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Lyse Schwarzfuchs, Le Livre hébreu à Paris au XVIe siècle. Inventaire chronologique

Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004, 268 p., ill. ISBN 2-7177-2297-1

Juliette GUILBAUD

À l’heure où une équipe de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT-CNRS), sous la responsabilité de Colette Sirat, a repris le catalogage complet des manuscrits en caractères hébraïques de la Bibliothèque nationale de France, Lyse Schwarzfuchs propose ici un inventaire chronologique des éditions hébraïques parisiennes du XVIe siècle. Ce travail a été mené à bien par son auteur – bibliothécaire en poste à la Bibliothèque nationale et universitaire de Jérusalem de 1968 à 1995 –, dans le cadre d’une année de recherche passée au sein de la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France.

En dépit de son caractère spécifique, centré sur les éditions hébraïques, cette étude a trouvé pleinement sa place au sein de l’un des principaux projets mis en œuvre par l’équipe de la Réserve : l’édition des papiers de Philippe Renouard concernant la librairie et l’imprimerie parisiennes au XVIe siècle2. Outre ces manuscrits, l’auteur a également exploité, entre autres sources, une bibliographie inédite de Moses Marx conservée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Jérusalem. On ne connaît pour l’heure qu’une seule étude consacrée de façon systématique aux imprimés hébraïques d’une ville européenne, en l’occurrence Bâle, et encore fut-elle menée sur une très longue période, des incunables à la fin du XIXe siècle3. Le succès et le lustre de la Bible de Robert Estienne ne doivent pas éclipser le réel essor de l’imprimerie parisienne en caractères hébraïques, tout au long du XVIe siècle. L’ouvrage de L. Schwarzfuchs est une brillante illustration de cette production particulière, portée par le développement de l’humanisme.

L’engouement des humanistes chrétiens parisiens, à la recherche de l’hebraica veritas, encourage dès le premier tiers du siècle la production d’imprimés en caractères hébraïques, considérés comme des instruments indispensables à la compréhension de la Bible. Le catalogue de près de 450 notices élaboré par L. Schwarzfuchs est un juste reflet de ce dynamisme en matière de publications, et va même au-delà. Il regroupe en effet non seulement les éditions parisiennes en seuls caractères hébraïques, mais également celles qui contiennent de ces caractères, sous des formes isolées et plus ou moins longues : citations, devises, éléments typographiques, etc. La seule ampleur de ce projet mérite d’être saluée. L’auteur, en bibliographe prudente, se défend d’avoir voulu tendre à l’exhaustivité. Elle s’est efforcée de proposer un inventaire le plus complet possible, faisant en outre état des éditions attestées dont aucun exemplaire n’a pu jusqu’à présent être retrouvé.

L’introduction au catalogue brosse un tableau clair, pédagogique et précis de « L’hébraïsme chrétien à Paris au XVIe siècle » (pp. 15-58). Elle commence par évoquer le développement de l’enseignement des langues orientales dès la fin du Moyen Âge chez les spécialistes de l’exégèse chrétienne, comme Nicolas de Lyre4, et les débuts en Europe (Italie, Espagne) de l’imprimerie en caractères hébraïques, d’abord confiée à des imprimeurs et à une main-d’œuvre juifs. L’expulsion des Juifs de France sous Charles VI en 1394, puis de Provence en 1501, en repousse une partie dans le Comtat venaissin et à Avignon. Ces communautés ne contribuent pourtant guère à la diffusion ni à l’enseignement de l’hébreu en France. D’où le développement d’un hébraïsme chrétien (catholique comme protestant), avant tout humaniste, sous l’impulsion décisive de plusieurs noms, auteurs comme imprimeurs. Parmi les premiers, citons François Tissard (1460 ?-1508), auteur d’une grammaire et d’un alphabet hébraïques, imprimés dès 1508 par le Parisien Gilles de Gourmont5 et dédicacés à François Ier.

Les progrès de l’hébraïsme chrétien sont alors étroitement liés à ses mécènes – tels Guillaume Petit, confesseur du Roi, Étienne Poncher, archevêque de Sens, ou Marguerite de Navarre –, mais aussi à quelques personnalités éminentes comme le prêcheur italien Agostino Giustiniani (1470 ?-1536). Ce dernier enseigne l’hébreu à Paris, entre 1518 et 1522, et est l’instigateur de la gravure des premiers caractères hébraïques mobiles parisiens, inspirés de caractères italiens carrés séfarades. L’essor d’une typographie hébraïque à Paris est donc relativement tardif, comparé à la situation de l’Italie ou de l’Allemagne, où les Juifs ont droit de résidence. Entre 1520 et 1528, Gilles de Gourmont est ainsi le seul à posséder une fonte hébraïque, quand on en trouve la trace chez Alde Manuce à Venise dès 1499, chez Thomas Anshelm en 1505 (à Pforzheim) et 1517 (à Haguenau) ou chez Johann Froben à Bâle en 1515.

L’âge d’or de l’édition hébraïque parisienne est sans conteste lié à la création des lecteurs royaux et au prestige du Collège royal, à partir de 1530. La Sapienza de Rome ou l’université d’Alcalá de Henares, fondées toutes deux au début du XVIe siècle, servent alors de modèles à François Ier, qui marque sa volonté de lutter contre l’immobilisme de l’université de Paris. C’est aussi une forme de résistance face à la faculté de théologie, qui possède la juridiction sur l’enseignement religieux. À la suite des Italiens Giustiniani puis Guidacerio (1477-1542 ?), des enseignants comme François Vatable (v. 1493-1547), Paul Paradis6 et leurs successeurs (Alain Restaud de Caligny, Jean Mercier, Jean Cinquarbres), ainsi que de simples auteurs comme Jan Van Campen (1491-1538) ou Nicolas Clénard (1495-1543) stimulent la production imprimée en caractères hébraïques par leurs éditions de grammaires, d’alphabets, de concordances. Jusqu’au milieu des années 1560 et à l’éclatement des guerres de Religion, l’imprimerie hébraïque parisienne connaît une période faste grâce à quelques grands noms, les Estienne, les Wechel, les Chevallon-Guillard-Le Jeune, Agazio Guidacerio et le collège des Italiens, ou encore Guillaume Morel, que suivent des imprimeurs à la production hébraïque plus occasionnelle, tels Louis Blaubloom, Simon de Colines ou Gérard Morrhy.

Les publications en caractères hébraïques connaissent un certain déclin dans le dernier tiers du XVIIe siècle, en raison de leur caractère polémique au moment des guerres de Religion, mais n’en demeurent pas moins de qualité. Le bénédictin Gilbert Genebrard (1537-1597) par exemple, professeur d’hébreu au Collège royal de 1569 à 1591, acquiert une réputation européenne tant par sa grammaire pour la lecture des commentaires rabbiniques (1559) que par ses traductions de classiques vers le latin (Almoli, Maïmonide), de textes historiques, qui lui valent d’être imprimé aussi à Bâle et à Louvain. Chez les imprimeurs, Martin Le Jeune publie toujours Mercier, Cinquarbres et surtout Genebrard, tandis qu’une nouvelle génération de professionnels du livre prend la relève, avec Pierre Le Voirrier ou encore Guillaume II Le Bé. Ce tableau historique, qui fait une heureuse synthèse entre les travaux spécifiques sur les études hébraïques et l’histoire du livre au XVIe siècle7, est complété par une liste de douze marques ou devises en caractères hébraïques relevées dans les éditions étudiées, avec leur localisation et, quand cela a été possible, la provenance de leurs caractères.

Venons-en maintenant à l’analyse statistique de l’inventaire lui-même. Lyse Schwarzfuchs se penche d’abord sur la répartition « linguistique » des éditions, entre celles qui sont entièrement en hébreu (surtout des Bibles) (19%), les éditions bilingues (hébreu-latin) (61%), et enfin celles où l’hébreu est très minoritaire (20%). Nous aurions pu souhaiter un commentaire de ces chiffres de la part de l’auteur. La forte majorité des éditions bilingues – qui regroupent essentiellement alphabets, grammaires, pièces de vers, bibles latines avec un ou plusieurs alphabets hébraïques – donne à penser que les publications contenant de l’hébreu ont alors un caractère très nettement pédagogique au sens large, pour un public de clercs, d’étudiants voire de notables : elles se présentent comme des instruments nécessaires à la compréhension du texte sacré dans sa version originale. En revanche, on trouve une proportion relativement plus modeste d’éditions entièrement hébraïques. Ceci conforterait l’idée que ce genre de publications reste limité à un lectorat somme toute assez restreint. Parallèlement, la citation en hébreu connaît un certain succès puisqu’elle se retrouve, elle aussi, dans environ un cinquième des éditions recensées.

Trois graphiques présentent l’évolution des grandes catégories d’imprimés en caractères hébraïques au cours du XVIe siècle : les alphabets, les grammaires et les bibles. Les courbes mettent en évidence la baisse de ces publications dans le dernier tiers du siècle, au moment des guerres de Religion. Là aussi, un commentaire eût été bienvenu pour tenter d’éclairer le succès divers de ces imprimés au cours du siècle : si la période faste des bibles semble correspondre à l’apogée de la dynastie des Estienne, peut-on expliquer les « pics » successifs des catégories que sont d’abord les grammaires hébraïques/araméennes (1541-1560), puis les alphabets (1561-1580) ? Une quatrième courbe chronologique nous paraît manquer, qui rendrait compte de l’évolution globale de la production en caractères hébraïques tout au long du XVIe siècle. Il suffirait, pour l’obtenir, de convertir sous forme graphique le nombre annuel des éditions recensées dans l’inventaire.

Un dernier graphique compare la production en caractères hébraïques des dix imprimeurs les plus prolifiques en la matière. Le trio de tête, qui devance largement ses poursuivants, est constitué de Martin Le Jeune, de Robert Ier Estienne et des Wechel. Il eût été intéressant – quoique long à mettre en œuvre – de comparer, pour chacun de ces hommes du livre, la proportion de leurs éditions en caractères hébraïques par rapport à l’ensemble de leur production imprimée.

Enfin, l’introduction au catalogue se termine par une « Analyse des différentes fontes » identifiées dans les éditions recensées. L. Schwarzfuchs les décrit avec précision pour les quinze imprimeurs de son étude. Les fontes peuvent être réparties en trois catégories principales, avec ou sans voyelles : des caractères carrés de type séfarade (en majorité), des caractères carrés d’influence ashkénaze (sans doute d’origine bâloise), des caractères semi-cursifs ou rabbiniques de type séfarade. Un échantillon de ces divers types de fontes et d’éditions représentatives nous est fourni par un cahier de trente-trois reproductions en noir et blanc. Les légendes sont claires et renvoient de façon judicieuse aux notices correspondantes du catalogue.

Venons-en à l’objet même de cet ouvrage, l’inventaire chronologique des éditions. Les règles qui ont présidé à l’élaboration des notices reprennent celles des inventaires chronologiques des éditions parisiennes du XVIe siècle, publiés par la Réserve de la Bibliothèque nationale de France. Les notes sur le texte, l’édition, la datation, les caractères, le colophon sont précises, ainsi que les renvois à la bibliographie de référence détaillée en fin d’ouvrage. Notons cependant que le champ de localisation des exemplaires n’est pas d’un usage très commode. Le nombre de bibliothèques et de collections recensées est important (plus de cinq cents !), et donc les abréviations pour les désigner sont un peu trop nombreuses pour être déchiffrées de façon simple, malgré l’index récapitulatif placé en annexe. L’absence de cotes précises des exemplaires, dont la mention eût assurément surchargé encore les notices, est toutefois regrettable. La pratique nous a montré combien les catalogues de bibliothèques, notamment lorsqu’ils sont mis en ligne, pouvaient être facétieux et tromper le bibliographe sur le contenu réel des éditions conservées. Il faudrait en effet pouvoir être certain que les exemplaires localisés correspondent effectivement à la notice qui les décrit. Un index général détaillé (auteurs, auteurs secondaires, imprimeurs, lieux, titres) vient compléter cette étude.

Les remarques précédentes ne doivent en rien éclipser l’ampleur des travaux nécessaires à l’élaboration de cet inventaire ni le sérieux de son auteur. Ce catalogue, pourtant indispensable tant aux hébraïsants qu’aux spécialistes de l’histoire du livre, restait encore à réaliser. Il éclaire d’un jour nouveau l’école d’hébraïsants français du XVIe siècle, ainsi que les imprimeurs qui y sont alors associés. Publié dans les collections de la Bibliothèque nationale de France, cet inventaire est sans conteste appelé à devenir pour longtemps un ouvrage de référence.

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2 Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle…, 5 vol. parus ; le dernier en date, t. V : 1536-1540, Paris, Paris-Musées, 2004.

3 Joseph Prijs, Die Basler hebräischen Drucke (1492-1866), Olten-Freiburg i. B., U. Graf, 1964.

4 Auteur de Postillæ sur la Bible parues à Strasbourg chez Johann Mentelin, [s. d.], en 4 vol. in-folio, puis à Mantoue, à l’adresse de J. de Putzbach, entre 1477 et 1480, en 3 vol. in-folio.

5 Actif de 1499 à 1540 d’après les notices d’autorité du catalogue de la Bibliothèque nationale de France.

6 Enseignant de 1530 à 1549.

7 Citons, outre les recherches en cours à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France (à partir des papiers Renouard), les travaux d’Elizabeth Armstrong – notamment Robert Estienne, Royal Printer : an Historical Study of the Edler Stephanus [1re éd., Cambridge, 1954], éd. rev., Abingdon, Stutton Courtenay, 1986 – et ceux de Geneviève Guilleminot-Chrétien sur les Wechel.