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Jean-François Gilmont, Le Livre et ses secrets

Préface de Francis Higman et Monique Mund-Dopchie, Genève, Droz, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2003, 440 p. (« Cahiers d’humanisme et renaissance », LXV. Université catholique de Louvain, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres, « Temps et espace », 2). ISBN 2-600-00876-4

István MONOK

Qui parmi les historiens du livre ne connaîtrait pas Jean-François Gilmont ? Le bibliographe qui avait commencé comme spécialiste d’Ignace de Loyola, de Carolus Scribanus et de l’esprit jésuite, mais à qui la célébrité est venue comme chercheur sur le calvinisme genevois : le recensement des publications de Jean Crespin et de Calvin, l’édition de bibliographies ont marqué des étapes majeures pour la recherche mondiale sur la typographie du XVIe siècle. Jean-François Gilmont a également publié d’importants volumes d’études, comme le Palaestra typographica (Aubel, 1984) ou encore La Réforme et le livre (Paris, 1990, en anglais, Aldershot, 1998). Il a livré en outre une réflexion sur le destin du livre à l’époque de l’informatique, poursuit sans relâche son enseignement, rédige toujours des articles scientifiques et suit avec attention la production spécialisée (n’est-il pas l’auteur de mille deux cent soixante-six comptes-rendus parus dans seize périodiques ?).

À l’occasion de son départ à la retraite, l’Université catholique de Louvain fait paraître un bouquet constitué de vingt-neuf de ses études. Gilmont, de manière très suggestive, ouvre l’ensemble par une « Lettre à un bibliographe débutant » dans laquelle il présente sa vie et le programme qu’il a voulu suivre. Pour lui, la bibliographie est tout : un programme, une recherche pragmatique des et sur les documents, enfin une publication. La recherche n’a d’autre but que de refermer la bibliographie, l’ensemble étant conçu pour permettre un travail exhaustif et une interopérabilité des données relevées. Toutes les sciences deviennent ainsi des sciences auxiliaires de la première des sciences auxiliaires, la bibliographie, théorie que Jean-François Gilmont présente en toute humilité et sans poser, il va de soi, la question de savoir quelle science est l’auxiliaire de l’autre. Le volume d’études constitue comme le miroir renversé de ce programme de vie. La succession des six parties fait passer de l’approche globalisante aux minutieuses monographies bibliographiques, l’auteur appuyant les conclusions d’ensemble données en ouverture sur les études de cas présentées par la suite, et démontrant ainsi la justesse de sa méthode.

Les études générales sur l’histoire du livre ouvrent le volume, avec quatre articles regroupés sous le titre de « Questions d’histoire du livre et de la lecture ». Le premier développe l’articulation entre changement de la forme du livre, évolution du rôle social du livre et évolution des pratiques de lecture de l’époque des rouleaux (volumina) à celle des hypertextes. La thèse pourrait paraître rebattue, elle est ici revivifiée et emporte sans réserve l’adhésion grâce à l’érudition et à la longue pratique de recherche qui sont celles de l’auteur. Au tournant du manuscrit à l’imprimé, les humanistes attendaient beaucoup du nouveau média : suivre l’édition du texte sur les plans linguistique et philologique, exploiter la possibilité de multiplier les variantes sans nuire à la qualité de l’édition, mais aussi diffuser largement le résultat de ces travaux. Ces changements ont nécessité la réorganisation de l’ordre des connaissances et des livres – la réorganisation des bibliothèques. La seconde étude aborde donc les générations d’humanistes ayant œuvré à l’époque où l’ars impressioria est apparu, puis est devenu une branche économique active. Le troisième texte présente d’abord la méthode de fabrication du livre au XVIe siècle, puis les grands changements dans l’histoire de l’édition et de la lecture au XVIIIe siècle, en soulignant, pour chaque période de mutation, le lien entre logique technique, logique commerciale et économie de la consommation et de la lecture. La technologie n’a pas pu orienter les changements du goût de la lecture ni les évolutions de la pensée scientifique, comme ce sera le cas au XXe siècle.

Les quatre études de la seconde partie (« Approches techniques ») traitent de la naissance de la bibliographie scientifique aux XVIe-XVIIe siècles, depuis le changement de l’infrastructure technique et bibliographique du livre jusqu’à la formation de la terminologie bibliographique. La troisième partie aborde le problème de la stratégie éditoriale, à travers cinq études de cas. L’édition n’est vraiment devenue initiatrice que par suite des risques professionnels et commerciaux pris lors de la publication de la Bible d’Olivetan. La maison d’Alde Manuce était aussi un laboratoire scientifique, ce dont ne témoignent pas seulement les éditions très soignées des textes classiques. Pratiquement personne ne s’est occupé de l’édition de Cicéron (In Epistolas ad Atticum commentarius, 1547, 8°) par Paul Manuce, pourtant l’une des rares à « grand format » ou à « grandes marges ». Cette forme matérielle complique le travail de fabrication, mais facilite considérablement l’utilisation savante du livre. Après cette étude, Gilmont retourne géographiquement dans son pays, avec deux éditions flamandes de la Bible, à Cologne en 1547 et à Louvain en 1548. L’article sur les éditions du Martyrologe de Crespin est un bon exemple pour montrer comment organiser les différents articles d’une bibliographie et quel apparat philologique et scientifique mettre en œuvre. Les trois dernières études nous permettent d’envisager la concurrence entre libraires-éditeurs pendant les Guerres de religion.

La quatrième partie (« Lire une bibliographie ») est composée de quatre études concernant une pratique particulière : le bibliographe lit une bibliographie, il nous montre comment se dessine par là la personnalité savante de celui dont on parle, comment transparaît son environnement chronologique et surtout quelle est son activité scientifique (Carolus Scribanus, Robert Estienne) ou éditoriale (Éloi Gibier, Laurent de Normandie). Celle-ci n’est jamais d’abord théologique, philosophique, philologique, ecclésiastique ou éditoriale. La bibliographie – bien lue – désigne exactement les points où l’activité principale communique avec d’autres domaines, donc le nœud où toutes les activités créatrices se croisent pour devenir interdisciplinaires. Par conséquence implicite, celui qui a créé cette bibliographie (J.-F. Gilmont), y a collaboré ou a constitué une bibliographie similaire, la lit autrement qu’une personne même spécialiste de l’époque. Dans le cas de Gilmont, l’essentiel réside dans la méthode et la conclusion tirée de la lecture de la bibliographie du scientifique.

Dans le cinquième chapitre, l’auteur nous fait partager ses réflexions sur les problèmes théoriques et pratiques relevant de la statistique en histoire du livre : comment mesurer et qualifier par des chiffres une vie, une œuvre ou les chances de survie d’une édition, comment mesurer la survie du livre ? Il faut prendre en compte beaucoup de facteurs pour essayer de refléter une conjoncture : le nombre de villes ayant au moins une imprimerie, la statistique des titres et leur répartition selon leur forme matérielle, le nombre de journaux ou de périodiques, le matériel typographique utilisé (caractères, ornements, illustrations, etc.), les exemplaires subsistants et leur distribution, etc. Les études de cas proposent plusieurs approches : la conservation du Martyrologium de Crespin et celle d’une autre publication du même auteur, l’étude des bibliothèques d’Oxford et de Cambridge, la conservation des œuvres imprimées de Carolus Scribani ou des éditions de Calvin remontant au XVIe siècle. Ce dernier cas est particulièrement important du point de vue hongrois, car l’influence de la traduction hongroise (Szenci Molnár Albert) de l’Institutio religionis christianae sur la naissance d’une langue littéraire hongroise peut être comparée à l’influence de la traduction de la Bible par Luther sur la naissance de la langue littéraire allemande.

Avec les cinq études de la dernière partie (« Regards critiques »), nous retrouvons les questions quotidiennes du bibliographe : qu’est-ce que la bibliographie, comment l’établir, où placer le départ entre précision et efficacité ? Pratiquement toutes les formes de la bibliographie sont utiles, et ni l’expansion du genre de l’histoire de la bibliographie, ni la transition de la bibliographie à l’étude théorique ne sont un hasard. Sans connaissances théoriques et historiques, le résultat ne sera qu’un recensement factuel, certes toujours utile. Mais, pour passer à la bibliographie, il faut s’approcher effectivement du sujet dont la bibliographie parle.