse fortune. Ses fonctions judiciaires, le service direct qui était le sien auprès des rois et le contact quotidien qu’il avait avec ceux-ci, ont poussé les uns et les autres à essayer de conquérir sa faveur en lui faisant des cadeaux de livres. Mettant à profit ses réseaux très étendus de relations familiales (dix-huit (!) enfants), mais aussi politiques et scientifiques (de Thou, Montaigne, etc.), Pierre de l’Estoile a consacré une attention particulière à l’enrichissement de sa bibliothèque.

Un des grandes mérites du volume ici recensé est qu’il restitue la bibliothèque dans la maison d’habitation de Pierre de l’Estoile. Il présente l’immeuble de quatre étages, et détaille la répartition des chambres et leur aménagement. L’inventaire énumère 231 objets : meubles, tapisseries, tableaux et gravures, statues, vêtements, bijoux, objets en argent, etc. Les auteurs s’intéressent plus précisément à l’analyse des tableaux et des gravures : les notes prises par Pierre de l’Estoile permettent de rétablir les circonstances de l’achat, et nous pouvons donc aussi connaître la motivation de celui-ci. Le catalogue de la bibliothèque dressé après sa mort, et l’ensemble de ses notes, permettent de reconstituer de manière exemplaire, non seulement la composition de la bibliothèque, mais aussi les lectures du propriétaire. Le nombre des titres identifiés s’élève à 2632. Les notes constituent des sources de première importance sur l’histoire de l’époque, et sur la vie même, les relations et les lectures de Pierre de l’Estoile. Il est par exemple très intéressant de considérer la manière dont celui-ci présente dans son journal la mort du géographe André Thévet (novembre 1590), et de la comparer au texte de Jacques-Auguste de Thou dans son Historia (1604).

Les deux auteurs ont analysé les livres et les notes du journal de Pierre de l’Estoile sur la lecture, en répartissant la matière en douze grande unités thématiques. La première est constituée par le groupe des œuvres protestantes. La vie de Pierre de l’Estoile, lui-même catholique, s’est déroulée dans une époque particulièrement tragique de l’histoire de France, celle des guerres de Religion. Il est naturel qu’un homme cultivé, évoluant dans un milieu intellectuel, désire la paix au niveau de la religion, et qu’il soit prêt à connaître et à comprendre les idées – même s’il les condamne – de l’autre. Pierre de l’Estoile possédait dans sa bibliothèque les œuvres principales des humanistes et théologiens huguenots (Calvin, Bèze, Vatable), ainsi que quelques-unes des luthériens (Luther, Melanchthon, Flavius Illyricus, Martin Chemnitz). Partisan de la paix, il se réjouit d’acheter en 1606 le livret d’Hermann Bodius dont le sujet est précisément l’Union de toutes les discordes. La seconde unité est celle des livres catholiques : ce sont en premier lieu les éditions de la Bible et des Pères de l’Église, et les manuels de la pratique religieuse quotidienne, mais on y trouve aussi quelques titres de théologie, la série de Baronius sur l’histoire de l’Église, des documents conciliaires (surtout ceux du Concile de Trente), des œuvres des théoriciens jésuites majeurs, comme Bellarmin, et, en grand nombre, des lectures servant au développement spirituel. Les troisième et quatrième groupes sont composés de ces polémiques religieuses et politiques si typiques de l’époque. À côté de pamphlets et d’écrits pleins de fureur, on y classera aussi un certain nombre d’œuvres polémiques de fond. Les cinquième et sixième groupes réunissent l’ensemble des œuvres juridiques relatives à la profession de Pierre de l’Estoile, et des titres relatifs au royaume et à la famille royale. La question du changement de dynastie est très importante, sous Henri III, Henri IV et Louis XIII, qui soulève des questions de pratique politique et apparaît aussi dans la littérature contemporaine. Pierre de l’Estoile avait besoin des traités concernant les rapports du roi et du parlement, la matière politique, etc.

On classe dans le septième groupe les éditions des auteurs antiques que l’on peut trouver dans toutes les bibliothèques du temps. Pierre de l’Estoile a enrichi la collection héritée de son grand-père et de son père par des éditions plus modernes, établies en fonction des progrès de la philologie. Les œuvres de la littérature historique contemporaine constituent le huitième groupe : d’abord des livres d’histoire de France, mais aussi d’histoire des territoires voisins ou plus lointains. La neuvième unité constitue la suite organique de la précédente, et les auteurs y ont classé les canards politiques et les périodiques que l’on a commencé à publier aux XVIe et XVIIe siècles. Le dixième groupe est très intéressant, les auteurs y analysant les œuvres philosophiques, morales et de théorie politique comme un seul ensemble. Le nouveau stoïcisme chrétien en tant que système de philosophie morale, la théorie politique visant à asseoir la paix entre les puissances chrétiennes, et les œuvres traitant d’éthique politique peuvent en effet être logiquement regroupés. Le onzième groupe contient les sciences naturelles et la médecine : il apparaît clairement ici que la seconde moitié du XVIe siècle n’est pas seulement le temps des guerres de Religion, mais aussi celui d’un nouveau système logique et d’une nouvelle vision du monde. Ce sont les titres de Copernic, Galilée et Giordano Bruno, c’est le nouveau calendrier, c’est aussi l’effacement des classiques de la pensée qu’étaient restés Aristote, Ptolémée et Hippocrate, toutes évolutions majeures que Pierre de l’Estoile suit attentivement. Enfin, la collection « à la française » a toujours été liée au modèle de la littérature nationale, et il n’est donc pas surprenant que le douzième groupe, celui des belles-lettres, contienne, à côté des classiques, beaucoup d’œuvres contemporaines.

Le volume ici analysé est exemplaire du point de vue de la structure, mais aussi du mode de la présentation des sources. L’identification des articles différents n’a pas seulement été faite au sens bibliographique, mais les éditeurs ont aussi donné les éléments concernant le rapport entre le livre et le propriétaire (achat, lecture, opinion sur le contenu…). Cet ouvrage imposant est en même temps de consultation aisée, grâce aux index qui le referment.