Ex-libris manuscrits et notes dans les impressions de grande diffusion (XVIIe-XIXe siècle)
Marie-Dominique LECLERC
La Bibliothèque bleue1 est apparue au tout début du XVIIe siècle, à l’initiative d’un imprimeur troyen, Nicolas Oudot. L’idée était de toucher un plus large public en faisant paraître en nombre et à moindres frais des ouvrages moins épais et de plus petit format à l’aide d’un matériel typographique de réemploi. Comme les imprimeurs, de Troyes ou d’ailleurs, puisaient essentiellement dans un fonds d’ouvrages préexistants, et parfois fort anciens, on obtint rapidement une « collection » hétéroclite où tous les genres se mélangeaient, mais avec un emploi exclusif de la langue française. Mais, si les titres publiés, tout comme les modes de production et de diffusion avec leurs différents acteurs sont assez bien connus, le lectorat reste une entité fuyante et difficile à cerner. On s’accorde généralement pour dire que ce genre d’ouvrages s’adressait « au plus grand nombre », mais cette expression générique a tendance à masquer l’appropriation de l’objet, son usage et la véritable identité de son usager. D’où l’idée de tenter d’appréhender le public en partant de données fournies par l’objet-livre. Les nombreuses marques manuscrites qui parsèment les brochures nous semblent être en effet une voie d’approche originale de ces problèmes d’identification du public.
Nous pensions, dans un premier temps, nous en tenir aux ex-libris manuscrits en tant que révélateurs d’une sociologie des lecteurs. Mais les notes rencontrées dans les ouvrages nous ont paru aussi révélatrices du type de lecteur et de son attitude face à l’objet-livre. C’est pourquoi il nous a semblé important de nous y arrêter pour une étude plus approfondie. De même, nous ne nous limiterons pas à la seule « Bibliothèque bleue », même si cette dernière formera le socle du corpus. Y seront adjointes toutes les publications de grande diffusion et de peu de prix : ouvrages religieux, catéchismes, almanachs et d’autres encore qui viendront compléter la collection bleue. En fait sera retenue, pour l’étude, toute impression susceptible d’avoir été acquise par tout individu, même disposant de faibles ressources, et d’avoir circulé parmi un large public de lecteurs. Après avoir rappelé les avancées décisives dans la connaissance de l’histoire de la Bibliothèque bleue, et surtout de ses lecteurs, ces vingt dernières années, nous tenterons d’apporter un éclairage complémentaire sur ce public flou par le biais des traces manuscrites qu’il a pu laisser dans les livrets : ex-libris, signatures, notes, graffitis, comptes… seront l’objet de cette étude pour essayer de mieux cerner qui achetait, possédait, utilisait et lisait la Bibliothèque bleue.
APPORTS DES HISTORIENS DU LIVRE À L’ÉTUDE DES PUBLICS
En 1980, Jean-Luc Marais2, dans un important article paru dans les Annales de Bretagne, faisait le point, à la suite des études de Geneviève Bollème3, Robert Mandrou4, Henri-Jean Martin et d’autres, sur les lecteurs de la Bibliothèque bleue. Citant maints exemples, il concluait :
Il n’y a pas à choisir entre un public « populaire » et un public qui ne le serait pas. Il y a à tout moment un public : mais ce public évolue, du XVIe au XVIIIe siècle ; ses limites « glissent » du haut vers le bas sur l’échelle socio-culturelle, et de la ville vers la campagne.
Et d’ajouter :
Ce glissement se faisant, en haut, sous la pression de la « littérature savante », en bas, sous [celle] des libraires-imprimeurs qui cherchent des débouchés. Au XVIe siècle, des nobles, des clercs, des marchands et artisans citadins. Au XVIIe siècle, un élargissement vers les paysans par les noëls, livrets de piété, almanachs, vers le peuple urbain par les livrets profanes, sans que disparaisse immédiatement une lecture de petits nobles, de clercs. Au XVIIIe siècle, une lecture de plus en plus généralisée dans les couches populaires urbaines, et un élargissement vers les campagnes par le colportage. Voilà l’hypothèse…5
L’année suivante, en 1981, la publication des Mémoires de Valentin Jamerey-Duval6 apporta, au travers d’une autobiographie exemplaire, une pierre supplémentaire à l’édifice incertain des lecteurs. Fils de paysan, né dans l’Yonne en 1695, Jamerey-Duval vécut une enfance misérable et errante. Autodidacte pour la lecture, bénéficiant d’un enseignement fortuit pour l’écriture, il accéda pourtant, grâce à diverses protections, à d’importantes fonctions intellectuelles. Dans cet itinéraire d’exception, les brochures de la Bibliothèque bleue eurent leur rôle à jouer puisque c’est grâce à elles que Jamerey-Duval put apprendre à lire, avec l’aide de ses compagnons bergers :
Mes progrès dans la lecture furent si rapides qu’en peu de mois les acteurs de l’apologue n’eurent plus rien de nouveau pour moi. Je parcourus avec une extrême avidité toutes les bibliothèques du hameau. J’en feuilletay tous les auteurs et bientôt, grace a ma memoire et a mon peu de discernement, je me vis en état de raconter les merveilleuses prouësses de Richard sans peur, de Robert le Diable, de Valentin et Orson et des quatre fils Aimon,
soit quatre héros de la Bibliothèque bleue. Et plus loin, dans ses Mémoires, il cite d’autres titres de colportage. Ce témoignage capital sera repris, en 1984, dans l’Histoire de l’édition française, par Roger Chartier7, dont le point de vue se rapproche de celui de J.-L. Marais :
En ses commencements, sous les premiers Oudot, son public semble avant tout citadin (et au premier chef parisien). Entre 1660 et 1780, cette sociologie évolue, conduisant à une popularisation et à une ruralisation de la lecture des livres bon marché. Les attestations d’un tel déplacement sont bien nettes.
À l’expérience de Jamerey-Duval, R. Chartier ajoute, pour la fin du XVIIIe siècle, l’enquête de l’abbé Grégoire, laquelle confirme la diffusion des livrets bleus sur l’ensemble de la France. Et de conclure :
Il est donc sûr qu’entre 1660 et 1780, les textes de la Bibliothèque bleue deviennent progressivement un élément de cette culture paysanne toute superstitieuse et roturière que dénonceront les élites révolutionnaires (…). Le contraste, pourtant, ne doit pas être forcé. D’une part, le répertoire bleu n’est pas constitué que d’anciens romans démodés et discrédités, mais [aussi] de nombreux textes qui n’attendent pour passer des éditions ordinaires aux éditions bleues que la durée du privilège de leur premier éditeur. D’autre part, au XVIIIe siècle, les livres troyens ou leurs équivalents ne sont pas, ou pas encore, une lecture exclusivement paysanne. Leur circulation en ville, quoique difficile à documenter, reste sans doute forte, et si les plus notables s’en détournent (sauf comme collectionneurs), ce n’est sans doute pas le cas de tout un monde médian des sociétés urbaines. Plus que dans la stricte sociologie de leur public, c’est donc dans le mode de leur appropriation que réside la spécificité des livres bleus : la lecture qu’ils supposent ou favorisent n’est point celle des éditions savantes, et dans leur acquisition et possession s’investissent des attachements que n’épuise pas leur lettre déchiffrée…8
Il nous a semblé que l’examen des notes manuscrites portées sur l’objet-livre pouvait participer de l’approche et de la compréhension non seulement du type de lecteurs engagés dans cette acquisition et possession, mais aussi de ces « attachements » dont parle R. Chartier. L’étude a été menée sur les quelque 2500 exemplaires que possède la médiathèque de Troyes. Ouvrages essentiellement troyens – mais pas exclusivement – incluant les almanachs, ils peuvent apparaître comme représentatifs d’une production qui s’est échelonnée sur trois siècles, du moins si l’on considère la pérennité des almanachs à la fin du XIXe siècle. On y a adjoint l’examen de quelques centaines d’exemplaires supplémentaires conservés dans des collections privées. Les fonds conservés à la bibliothèque du Musée national des Arts et traditions populaires et à la Bibliothèque nationale de France auraient sans doute permis une analyse à la fois plus exhaustive et plus fine, mais n’auraient pas, nous le pensons, modifié considérablement les constats auxquels nous sommes parvenus. De plus, l’exploitation de ces différentes collections aurait entraîné d’importants problèmes matériels dans la mesure où toutes les notes manuscrites ne sont pas répertoriées et requièrent donc l’examen de chaque exemplaire. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles un tel travail, à notre connaissance, n’a jamais été réalisé à ce jour. Or, à condition de surmonter ces difficultés pratiques, certaines des brochures consultées nous ont livré des informations intéressantes, originales et parfois cocasses dont voici la teneur.
LES EX-LIBRIS MANUSCRITS
Notre but premier était d’approcher le lecteur dans sa diversité (sexe, âge, milieu socioprofessionnel), et d’étudier les éventuelles évolutions perceptibles sur les trois siècles de production. Un relevé systématique9 fait apparaître des tendances conformes aux habituelles données historiques : parmi les ex-libris datés, 3 personnes apposent leur nom sur leur ouvrage au XVIIe siècle, 19 au XVIIIe siècle, et 33 au XIXe siècle. On rencontre donc bien des marques de possession de plus en plus fréquentes avec la montée de l’alphabétisation. De plus, lorsque les propriétaires sont identifiables par leur prénom, les masculins sont plus fréquents que les féminins. La possession de livrets par des enfants apparaît, quant à elle, à la mi-XVIIIe siècle. Enfin beaucoup de détenteurs de brochures le sont de seconde main : en effet, si les signataires du XVIIe siècle peuvent avoir été acquéreurs de leur livre, ceux du XVIIIe siècle – et a fortiori du XIXe – ont souvent reçu celui-ci par transmission, du moins si l’on considère la date d’édition par rapport à la date manuscrite portée dans l’ouvrage. Il nous a paru toutefois important de retenir ces propriétaires de seconde main, pour vérifier dans quel milieu social s’opérait la transmission. Ajoutons que, malgré leur importante déperdition, tous ces livrets conservés, passés de main en main, témoignent de leur caractère précieux aux yeux de leurs détenteurs successifs.
À ces premiers constats, il convient d’ajouter un certain nombre de remarques pouvant permettre de mieux qualifier ces possesseurs qui, d’ailleurs, n’ont peut-être pas toujours été des lecteurs. Ce qui frappe d’emblée, à la lecture de ces marques de possession, c’est l’orthographe fantaisiste – voire phonétique – accompagnée d’un fort désir d’appropriation. Ainsi sur un Martyre de Sainte Reine publié à Troyes chez Pierre Garnier peut-on lire :
Cette presantte brochure a partien a moy Charlle Petit garcon âgé de dix huit an demeurant Chée son pere a Vill [?] paroisse de Vinnory10 fait a vinnory Ce Douze Decembre mil sept Cent quatre Vingt onze Petit a vinnory.
C’est évidemment un cas idéal car renfermant beaucoup de renseignements : sexe, âge, adresse, datation. Malheureusement la plupart des ex-libris sont loin d’être aussi diserts. De plus, beaucoup sont difficilement lisibles, soit par suite d’effaçage ou d’usure, soit parce que l’écriture elle-même – tourmentée, malhabile – les rend indéchiffrables, en particulier pour les noms propres.
Avec cet exemple, on notera la formule d’ouverture quasi stéréotypée – et donc vraisemblablement transmise : « Ce livre appartient à moi + nom du propriétaire ». On relèvera également la très fréquente répétition du patronyme, jusqu’à trois ou quatre fois, surtout chez les enfants. En outre, les marques de possession antérieures ont occasionnellement été biffées d’un trait de plume pour bien marquer que l’ouvrage est désormais à soi. Quant à l’orthographe, on remarquera la mauvaise segmentation de certains mots, dont le verbe « appartenir », écrit souvent en deux morphèmes, ainsi que l’absence totale de ponctuation avec un emploi anarchique de la majuscule. Cet autre exemple, relevé dans un almanach troyen de 1765 publié par Michel Gobelet, permettra également de se faire une idée de la transcription phonétique plus qu’orthographique de certaines notations : « Le presants éphémérides Troyennes apartiens at Gabrielle Simon lenfumée je pri seus out celle quille le trouverron de Lui Rémaite ille ». En allant vers le XIXe siècle, la maîtrise orthographique s’améliore légèrement, mais pas toujours significativement, comme en témoigne cet ex-libris emprunté à une Bible des Noëls, imprimée à Nantes par Forest :
Ce livre appartiens à moi Pierre Bonet celui qui le trouveront auront la bonte le remete a piere Bonet a saint jacques numeraux huit.
L’investissement personnel – quasi affectif – dans le livre est tel que non seulement la marque de possession est fortement inscrite au travers du nom et pronom personnel à la première personne, mais aussi dans des annotations complémentaires permettant, en cas de perte, de rendre l’ouvrage à son propriétaire : adresse, demande de retour de l’objet. Tel est le cas, par exemple, de la mention portée sur ce catéchisme produit par la veuve André à Troyes en 1827 :
Ce present livre apartient a Louise Oudin rue Bigou fausbourg st Savine à Troyes je prie bien ceus ou selles qui le trouverait de me le remietre.
Cependant, bien des livrets ne renferment pas d’adresse précise, bien que les propriétaires aient exprimé le désir de voir l’objet leur être rendu en cas de perte. Ce sont notamment les brochures en usage dans les écoles, telles que Civilités et Règles de bienséance. On peut peut-être supposer que l’enfant pense n’être susceptible d’égarer son livre que dans la sphère de la classe ou de l’école ; dans ce cas, seule la mention de son nom paraît utile pour le récupérer. En revanche, dans d’autres types d’ouvrages, l’indication d’une ville sans précision de rue peut laisser perplexe. La personne s’imagine-t-elle être suffisamment connue de tous pour ne pas éprouver le besoin de cette mention ? En fait, certains livrets témoignent indirectement d’une coutume populaire de localisation : on n’habite pas rue une telle, mais « près de… ». Ainsi un détenteur d’une Histoire de Valentin et Orson habite-t-il à Boisroger (Manche, non loin de Saint-Malo de la Lande), près l’église ». Toutefois la palme de la précision semble revenir au possesseur d’une Vie des trois Maries, lequel mentionne, sur une page de garde : « chez Monsieur beauquer a St Cloud Rue de leglise en face du boucher a cotez dun Serurier ». Sans doute tenait-il tout particulièrement à récupérer son ouvrage en cas de perte… Et tout le monde n’a pas la chance, comme Gaspard, jardinier du château de Luart (Sarthe), de pouvoir honorer sa brochure d’une adresse aussi précise et aussi prestigieuse ! Dans un seul cas, le propriétaire d’une Bible des Noëls, éditée à Troyes, nous a livré, non sa propre adresse, mais le lieu d’achat : « acquis le 29 décembre 1780, proche St Jean de Troyes ».
Ces indications de localisation nous ont paru présenter un autre intérêt, en ce qu’elles permettent d’apprécier la zone de circulation des ouvrages. Si l’on met en regard lieu d’édition et commune du détenteur de l’ouvrage, on peut tenter d’apprécier l’étendue d’action du colportage. Or cette étendue paraît faible a priori, et les éditions troyennes sont majoritairement détenues par des lecteurs de Troyes, de sa banlieue (Sainte-Savine, Saint-André…), ou des communes comprises dans un rayon d’environ 40 kilomètres : Verrières, Ramerupt, Arcis-sur-Aube, Buxeuil, Bar-sur-Seine, Ervy-le-Châtel, Vendeuvre, Villy-en-Trodes… Bien sûr, il y a quelques exceptions : ces mêmes impressions troyennes peuvent se retrouver à Boisroger (Manche), à Vignory (Haute-Marne), à Saint-Cloud ou au Luart. Et les mêmes constats s’effectuent pour les éditions populaires des autres centres d’impression : par exemple une Bible des Noëls de Nantes possédée par une personne de Saint-Jacques (mais s’agit-il d’un lieu dit, du quartier d’une église ou encore d’une commune du Calvados, du Finistère ou du Morbihan ?), un Scaramouche de Limoges, détenu par un lecteur de Saint-Junien-les-Combes (Hte-Vienne), ou encore un Livre instructif de Caen, appartenant à un habitant de La Guerche (Mayenne ou Ille-et-Vilaine ?). Évidemment, cette très fréquente proximité entre possesseurs de l’ouvrage et imprimeur ne doit pas nous amener à penser que les livrets ne circulaient pas, et en particulier que le colportage ne remplissait pas son rôle de diffusion. Mais il semble évident que les lecteurs étaient plus nombreux là où il y avait production, et que ces mêmes lecteurs étaient aussi sans doute plus alphabétisés dans ces mêmes zones de production ; comme tels, ils pouvaient plus aisément laisser des traces manuscrites dans leur (s) livre (s). Malheureusement, cette analyse ne peut être poussée plus avant, faute d’un nombre suffisant de mentions ; faute aussi de leur lecture : de fait, nombre de noms de commune sont illisibles, par effacement ou par suite de graphies fantaisistes rendant impossible tout déchiffrement. Pourtant, une carte plus détaillée des propriétaires de livrets bleus permettrait une meilleure approche de ce groupe de lecteurs.
De plus, parmi toutes les annotations, assez fréquemment est même faite promesse de récompense. Ainsi sur une Civilité imprimée à Troyes chez Mme Garnier, peut-on lire :
Ce petit livre A partien a moi Eugénie Le [patronyme] ceux qui le trouverons peuve Me le raportez je leur satisferez de leur peine. Fais par moi eugénie [patronyme] a Ch [village] Cette sivilité Crétienne 68.1831.
Ladite récompense est parfois précisée et peut même s’effectuer en nature. Dans un catéchisme troyen de 1891, la personne, dans une parfaite maîtrise de sa langue, fait cette alléchante proposition :
Ce livre appartient à Légérine Gouny les personnes qui le trouveront auront la bonté de lui rendre elle leur payera une bouteille de bon vin 1891.
Mais l’adaptation de cette expression pouvait être toute locale. Ainsi, dans un Abrégé de géographie (Paris, Moronval, 1833) trouve-t-on cette variante :
Ce present livre appartien au sieur Abdon petit demeurant à Verrières il prix Bien ceux ou celle qui leretrouveront de me le remetre entre les mains ils seront sastisfait de leur peinne à la St A Ventin du bouteille de vin et a la St Crépin du morseau de pain.
Cette dernière note appelle quelques précisions : le propriétaire de l’ouvrage habitait Verrières, petit village à proximité de Troyes dont le saint patron est saint Aventin11. Quant à saint Crépin, sans doute est-il là pour la rime comme le note, non sans humour, l’actuel possesseur de cette Géographie. Abdon Petit, lui aussi, ne manquait pas d’humour ; sur une autre page de garde de cette même Géographie, il inscrivit :
Ce present livre appartient à sont maître qui n’est ni capussin ni prêtre ni danvie de lête mes en cas de perdition Abdon est sont vrais nom…
D’autres formulations sont suffisamment récurrentes pour que l’on pense à une tournure stéréotypée qui se transmettait entre possesseurs de livres12. En voici une première : « Si poussé du demon tu derobe ce livre apprent quetout-fripon est indigne devivre » (Livre instructif…, Caen, F. Poisson, 1806). Et une seconde :
Ce livre est a moi comme paris est au roi jestime auten mon livre comme le roi estime sa ville en cas de perdition elvire Du chemin est mon nom lan 1838 (Le Nain jaune, Toulouse, Antoine Navarre).
Ces deux tournures ont été relevées dans des impressions populaires, mais nous les avons aussi rencontrées dans des publications à destination plus élitiste ; ce dernier point nous ferait penser à une culture populaire perméable, empruntant à l’occasion à un milieu plus bourgeois, comme ce fut sans doute le cas au XIXe siècle en particulier. Dans la diversité des ex-libris rencontrés, bien des renseignements sur les propriétaires font malheureusement défaut. Si l’on relève, comme on peut bien s’y attendre, plus d’hommes que de femmes, on ne sait rien de leur âge, ni de leur profession. Ce dernier point eût été d’un intérêt capital pour corroborer la modestie de l’origine sociale des détenteurs ; on la pressent déjà dans cette imparfaite familiarisation avec l’écrit révélée dans les notes manuscrites. Or quelques très rares indications confirment que le milieu socioprofessionnel est effectivement modeste. Dans la collection troyenne, nous avons pu repérer un clerc en possession d’une brochure facétieuse Étrennes à Messieurs les Riboteurs, un jardinier détenteur d’une Grande Bible des Noëls, et une couturière propriétaire d’une Histoire de Joseph mise en cantique ; malheureusement, dans ces trois cas de figure, l’ex-libris n’est pas daté. Mais le cas le plus intéressant reste celui de cet énorme recueil de chansons13 renfermant 80 brochures, et dont les pages de garde révèlent trois détenteurs successifs. Le recueil semble avoir été constitué par Edme Mailly, garçon imprimeur chez la veuve Garnier à Troyes :
ce présent Recueille appartient à Edme Mailly Garçon imprimeur chez Madame Garnier dans la rue du Temple à Troyes. En cas de perte je prie Ceux ou celle quy le trouverait de me le rapporter : y luy a 3 ff pour leur peine à Troyes Ce 16 mars 1748.
Dans ce même ouvrage, d’autres écritures dévoilent les possesseurs successifs ; le livre est ainsi passé (au XVIIIe siècle ?) dans les mains de Millet, jardinier, et de La Lune, compagnon tanneur et corroyeur. Un clerc, deux jardiniers, une couturière, un garçon imprimeur et un compagnon tanneur, toutes ces professions sont bien le meilleur indicateur que l’on puisse imaginer du type de clientèle de la Bibliothèque bleue et du milieu socioprofessionnel dans lequel elle évoluait.
Quant au genre d’ouvrages possédés, il est fort varié, puisque tout type d’ouvrage est susceptible de renfermer un ex-libris manuscrit. Toutefois, les livrets religieux apparaissent largement prédominants dans ce corpus. Certes, ils représentaient une forte part de la production, troyenne en particulier, mais on peut aussi avancer une autre explication : d’un grand usage, sans doute emportés plus fréquemment que d’autres, ils étaient aussi plus susceptibles de perte et de disparition, d’où l’importance d’y porter son nom. L’attachement à ce genre de brochure était d’autant plus sensible que dans bien des cas ladite brochure pouvait constituer le seul capital livresque de son propriétaire. On peut dès lors comprendre qu’elle ait été l’objet d’un investissement pécuniaire, affectif, voire culturel, particulièrement important.
En marge de ces possesseurs adultes, difficiles à cerner car peu diserts, il en est d’autres un peu plus loquaces : ce sont les enfants. Les ouvrages où ils s’expriment sont essentiellement de type pratique, relevant des apprentissages premiers : ce sont surtout des abécédaires et des « civilités » dont la plupart ont manifestement connu un usage intensif. La remarque formulée à propos des ouvrages religieux vaut aussi ici. Outre le fait que la brochure religieuse les englobe aussi fréquemment, les civilités peuvent être également sujettes à l’oubli, à la perte, voire au vol, dans un établissement scolaire par exemple – d’où encore une fois l’importance d’y apposer son nom. Plus encore que l’adulte, l’enfant aime à répéter celui-ci plusieurs fois. De plus, calligraphier son nom est généralement la première idée qui lui vient en tête lorsqu’il veut essayer sa plume ou s’entraîner à écrire, d’où la présence du patronyme non seulement sur les pages de garde, mais aussi parfois à l’intérieur du livret. Contrairement à l’adulte, il indique parfois son âge : « Cette Civilité apartient apierre Jasquier agé de 8 ans 9 mois Le 12 fructidor an 10 », peut-on lire dans Les Règles de Bienséance et de la Civilité chrétienne imprimées à Rouen en 1774 par Laurent Dumesnil ; ou encore : « le present livre appartein a Adrienne Aulong a Vendeuvre agée de 9 lannée 1840 aube », dans une Association pour bien mourir sous la protection des saints anges gardiens publiée en 1817 à Bar-sur-Seine. En dehors même de la mention d’âge, loin d’être toujours présente, la maladresse même de l’écriture trahit des scribes peu expérimentés, voire débutants. On leur doit aussi le plus grand nombre de notes marginales et d’annotations en page de garde. Or tous ces éléments secondaires, portés par les possesseurs successifs des ouvrages, sont tout aussi révélateurs des mentalités des détenteurs de l’objet que du mode d’appropriation de celui-ci.
DE QUELQUES USAGES DU LIVRE DE GRANDE DIFFUSION
Pour l’enfant, le livre est un objet qui lui appartient et dont par conséquent il peut faire l’usage qu’il veut : essayer sa plume, la tester par quelques essais de lettres ou de syllabes, calligraphier son nom à l’infini ou bien gribouiller. Soit une civilité imprimée en 1785 à Orléans par Jean-Mathieu Rouzeau-Montaut. En deuxième de couverture se trouve l’inscription suivante : « ceprésen livre apartien / aparten / amoi fou / quau » ; en troisième de couverture, on retrouve les mêmes informations : « cepresent livre / arpartien amoi fouqueau / fouqueau dememereret [?] 1834 FOUQ / EAU / 1834 ». À l’intérieur de l’ouvrage, des lettres ont été tracées en divers endroits, ce qui correspond soit à des essais de plume, soit à un entraînement à la calligraphie. En page 10, on trouve la mention de « fouqueau pecheur » ; en page 11, dans le traité d’orthographe, « gelés choux gelés fouqeau » et en 12 « ce present livre apartien amoi fouqueau 1834 ». En dernière page, l’imprimeur fait figurer un avis publicitaire dont l’enfant recopie une partie : « papiers de toutes grandeurs et qualités, encre, plumes, cire d’Espagne, crayons, &c » et « cire despagene, crayon, encre, plume, &c » repris dans le désordre et avec faute. Enfin, en quatrième de couverture, se trouve une énième fois la mention « fouqueau 1834 ».
Le jeune lecteur peut aussi y dresser quelques opérations arithmétiques ou encore l’utiliser comme journal personnel. Ainsi, dans Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne imprimées en 1822 à Troyes par la veuve André, quatre lignes ont été écrites à la plume ; les trois premières ont été rayées, mais on peut encore lire la dernière : « je me suis bien amuser avec Laure ». Une formule stéréotypée, que nous avons rencontrée plusieurs fois, correspond sans doute à une de ces phrases que l’on répétait aux enfants : « Joséphine tissier bone file quand dor » et « Darganton est un bon garson quand ils dor », toutes deux trouvées dans une Grande Bible des Noëls, imprimée à Orléans chez Charles Jacob. Plus cocasse encore est cette mention au crayon rouge découverte dans La Terrible et merveilleuse vie de Robert le Diable imprimée à Rouen : « Moi et robert le diable nous sommes deux amis nous faisons ce que nous voulons » ; quand on connaît la vie de Robert le Diable, il y a peut-être de quoi s’inquiéter pour cet enfant !
L’utilisation ludique de l’ouvrage ne revient pas uniquement aux enfants. Les adultes aussi aiment jouer avec les mots, voire détourner la vocation première du texte imprimé. S’il peut paraître convenable que tel lecteur ait ajouté quelques noëls supplémentaires à sa Grande Bible des Noëls, en revanche y adjoindre une chanson d’amour ou y organiser un jeu de piste peut apparaître comme un détournement audacieux, voire subversif. Ainsi, dans une édition troyenne de Garnier le Jeune, le propriétaire, à une époque indéterminée, inscrit-il, en page de garde, dans une écriture qui ne semble pas celle d’un enfant, cette phrase énigmatique :
Bon jour M’adame je vien cherche le coq il n’est pare isi il est allé selé a 5 pour retour nez ala page 7.
Si le lecteur a compris la phrase, il se reporte à la page 7 pour trouver : « il nest par isi il est reparti alapage 10 ». En page 10, rien, mais à la 11, on peut lire « il n’est pas isi il est par isi il ala page 13 ». À cette dernière, cette indication : « je vient cherchez le coq retournez la page », pour enfin découvrir, en page 14, le dessin d’un coq ! Toutefois les annotations manuscrites portées dans les ouvrages sont plus souvent utilitaires que ludiques. Au premier rang, on relève l’utilité pragmatique désinvolte : on emploie la couverture, voire une page de la brochure, comme papier buvard ; les traces d’encre s’y inscrivent alors en inversé. On s’en sert également comme s’il s’agissait du seul support papier que l’on possède à la maison pour dresser, dans n’importe quel sens, des opérations arithmétiques. N’importe quel type d’ouvrage peut être concerné par ce type d’emploi : ouvrages religieux ou bien récréatifs comme un Tyiel Ulespiegle ou un Juif errant, et, a fortiori, tous les titres pratiques (civilités, almanachs…).
En dehors de cette utilisation ponctuelle et quasi spontanée, il en est d’autres beaucoup plus réfléchies : le livre devient mémoire. Tel lecteur, et surtout telle lectrice pieuse, reportera dans sa brochure une pensée chrétienne, quelque fête religieuse mémorable ou bien encore un rendez-vous liturgique à ne pas oublier : « Le rosaire perpetuel depuis midy jusqu’a une heure le jour de l’assomption dela tres sainte vierge », écrit Françoise Bourbonne dans sa Preparation à la mort (Troyes, Jean Garnier). Et ne peut-on imaginer que cet exemplaire des Regles et statuts de la confrérie des agonisans (Troyes, veuve Gobelet, 1789) a appartenu au bedeau lui-même puisque le possesseur y a consigné quelques rappels propres à la fonction : « sonnerie 3 coups avec la grosse cloche. 3 coups avec la petite. Cela repeté 3 fois (en alternant toujours) En tout 18 coups». Se trouve également dans le livret une liste de mots disposés en colonne et en rapport avec le lieu et l’emploi : « vicaire sacristain argenterie drap sonnerie portefaix chantre… »
Le livre peut aussi garder trace d’accords importants, notamment en cas de prêt d’argent : il semble alors tenir lieu, du moins dans l’esprit des contractants, d’acte notarié. Dans un Traité des songes à la double adresse de Rouen et Paris, une reconnaissance de dette, datée de 1787 et sans doute dressée entre membres d’une même famille, précise que Jean Viollet reconnaît avoir reçu de Louis Viollet « la somme de trois livre quatre sol cinq centime [sic]… » On y conserve encore des recettes, naturelles ou magiques, peut-être d’ailleurs empruntées à d’autres brochures de la Bibliothèque bleue14. Ainsi, dans une Arithmétique nouvelle (Troyes, Jean Garnier), le détenteur a-t-il consigné les vertus de la « poudre de sympathie »:
on appelle poudre de sympathie ou sympathique (…) vitriol calciné au soleil qui, par un effet très difficile à expliquer, sert à guerir une plaie, ou une hémorrhagie, si l’on jette dessus du sang du malade ou si l’on en saupoudre un linge trempé de ce même sang. Tout est plein d’exemples admirables des sympathies morales & physiques.
Ce type d’emploi secondaire de l’imprimé est récurrent lorsque l’on se tourne vers l’almanach. Déjà assigné, par son contenu même, à une fonction référentielle (temporelle, géographique, astrologique, festive…), l’almanach devient l’aide-mémoire par excellence lorsque son détenteur y ajoute ses propres notes15. On y retrouve bien sûr des opérations posées en tous sens, mais aussi quantité de remarques ayant trait au cours du temps ou à la météorologie. Ainsi, dans un almanach de Mathieu Laensberg de 1816 imprimé à Troyes, chez la « Femme Garnier », une personne a-t-elle consigné les mois à trente jours… avec plusieurs erreurs : « voilà les mois atrante jours janvier avril juin septembre octobre ». Dans cet autre de 1788 (Troyes, Adrien-Paul-François André), on rencontre, en deuxième de couverture, quelques notations météorologiques :
Vendredy 26 pluye et gele/ Samedy 27 Beau et froid/ Dimanche 28 Beau.
Ce troisième exemplaire, un almanach de 1818 (Troyes, veuve André), a servi de livre de créances, mais l’un de ses possesseurs y a aussi noté des dictons météorologiques :
a la saint Vincen / tout gèle ou tout fend /L’hiver se reprend/ ou se rompt la dent ; et aussi : St Vincent clair et beau / Plus de vin que d’eau.
Mais ce qui semble avoir donné lieu au plus grand nombre de remarques manuscrites, dans les almanachs, c’est le passage au calendrier républicain. Par exemple, dans un Almanach du bon laboureur pour l’An VII de la République Française, le propriétaire éprouve le besoin d’écrire, en première de couverture bleue muette : « VIII an 88 / an VIII / 1799 = 1800 ». On soupçonne, dans cette suite de notations, les difficultés de repérage qu’éprouve le scripteur. En deuxième de couverture a été dessinée, à la plume, une échelle zodiacale avec les douze signes et leur nom. Et en troisième de couverture figure une table de concordance, toujours à la plume :
nivose an 8 | 1799 |
7 | 1798 |
6 | 1797 |
5 | 1796 |
4 | 1795 |
3 | 1794 |
2 | 1793 |
1 | 1792 |
Il s’agit bien, pour le lecteur, de se réapproprier le temps qu’il connaissait et maîtrisait auparavant, tout comme l’individu a besoin d’opérer une conversion mentale – ou écrite – lors d’un changement de monnaie pour ce qu’il va payer, de manière à assimiler les nouvelles parités. Une douzaine d’années plus tard, le même besoin se fait toujours sentir. Dans un Almanach du bon Laboureur pour l’an 1811 (Troyes, veuve André), le propriétaire dresse cette petite liste d’équivalences en deuxième de couverture :
18 frimaire | 8 Décembre |
8 ventose | 26 février |
8 prairial | 27 mai |
4e jour compl | 20 sept. |
De même que l’imprimeur troyen Mme Garnier s’est appelée, au gré des événements « Citoyenne Garnier » ou « Femme Garnier », l’acheteur devait s’adapter au cours des décisions politiques et tenter de les mémoriser et de les maîtriser en les inscrivant dans un ouvrage tout prêt à les recevoir : son almanach annuel. S’il avait vécu quelques années plus tard, on peut aisément imaginer qu’un laboureur tel que Pierre Bordier16 aurait sans doute consigné dans son Compendium ou dans son Journal une telle table de concordance tant il était attaché au déroulement du temps et à sa compréhension. Cette importance était telle à ses yeux que les 91 premières pages de son Compendium sont consacrées à la recopie d’un almanach intitulé Les Prophéties perpétuelles de Thomas Joseph Moult, un classique de la littérature de colportage. Cet ouvrage lui permet de penser le temps, de se l’approprier et de tenter de le comprendre en essayant d’y découvrir des retours cycliques propres à mieux maîtriser la culture de la terre, donc les périodes de semailles et de récoltes. Pierre Bordier n’annote pas les almanachs qu’il achète, ou alors on ne le sait pas. Il consigne au contraire dans son Journal, en avril 1764, que
le 1er, 4e dimanche de carême, il devoit arriver une éclipse de soleil. Les almenats la marquoient douze heures 3 minutes à Paris17.
Ainsi que le remarque Jean Vassort, une telle notation démontre que ce type d’imprimé circulait bien dans les campagnes au XVIIIe siècle et qu’il y était lu, point largement corroboré par les annotations que nous avons nous-même relevées. Si l’on y ajoute la recopie des Prophéties dans le Compendium, on a là un intéressant effet de miroir entre l’imprimé et l’écrit, inscrivant bien la brochure de colportage dans un lectorat relevant des classes populaires ou moyennes. Enfin, Pierre Bordier recopie les Prophéties maladroitement et souvent avec des fautes. Selon l’éditeur Jean Martellière, « il ne savait pas copier, (…) mangeait la moitié ou la fin de ses phrases, il ne savait pas l’orthographe, il commit donc des fautes invraisemblables »18. Et, point important, à la fin de sa longue copie, Pierre Bordier ajoute :
Je suis à qui je suis et ne veux estre qu’à mon maître Pierre Bordier, demeurant paroisse de Lancé, qui m’a écritte le mois de may 175219.
Ainsi l’appropriation de l’ouvrage, si elle ne s’est pas faite sur l’objet même – peut-être ne lui appartenait-il pas – s’est-elle reportée sur son double dont le texte fut pour ainsi dire ingéré par le scripteur au travers de sa copie malhabile. Ayant le sentiment désormais de comprendre les caprices météorologiques, il ne restait plus à Bordier qu’à confronter la théorie à la réalité.
EN CONCLUSION : UNE LITTÉRATURE POUR TOUT UN CHACUN
Dans son approche de la littérature de colportage, Pierre Bordier est un cas intéressant, car il permet de comprendre comment le lecteur s’emparait d’un texte, se l’appropriait et éventuellement le détournait. Les études menées sur les écrits et autobiographies de personnages comme Valentin Jamerey-Duval, Jacques-Louis Ménétra, Louis Simon et Pierre Bordier20 offrent la possibilité de mieux approcher l’univers mental de ces hommes du XVIIIe siècle. La présente analyse des ex-libris manuscrits et notes marginales relevés dans les ouvrages de grande diffusion se veut un complément à ces travaux. Elle confirme la pénétration de l’écrit dans des milieux modestes, la montée de cette maîtrise au fil des siècles dans une habileté diversement partagée : d’une signature maladroite pour certains jusqu’à des notes complémentaires pour d’autres. Une réserve toutefois : même si les traces manuscrites de personnes peu acculturées sont les plus nombreuses, il existe cependant des signatures et des annotations émanant manifestement de lettrés. Elles restent néanmoins des exceptions, tout comme sont exceptionnelles les reliures nobiliaires sur les ouvrages de colportage. Enfin, à partir du XIXe siècle apparaissent des ex-libris imprimés désignant un nouveau type de propriétaires : des personnes cultivées s’intéressant à la « beauté du mort », c’est-à-dire la défunte Bibliothèque bleue. Le modeste livret bleu fait alors son entrée dans la bibliophilie, et devient objet de collection et d’érudition.
Même si ces traces ne doivent pas faire oublier les quelques cas lettrés rencontrés, il n’en reste pas moins qu’elles sont les plus nombreuses à annoncer un public peu instruit qui paraît faire des efforts pour gouverner sa main et s’emparer du texte. Ces conquêtes de l’imprimé laissent en outre une impression paradoxale. Objet rare, qui dit la vérité – celle du texte religieux ou encore de l’almanach de Pierre Bordier – il doit être conservé et transmis ; d’où l’importance du nom à y inscrire, et d’où aussi la présence des patronymes successifs. Le livre ne devient réellement propre que lorsqu’on y a laissé son empreinte. Mais c’est aussi un objet qui doit servir, d’où toutes ces notes, même peu révérencieuses à l’égard du texte originel. Enfin c’est aussi un lieu de mémoire qui doit permettre de consigner et de conserver des faits d’importance, ou jugés tels. On est donc loin d’avoir épuisé tous les attachements personnels qui s’y investissent, ainsi que le notait R. Chartier, tant l’objet est malléable entre les mains de son propriétaire et tant il apparaît de nos jours complexe et insaisissable.
Ex libris datés : répartition chronologique
XVIIe siècle | XVIIIe siècle | XIXe siècle |
an 10 (g.) | ||
1807 (f.) | ||
1810 (h.) | ||
1812 (h.) | ||
1615 (h.) | 1815 (g.) | |
1818 (g.) + 1823 (f.) | ||
1819 (h.) | ||
1819 (g.) | ||
1819 (fi.) | ||
1820(?) (fi.) | ||
1722 | 1822 (f.) | |
1725 | 1824 (g.) + 1840 (fi.) | |
1826 (f.) | ||
1828 | ||
1828 (h.) | ||
1730 (f.) | 1829 (g.) | |
1831 (fi.) | ||
1833 (g.) | ||
1834 (g. ?) | ||
1836 (h.) | ||
1838 (f.) | ||
1743 (f.) | 1840 (h.) | |
1647 (h.) | 1748 (h.) | 1846 (f.) |
1752 (fi. ?) | 1852 (f.) | |
1858 (h.) | ||
1761 | 1859 (h.) | |
1666 | 1764 (f.) | 1867 (h.) |
1870 (h.) | ||
1777 (h.) + 1777 | 1871 (h.) | |
1778 (h.) | ||
1780 | ||
1789 (h.) | ||
1789 (f.) | ||
1790 (h.) | ||
1790(fi.) | ||
1791 | 1891 (f.) | |
1791 (h.) | 1892 (h.) | |
1794 (g.) |
____________
1 En ouverture, nous tenons à remercier la Médiathèque de Troyes, et tout particulièrement Nathalie Roy, qui ont réservé le meilleur accueil à notre demande de consultation exceptionnelle. Sans leur concours, cette étude n’aurait sans doute pas été possible. Mais nous voulons aussi remercier tous nos amis qui, sachant que nous travaillions sur cette matière rare, se sont mis en chasse dans leur collection privée ou leur documentation : un grand merci donc à Jean Darbot, Pascal Jacquinot, Olivier Justafré, Édith et Michel Toussaint. Sur la Bibliothèque bleue en général, on pourra consulter : Marie-Dominique Leclerc et Alain Robert, Des éditions au succès populaire : les livrets de la Bibliothèque bleue XVIIe-XIXe siècle, Troyes, 1986, 2 vol. La présente étude porte sur quelque 2500 exemplaires conservés par la Médiathèque de Troyes et sur plusieurs centaines d’exemplaires en mains privées.
2 Jean-Luc Marais, « Littérature et culture ‘‘populaires’’ aux XVIIe et XVIIIe siècles. Réponses et questions », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 87, nº 1, mars 1980, pp. 65-105.
3 Geneviève Bollème, La Bibliothèque bleue. Littérature populaire en France du XVIIe au XIXe siècle, Paris, 1975.
4 Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, 1964.
5 J.-L. Marais, art. cité, p. 85.
6 Valentin Jamerey-Duval, Mémoires, Paris, 1981.
7 Roger Chartier, « Livres bleus et lectures populaires », dans Histoire de l’édition française, Paris, 1984, t. II, pp. 498-511.
8 Ibidem, pp. 509-510.
9 Voir annexe.
10 = ? Vignory, Haute-Marne, entre Joinville et Chaumont.
11 La liste des saints invoqués et de leur fête pouvait parfois être fort longue et donner lieu à tout un jeu de récompenses gourmandes : vin, pommes, galette… pour se terminer sur un « beau rien ».
12 …et entre collégiens ! On retrouve en effet, dans un curieux recueil intitulé Album du collégien par Bertall, la formulation : « Si poussé du démon… » ; elle est illustrée d’une vignette humoristique montrant le voleur pendu à une potence, tandis qu’un horrible démon pointe son trident sous les fesses du coupable.
13 Cet exemplaire appartient à la BnF, département de la Musique.
14 On peut penser à des livrets comme Le Secret des secrets de nature, ou encore le Bâtiment des recettes.
15 Francesco Maiello, Histoire du calendrier (Paris, 1996), pour le détournement de l’almanach en agenda, notamment le chapitre « Les résistances face à l’agenda », pp. 230-237.
16 Jean Vassort, Les Papiers d’un laboureur au siècle des Lumières, Seyssel, 1999.
17 Ibidem, p. 123.
18 Ibidem, p. 22. Jean Martellière a réalisé, en 1900-1901, une première édition des manuscrits de Pierre Bordier.
19 Ibidem, p. 140.
20 Valentin Jamerey-Duval, ouvr. cité ; Daniel Roche, Journal de ma vie, Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, Paris, 1982 ; Anne Fillon, Louis Simon, villageois de l’ancienne France, Rennes, 1996 ; Jean Vassort, ouvr. cité.