Le fabuleux destin des Frères Duplain
Brigitte BACCONNIER
Doctorante au Centre de recherche en histoire du livre Enssib
Le XVIIIe siècle lyonnais a révélé une famille de libraires qui, inconnue en 1700, va se hisser au rang des plus influentes de la ville au milieu du siècle1. Originaire de Haute-Loire, Marcellin Duplain se fixe à Lyon pour travailler dans le commerce de la librairie, il démarre une affaire et se fait bientôt connaître. Ses fils Benoît et Pierre développent l’entreprise de leur père, font prospérer leurs intérêts et se font reconnaître dans le monde de la librairie. Les petits-fils de Marcellin, Joseph et Pierre-Jacques se trouvent bien à « l’étroit dans cette ville »2 lorsqu’ils décident de s’installer à Paris, à la veille de la Révolution. Ils auront des destins enviables et tragiques à la fois : Joseph se lance dans l’édition de l’Encyclopédie, puis s’improvise journaliste royaliste. Pierre-Jacques voyage en Europe, reprend son métier de libraire pour devenir un « révolutionnaire exalté ». À la veille de la Révolution, ces deux hommes au caractère bien trempé exercent à Paris. Vont-ils traverser la Révolution ou bien tomber sous le couperet de la guillotine du Tribunal révolutionnaire ?
Marcellin Duplain, le pionnier (1670-1740), arrive à Lyon autour de 1700 où il s’installe comme libraire, avec « deux louis d’or du reste de ses gages »3. Il est originaire d’un hameau près de Monistrol en Haute-Loire où, fils de valet, il vivait dans une chaumière avec sa famille. À son arrivée à Lyon, rue Mercière, il rencontre le libraire Claude Bachelu avec lequel il s’associe le 20 septembre 17024. Trois ans plus tard, le 9 Mars 1705, Marcellin « fait gendre » en épousant Constance la fille de Claude5. Il travaille avec son épouse jusqu’en 1735 publiant des livres aussi divers que l’Analyse du livre de Job de Daniel Laurent (1710), le Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne de Richelet (1728), le Nouveau cuisinier françois, ou l’École des ragouts… du sieur de la Varenne (1727). À partir de 1736, il s’associe avec ses deux seuls fils, Pierre et Benoît, qui vont assurer conjointement la succession. Benoît Duplain, l’intrépide, et son frère, Pierre Duplain, le sage, s’installent sous l’appellation de «Frères Duplain» dans un très beau magasin rue Mercière, lieu de prédilection des libraires. Deux arcs de boutique laissent apparaître un comptoir qui ouvre sur la rue.
Pierre épouse Madeleine Bruyset, fille de Louis et d’Andrée Lions, avec laquelle il aura sept enfants. Benoît s’allie à la famille Mandiot, des négociants lyonnais. Il aura quatre enfants dont un seul fils. Au moment ou le livre s’impose comme un objet de distraction, où il n’est plus seulement utile pour la profession ou la religion, Benoît et Pierre, vont s’efforcer de répondre à ce nouveau besoin du lectorat par la publication d’ouvrages pratiques, dictionnaires, « éléments » ou « essais », manuels et recueils. En outre, et bien avant l’heure, ils ont contribué à construire l’Europe des livres : à côté de leurs propres publications lyonnaises, une partie de leur fonds provient d’Angleterre (33 ouvrages identifiés), de Hollande (29 ouvrages), d’Allemagne (7), de Suisse (5), d’Italie (3), d’Autriche, de Belgique et d’Espagne (2). Les libraires Brindley et Marc-Michel Rey sont leurs principaux fournisseurs. Pierre et Benoît gagnent leurs lettres de noblesse dans la librairie lyonnaise en étant successivement adjoints puis syndics de la chambre syndicale, mais aussi libraires de l’Académie. Bourgelat, dans son rapport sur la librairie daté de 1763, se félicite de leur droiture.
Pierre Duplain est sindic de la Communauté. Sa douceur et sa droiture le rendent estimable à tous égards ; son commerce embrasse les livres pour lesquels il a obtenu des privilèges et des permissions du sceau, ainsi que les livres qu’il tire de Paris et de l’étranger (…). Benoist Duplain, son frère, cy-devant son associé, fait le même commerce avec honneur…6
Pendant trente-cinq années d’activité, les Frères Duplain vont publier environ deux cents ouvrages, développer le commerce d’antiquariat et innover en la matière en instituant à Lyon la vente à l’enchère et au détail.
Nous nous flattons que l’on nous saura gré du soin que nous prenons d’introduire dans cette ville la méthode de vendre les bibliothèques à l’enchère & en détail. Si elle réussit, comme il est à présumer, la connoissance des Livres y prendra un nouvel accroissement, & l’on ne les regardera plus à l’avenir comme des effets de nulle valeur dans une hoirie. Nous avouons cependant avec franchise que nous ne faisons que suivre les traces de M. Gabriel Martin, qui l’a introduite dans Paris, avec un applaudissement général, & un succès avantageux pour toutes les familles…7
Cependant, il manque une scène à ce tableau idyllique : les Duplain se livrent également au commerce de livres illicites, publiant « sous le manteau » des ouvrages dont ils n’ont pas le privilège ou bien d’autres interdits dans le royaume. Tel est le cas de l’Esprit des Loix de Montesquieu dont la troisième édition (1749), sous fausse adresse de Leyde a été dévoilée par Dominique Varry8.
Les cousins, Joseph Duplain fils de Benoît et Pierre-Jacques fils de Pierre vont, à leur tour, s’engager dans le métier de libraire. Contrairement à leurs pères respectifs, ils ne s’intéressent pas au commerce de la librairie licite. Très tôt, dans les années 1770-1772, ils s’« acoquinent » avec la Société typographique de Neuchâtel (S.T.N.), pour importer des ouvrages interdits ou écouler à l’extérieur leur propre stock d’ouvrages contrefaits. Pierre-Jacques imprime à Lyon la Lettre de Trasybule à Leucippe, in-8°, conforme à l’édition de Rey9, un texte philosophique clandestin par excellence et l’Histoire philosophique et politique de l’établissement des Européens dans les deux Indes10. Joseph produit en 1771, une contrefaçon du Vocabulaire françois, abrégé du Dictionnaire de l’Académie française, exemplaire publié la même année officiellement par la Veuve Regnard à Paris en 2 volumes, in-8°. En contrepartie, il demande à la S.T.N. de lui envoyer le Système de la nature en deux volumes11.
Mais, après deux années de commerce illicite, les cousins Duplain sont inquiétés par les autorités. Le 27 septembre 1777, Joseph est condamné par un jugement du lieutenant général de police pour avoir vendu des livres contre-faits : les Satires de Boileau, les Lois ecclésiastiques, le Discours de Daguesseau et l’Imitation de Jésus-Christ de Gonnelieu12. Se détournant alors du commerce de la librairie, Joseph se lance dans la publication de l’Encyclopédie, avec le seul but de s’enrichir. Il s’associe avec Charles Panckoucke, vend sa boutique, son stock de livres, sa maison, son mobilier et déménage dans un appartement meublé pour se consacrer exclusivement à cette entreprise. Il décide de spéculer sur la demande d’un public qui ne pourra acheter l’édition luxueuse in-folio, mais qui se passionne pour l’encyclopédisme et les idées des Philosophes. Joseph poursuit cette entreprise durant trois années, en collaboration avec Panckouke à Paris et avec la Société typographique à Neuchâtel, et il s’avère en définitive à cette occasion rusé, voire filou. Au moment de clore les comptes en 1780, les associés de Duplain découvrent en effet qu’il leur a volé au moins 171 684 livres
– soit une valeur qui représente six ou sept fois les gains d’une vie entière de travailleur manuel…13
Nous prévenons que nous ne ressemblons point aux Duplain, et aux Le Roy, avec lesquels quoiqu’amis intimes depuis l’enfance pour nous être livré à eux de bonne foy et nous être fié à leur parole ; voudraient nous escroquer un objet de 4000 et plus qui sont dû, heureusement pour nous que nous avons des témoignages, et que nous pouvons et sommes en droit de les actionner… et nous ne tarderons pas à le faire ! vous en parler davantage en serait vous ennuyer, d’autant plus que vous connaissez leur savoir-faire, ainsi que tous ceux qui ont afaire avec eux, il vient de jouer un pareil à son cousin Germain Pierre Duplain de Paris…14
À la fin de l’aventure, Joseph Duplain est un homme riche, mais au prix d’une réputation ruinée : pour Panckoucke, il est « ce vilain homme », pour la S.T.N., « le roué », pour les libraires lyonnais, « un pirate, un corsaire, un forban ». Qu’à cela ne tienne, il va pouvoir enfin réaliser son rêve en achetant pour 115 000 livres la charge de maître d’hôtel du roi, ce qui lui confère un titre de noblesse et lui permet, à partir du 11 décembre 1779, de signer ses courriers du nom de Duplain de Sainte-Albine15. Il ne lui reste qu’à se retirer des affaires pour vivre noblement. En septembre 1780, il liquide son commerce et ses biens à Lyon, et vit en chambre garnie en attendant son départ vers la capitale16. Il quitte la ville en novembre pour n’y jamais revenir devenant définitivement « étranger à la librairie a laquelle il renonce pour toujours »…17
Un premier mariage, célébré le 11 mars 1777, l’avait uni à Catherine-Sophie Terrasse18. Mineure au moment de son mariage, celle-ci est fille d’Antoine, écuyer, conseiller, secrétaire du roi et de Jeanne Pitra. Malheureusement, en août 1780, la jeune épouse tombe gravement malade et elle meurt le 3 septembre. Revol, le commissionnaire de la S.T.N. excédé par l’attitude de Duplain, reste intraitable devant sa peine et fait montre d’une causticité certaine :
Jugez quel chagrin pour M. le Maître d’Hotel du Roy il semble que c’est un chatiment du ciel pour le punir de son avidité et de sa soif d’or aux dépend des uns et des autres, laissons cet homme de coté, il ne mérite pas que d’honnete gens s’entretienne de luy…19
Mais, le 1er septembre 1783, Joseph Duplain réussit un second mariage, encore plus intéressant, en épousant Marie Jeanne Allier de Hauteroche, fille de Benoît, chevalier, demeurant place de la Comédie à Lyon, et de Jeanne Marie Rose Perron.
Le sieur Duplain vient de se remarier à une fille de 17 ans, comme il est fort riche, ce mariage fait bruit…20
Le mariage est célébré à Oullins dans la chapelle appartenant aux Allier de Hauteroche le 1er septembre 1783 par l’abbé de Montazet. Trois enfants naîtront de ce second mariage : Benoît Alexandre Genest (27 juin 1784)21, Françoise (1785) et Aimé Louis Joseph (4 août 1789).
Le cousin Pierre-Jacques Duplain, de son côté, est « décrété d’arrestation » en 1772 pour importation de livres prohibés imprimés à Neuchâtel. Ne pouvant échapper à la lettre de cachet, il « prend le large » et se réfugie à Genève chez le libraire Bardin, sous le nom de M. Jacob. Il compte sur l’aide de la S.T.N. pour trouver du travail :
Je voudrais donc, Monsieur, en attendant la fin de cette malheureuse affaire trouver une maison de librairie où je pus m’occuper honnêtement & en sureté sans manger mon argent et trop m’éloigner de ma Patrie…22
Pierre-Jacques Duplain parcourt l’Allemagne et la Hollande, où il établit des contacts professionnels. Nous le retrouvons à Saint-Pétersbourg, bibliothécaire au corps impérial des Cadets nobles, mais, n’ayant pu conserver cet emploi, il doit rentrer en France et s’installer à Paris comme commissionnaire. Désireux de reprendre son métier de libraire, il s’engage dans un apprentissage en juin 1777. Dès 1778, il propose ses services d’agent littéraire, dans un prospectus imprimé qu’il envoie à la S.T.N.23. Il aspire à travailler dans le même esprit que son père :
Me conformant aux principes d’honneur que j’ai reçu de mon Père, je ne fais jamais une opération au dessus de mes forces, et que lorsque je fais la moindre entreprise c’est que j’en ai les fonds par devant moi, sans être obligé d’avoir recours à des moyens mal-honnetes, que je n’employerai jamais. C’est de cette manière que mon Père s’étoit acquis la confiance publique, et je ferai en petit ce qu’il faisoit en grand, pour mériter la confiance due à mon nom, quoiqu’il ait plu au Sr Joseph Duplain de l’en tacher, mais les fautes étant personnelles, l’innocent ne doit pas patir pour le coupable…24
De 1784 à 1789, il exerce le métier de libraire, rue des Fossés St-Germain-des-Prés, puis cour du Commerce, rue de l’Ancienne Comédie française et, enfin, près de la rue des Cordeliers. Il est resté célibataire.
En 1789, les cousins Duplain sont installés depuis une dizaine d’années à Paris, l’un dans les « affaires », l’autre dans la librairie. Joseph crée un journal d’opinion, les Lettres au Comte de B*** en 1789, dans lequel il mêle souvenirs personnels, réflexions et notes sur la monarchie… Il dénonce violemment l’administration de l’Ancien Régime « des vizirs, des vampires », la « licence » du peuple, les maux de l’anarchie, et réclame une union autour d’un roi fort. Au total un recueil confus d’anecdotes anciennes aux côtés d’extraits de décrets promulgués par l’Assemblée nationale et de publications nouvelles. Les Lettres sont imprimées pendant huit mois et s’interrompent le 28 mars 1790. Quelles en sont les raisons ? La forme des Lettres ne correspond-elle pas aux attentes du public ? Joseph a-t-il été inquiété comme rédacteur d’une feuille royaliste ? Après avoir fait ses premières armes avec les Lettres, a-t-il l’ambition d’un journal plus important ? En 1790 il se lance dans une autre opération, celle du Courrier extraordinaire, ou le Premier arrivé (1790)25. C’est alors que la commune insurrectionnelle de Paris supprime les journaux royalistes, et que la censure est rétablie. Les municipalités, sur décision de l’Assemblée, recherchent les suspects. Les écrivains contre-révolutionnaires sont arrêtés, les presses suspectes redistribuées aux imprimeurs patriotes26. Les massacres de septembre débutent dans ce climat de fièvre. Le Courrier extraordinaire est pillé, Duplain, dénoncé et arrêté, est enfermé au couvent des Carmes. Les exécutions durent jusqu’au 5 septembre : bilan entre 1100 et 1400 morts, principalement des prisonniers de droit commun et des réfractaires. Joseph est voué à la mort.
Pierre-Jacques, par extraordinaire, réussit à soustraire son cousin à la prison, et à le faire sortir de Paris27. Mais l’exil ne convient pas au personnage, que son besoin de « batailler (…) ramène à Paris ». Joseph fait preuve d’une audace surprenante, se pensant protégé par son cousin Pierre-Jacques, lequel vient d’être nommé administrateur des postes. Il crée un troisième journal, Le Courrier universel, en 1792. N’ayant pas renoncé à lutter contre la Révolution, il est « dénoncé », de nouveau arrêté, et enfermé à la prison de la Force le 13 floréal (2 mai 1794) an II. Cette fois, Pierre-Jacques ne peut le sauver. Emprisonné depuis trois mois, il est transféré à la Conciergerie au milieu de la « fournée » dite de la « conspiration du Luxembourg ». Condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire le 21 messidor an II (9 juillet 1794), il est décapité sur la place du Trône28. Sur cinquante personnes, un seul sera acquitté, et un enfant de quatorze ans condamné à vingt ans de détention. Quarante-huit condamnés sont livrés au bourreau, dont le plus jeune a seize ans : beaucoup de nobles mais aussi des marchands, des coiffeurs, des épiciers. Nous voici bien loin de la fin idyllique imaginée par Robert Darnton :
Il [Joseph Duplain] sert le roi à Versailles, signe ses lettres « Duplain de Sainte-Albine » et passe sans doute les dernières années de sa vie en petits soupers et en réceptions dans les châteaux…29
La dépouille de Joseph sera déposée dans l’une des deux fosses communes du cimetière de Picpus à Paris. Au même moment Robespierre est en difficulté, face à des advesraires de plus en plus nombreux. Le 8 thermidor, il attaque ceux-ci devant la Convention et rejette sur eux les excès de la Terreur sans toutefois vouloir les nommer. Cela va causer sa perte. Le 9, quand la Convention ouvre sa séance à 11 heures, Saint-Just et Robespierre sont empêchés de parler : « La Révolution est perdue, les brigands triomphent ! », s’écrie Robespierre. Dans la soirée, blessé, il est transporté sur un brancard aux Tuileries. Ordre est donné de le soigner « afin de le mettre en mesure d’être puni ». Porté dans une salle du Comité, il est exécuté le 10 thermidor, après un jugement rapide, place de la Révolution. Ironie du sort, il meurt dix-huit jours après Joseph30.
Pierre-Jacques joue, à l’inverse, un rôle particulièrement actif en faveur de la Révolution, soutenant les idées révolutionnaires et finançant l’impression du Journal des Amis de la Constitution. Il devient « l’ami et confident intime des grands faiseurs », son appartement sert de lieu de réunion aux Jacobins les plus fameux et c’est là que se décide la ligne de conduite du parti. Il est l’ami et le bailleur de fonds de Robespierre dont il est un temps inséparable31 :
Le premier [Robespierre] avait fanatisé l’autre [déclare Ange Pitou], au point qu’il se lança avec frénésie dans toute l’horreur la révolution. Il avait pour amis les plus fameux apôtres de la révolution, Legendre, Danton, Brune, Fabre-Desglantines, Marat, Robespierre, aîné et jeune, Couthon, Saint-Just, Billaud Varennes, Collot-d’Herbois…32
S’il est imprimeur du département de Paris et de l’Assemblée électorale (fin 1792-fév. 1793), Pierre-Jacques est surtout proche de Robespierre et de Camille Desmoulins, publiant le Défenseur de la Constitution, les Lettres de Maximilien Robespierre, membre de la Convention nationale de France, à ses commettants, les Révolutions de France et de Brabant et les Amis de la Constitution. Décrété en état d’arrestation par le « tygre » Robespierre en juillet 1794, il est arrêté le 31 juillet (13 thermidor an II) et accusé par Francis Winey, traiteur chez le citoyen Venua, d’avoir dit « du mal de la Convention ». Il se défend par une lettre aux membres du Comité de Sûreté générale :
Je vous demande la justice d’être entendu pour ne pas rester plus longtemps sous le poids de la calomnie et des chaines de la captivité, privé de tout secours et regardé ici comme un homme suspect, après tous les sacrifices et d’argent et de temps que j’ai fait à la révolution. Je sais qu’on me prête surtout un propos si contre révolutionnaire et si absurde, qu’il n’y a qu’un fou qui le puisse tenir. Faites moi la justice de m’entendre pour que j’ai l’avantage de vous prouver que je suis et serai éternellement l’ami des Principes et invariablement attaché à tout ce qui émanera de la Convention. J’ose me flatter que tous les Députés de Paris seront la caution de la conduite que j’ai tenu pendant mes cinq campagnes révolutionnaires car personne n’a été et ne sera jamais plus ami de la liberté et de l’égalité que moi qui suis Républicain depuis 20 ans par l’horreur que j’ai eu toujours du despotisme…33
En réalité, c’est Robespierre qui l’a fait emprisonner afin qu’il ne tente pas de sauver une fois de plus son cousin… Libéré de la prison du Luxembourg le 28 septembre 1795 (6 vendémiaire an IV), Pierre-Jacques sort enfin de la tourmente révolutionnaire. Dès sa mise en liberté, il se charge de l’éducation des enfants de Joseph. Il semble avoir repris son activité de libraire, comme en témoigne un catalogue de vente édité par ses soins. Depuis, 1795, « il est réduit à vivre des bienfaits de ceux à qui il avait sauvé la vie le 2 septembre 1792 » écrit Ange Pitou. Nous avons retrouvé une lettre de recommandation signée Boumelin, en faveur de Duplain, lettre adressée au ministre de l’Intérieur pour le poste d’administrateur des hospices civils34. En août 1799, il obtient du ministre de la Guerre le poste « d’agent spécial au service du bois et lumière pour la place de Paris » ce qui lui apporte un revenu de quatre cent francs par mois à compter du 1er fructidor an VII35. Mais il semble soumis à de lourdes charges financières et, en 1800, fait appel à Cabanis, qu’il avait connu au club des Amis de la Constitution. Celui-ci lui répond :
Je suis très affligé de la situation où vous vous trouvez. Si je n’avais pas des devoirs nombreux à remplir, je ferais mieux que ce que vous demandez ; et si je ne craignais de vous affliger, je vous renverais les Estampes dont vous avez chargé votre neveu…36
En 1806, le Sénateur Cabanis le recommande à son collègue Garaso :
On doit se souvenir du courage qu’il a montré dans des circonstances bien difficiles de la révolution, et des services qu’il a rendu à beaucoup d’hommes persécutés et estimables. Il a été autrefois utile à la philosophie, par la hardiesse de sa spéculation, et par les facilités qu’il a procurées dans son commerce aux jeunes gens qui avaient du talent (…) Si le Ministre Fouché lui procurait une place, il ferait une bonne œuvre. M. Duplain a été fidèle à la mémoire de ses amis, et il a soigné autant qu’il a pu les enfants de quelques-uns de ces infortunés, il mérite de trouver un appui dans tous les hommes qui croient qu’en 1789, on n’a pas eu tort de vouloir améliorer la force du peuple français…37
Finalement, Ange Pitou associé de Joseph Duplain dans ses productions littéraires, nous livre la fin de l’histoire :
Pierre, libéré le 9 thermidor, se chargea des deux enfants de son cousin (…). Sous Bonaparte, il fut arrêté comme tête volcanisée, en 1812, il appelait les Bourbons de toutes ses forces ; à leur retour en France, il appela la République et Bonaparte. En 1815, il recommença ses folies de 1792, fut arrêté, relaxé, abandonné de tout le monde, il vient de mourir (1820) dans la plus complète misère, n’ayant d’autres vices que l’insouciance [et] l’amour irréfléchi d’une liberté déraisonnable…38
La branche parisienne des Duplain ne termine pas sous les honneurs, mais dans l’oubli le plus total. A Lyon, il n’y a pas de descendance de Benoît dans la librairie. Madeleine Bruyset a vendu son fonds de librairie à Joseph Sulpice Grabit. Andrée, la sœur de Pierre-Jacques a épousé le libraire Louis Rosset. Les trois autres filles de Benoît, restées célibataires, ont quant à elles exercé le métier de brocheuses de livres. Elles meurent à Lyon, rentières, rue Vaubecourt.
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1 Ce texte est celui d’une communication à la douzième conférence annuelle de SHARP (Society for the history of authorship reading and publishing) organisée à Lyon en juillet 2004. L’auteur achève une thèse sur la dynastie Duplain, préparée sous la direction de Dominique Varry.
2 Jean-Pierre Gutton, Les Lyonnais dans l’histoire, Toulouse, 1985.
3 Bibliothèque municipale de Lyon (ci-après BmL), ms PA 55, f° 90-91.
4 Archives départementales du Rhône (ensuite AdR), 3E 5509, société Bachelu-Duplain, 20 septembre 1702.
5 Archives municipales de Lyon (ensuite AmL), film 64, f. 138, mariage Marcellin Duplain et Constance Bachelu, février 1705.
6 Léon Moulé, « Rapport de Cl. Bourgelat sur le commerce de la librairie et de l’imprimerie à Lyon », Revue d’histoire de Lyon, 13 (1914), pp. 51-65.
7 Catalogus librorum D.D. Gabrielis de Glatigny, Regi à consiliis in supremâ, monetarum, senescalli et praesidialis Curîa Lugdunensis privinciae, Regiarum causarum actoris, Lugduni, apud Fratres Duplain, 1756.
8 Dominique Varry, « Les imprimeurs-libraires lyonnais et Montesquieu », dans Le Temps de Montesquieu. Actes du colloque international de Genève (28-31 octobre 1998), éd. Michel Porret et Catherine Volpilhac-Auger, Genève, Droz, 2002, pp. 43-63.
9 Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (ci-après BPUN), fonds de la Société typographique de Neuchâtel (ci-après S.T.N.), ms. 1144, lettre de Pierre-Jacques Duplain à la S.T.N., 28 octobre 1772.
10 BPUN, S.T.N., ms. 1144, lettre de Pierre-Jacques Duplain à la S.T.N., 17 novembre 1772.
11 Ibidem, lettre de Pierre-Jacques Duplain à la S.T.N., 14 avril 1772.
12 BmL, ms 160 319.
13 Les ouvriers-imprimeurs de la S.T.N. gagnent en moyenne 12 livres/semaine.
14 BPUN, S.T.N., ms. 1205, lettre de Revol à la S.T.N., 24 juin 1780.
15 Ibidem, ms 1144, lettre de Duplain de Sainte-Albine à la S.T.N., 11 décembre 1779.
16 Ibid., ms 1205, lettre de Revol à la S.T.N. du 18 novembre 1780.
17 Ibid., ms 1175, lettre de Le Roy à la S.T.N. du 29 janvier 1784.
18 AmL, film 288, nº 907, mariage de Joseph Benoît Duplain et Catherine-Sophie Terrasse, 11 mars 1777.
19 BPUN, S.T.N., ms. 1205, lettre de Revol à la S.T.N., 13 août 1780. Ibidem, lettre de Revol à la S.T.N., 19 septembre 1780.
20 BPUN, S.T.N., ms. 1180, lettre de Louis Sébastien Mercier à la S.T.N., 5 septembre 1783.
21 AmL, film 291, nº 326, naissance de Benoît Alexandre Genest Duplain, 27 juin 1784.
22 BPUN, S.T.N., ms 1144, lettre de Pierre-Jacques Duplain à la S.T.N. du 22 mai 1773.
23 Ibidem, lettre de Pierre-Jacques Duplain à la S.T.N. du 20 février 1778.
24 Ibid., lettre de Pierre-Jacques à la S.T.N., 29 mai 1782.
25 Jean-Charles Roman d’Amat et al., Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané, 1970, vol. 12, p. 374.
26 Fernand Engerand, Ange Pitou, agent royaliste et chanteur des rues (1767-1846), Paris, Ernest Leroux, 1899, p. 33.
27 Fernand Engerand, ouvr. cit., pp. 40-41
28 Archives nationales (ensuite AN), T 1684 : « Suite de l’état des pièces remises à la régie de l’enregistrement des domaines et des biens des émigrés pour faire le recouvrement de l’actif. Duplain [Joseph] ».
29 Robert Darnton, L’Aventure de l’Encyclopédie 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, Perrin, 1982, p. 292.
30 Marie-Louise Jacotey, Le Tribunal révolutionnaire au service de la Terreur, Langres, Dominique Guéniot, 1995, pp. 160 et 166.
31 F. Engerand, Ange Pitou…, ouvr. cit., pp. 23 et 33.
32 Louis Ange Pitou, Une Vie orageuse et des matériaux pour l’histoire, Paris, Pitou, 1820, p. 62.
33 AN, F7 4694, dossier qui relate les causes de l’arrestation de Pierre-Jacques (14 Fructidor an II), son système de défense (2 Fructidor an II) et sa libération (6 Vendémiaire an IV).
34 Ibidem, lettre non datée de Boumelin au ministre de l’Intérieur.
35 Arch. Police (Paris), AA 333, pièce 424, affaire des patriotes, le ministre de la Guerre au citoyen Duplain, [an 7].
36 Ibidem, pièce 433, affaire des patriotes, lettre de Cabanis à Duplain, Auteuil, 31 janvier 1800.
37 Ibidem, pièce 424, affaire des patriotes, copie d’une lettre du sénateur Cabanis au sénateur Garaso, Auteuil, 15 février 1806.
38 L.-A. Pitou, Une Vie orageuse, ouvr. cit., vol. 1, p. 69.