Des images et des livres. Regards croisés de l’histoire de l’art et de l’histoire du livre
DOSSIER_20
Introduction
L’étude conjointe des arts du livre et de ceux de l’illustration est pratiquée depuis le xixe siècle1. L’intérêt porté aux livres « à figures » ne fait alors que s’accroître, notamment chez les collectionneurs. La présence de l’image dans le livre le place à l’interface du « lisible » et du « visible », selon le mot de Paul Valéry2. Que l’œuvre iconographique y soit support « d’information », « d’interprétation » ou « d’ornementation »3, elle convoque toujours l’attention du lecteur par des modalités différentes du texte.
Ces caractéristiques ont aujourd’hui été principalement explorées à travers la relation texte-image, notamment avec les travaux de Louis Marin4, de Bernard Vouilloux5, de Bertrand Rougé6 ou de Stéphane Lojkine7, parmi tant d’autres. Les voies qu’ils ont ouvertes ne cessent d’être explorées avec bonheur, offrant la possibilité d’approches renouvelées comme le démontrent l’ouvrage collectif Texte/Image, Nouveaux problèmes, sous la direction d’Henri Scepi et Liliane Louvelou, et plus récemment, Littérature et arts visuels à la Renaissance, coordonné par Luisa Capodieci, Paul-Victor Desarbres, Adeline Desbois-Ientile et Adeline Lionetto8, qui envisage les relations entre les artistes et les écrivains. Les profils diversifiés des spécialistes de la question démontrent que celle-ci transcende les frontières des disciplines.
Pourtant, ce dossier et ses contributeurs n’entendent pas analyser une fois encore les relations entre les deux types de discours que sont l’écrit et le visuel, en tant que verbal et non verbal texts, pas plus que la problématique du ut pictura poesis et des modalités de transposition entre texte et image. Ils cherchent à porter un regard nouveau sur la relation qui unit intimement les images et le livre, en s’attachant à la matérialité des images incluses dans les livres, aux conditions économiques et sociales de leur apparition, ainsi qu’à leur circulation dans ou en dehors des livres, en amont ou en aval du processus créatif.
En choisissant de travailler sur l’époque moderne, en particulier les xviie et xviiie siècles, nous proposons de circonscrire l’approche au livre imprimé et aux modes de production artisanale de l’image, autrement dit à l’ère du multiple, en excluant toutefois ce que l’on pourrait désigner comme la production de masse, qui ouvre à de toutes autres considérations. Cette vaste période constitue un laboratoire de choix pour comprendre ce que l’histoire du livre et l’histoire de l’art se font mutuellement dans leurs appréhensions d’un objet singulier, qui est moins « le livre illustré » que « l’illustration » envisagée aussi du point de vue de ses mobilités spatiales, temporelles et culturelles.
Nous avons souhaité, en effet, déplacer l’investigation vers l’étude des rapports de l’image au livre, en premier lieu, à travers des aspects matériels et notamment dans leur contribution à la signifiance, telle qu’elle a été définie par Michael Riffaterre9. Dans ce volume, Rodolphe Leroy se penche sur la distinction entre formes imprimées et manuscrites dans les poèmes figurés de la Renaissance en s’appuyant notamment sur l’exemple d’un manuscrit offert à Jean Froissard en 1593 et conservé à Dole. Ce genre littéraire produit à l’occasion d’événements sociaux importants, des mariages aux célébrations officielles, se situe entre arts visuels et rhétorique. Le document étudié, témoignage des honneurs rendus à l’élite doloise, illustre l’importance de la Compagnie de Jésus dans les cercles influents du xvie siècle. R. Leroy souligne ainsi combien les éditions imprimées avaient une portée plus générale, visant à promouvoir l’excellence des élèves des Jésuites ou à complimenter les représentants du pouvoir royal, quand les manuscrits étaient des hommages plus intimes, destinés à un cercle restreint et choisi. Il cherche par ailleurs à identifier les maîtres d’œuvre et les artistes responsables de l’ornementation du manuscrit de Jean Froissard. Les pères jésuites de Dole semblent avoir contribué à l’élaboration savante, tandis que l’artiste chargé de l’illustration demeure anonyme, bien que des similitudes invitent à comparer ses images à d’autres dispositifs iconographiques dans l’espace urbain. Une signature sur le premier feuillet et des motifs récurrents dans les bordures, associés aux armoiries de la famille Broch, en constituent d’autres indices et l’on relève encore d’évidentes influences, notamment celle de l’École de Fontainebleau, et de deux artistes en particulier, Jean Cousin et Hugues Sambin. De son côté, Rosa di Marco explore la dimension performative de l’image dans un autre type d’ouvrages produits à l’occasion d’évènements publics, les livres de fête du xviie siècle qui célèbrent notamment les entrées princières, les cérémonies funèbres ou les mariages, dont ils entretiennent la mémoire. L’auteur analyse leur agencement spatial, montrant comment certains adoptent un format monumental pour mieux restituer les lieux et décors, l’espace réel se trouvant figuré par l’insertion de plans de villes ou par la représentation des dispositifs éphémères dressés à l’entrée et sur le parcours des défilés. Examinant les séries cinétiques d’estampes simulant le mouvement et les livres à tranche de gouttière à peinture cachée, elle met en lumière le rôle crucial des graveurs et des peintres dans la recréation visuelle de l’événement festif, soulignant leur capacité à capturer l’essence du spectacle à travers leurs œuvres. Les estampes pliantes, leur espace qui se déploie et l’effet qu’elles produisent, par exemple, incarnent l’esthétique baroque et témoignent d’une sensibilité européenne attachée à l’imagination. Elles dépassent les limites du livre et révèlent son intérieur, en un mystère de paraître et de disparaître évocateur de l’architecture qui leur est contemporaine. Cette esthétique de l’aléatoire et du suspense se retrouve également dans la représentation du feu d’artifice, où les graveurs tentent de restituer la séquence temporelle et l’effet dynamique de la performance. Ces ouvrages sollicitent donc l’imagination à travers une rhétorique textuelle, figurative et typographique, visant à émerveiller et persuader le lecteur-spectateur. Ils exploitent les propriétés matérielles du papier pour créer des expériences visuelles et sensorielles immersives, renouvelant et fixant l’effet dramatique de la fête.
L’exploration de la matérialité de l’ouvrage au service du signifié ne concerne cependant pas uniquement les œuvres célébratives. Marianne Guernet se penche ainsi sur le travail de Charles Plumier, un botaniste du xviie siècle qui a exploré les Antilles et publié, non sans difficultés, plusieurs ouvrages sur la flore américaine. Ses dessins préparatoires témoignent du souci de donner à voir au public européen une flore nouvelle et foisonnante, de construire les bases d’une illustration botanique scientifique, un défi posé aux voyageurs-naturalistes de l’époque. Dans sa Description des plantes d’Amérique, Plumier accorde une grande importance aux illustrations de plantes, dont il réalise lui-même dessins et gravures. Il adopte en outre un format in-folio, de manière à recréer l’expérience d’un herbier. Ses choix d’échelle et de mise en page visent à capturer la grandeur et la diversité de la flore américaine. M. Guernet envisage également la postérité des travaux de Plumier, réutilisés et réinterprétés par d’autres naturalistes et artistes, tels que Claude Aubriet et Johannes Burman, édités et classés par Bernard et Antoine-Laurent de Jussieu, quand, au xviiie siècle, l’illustration botanique revêt une importance croissante.
Cette première approche de la thématique, appliquée à la narration fictionnelle, ouvre d’autres horizons, embrassés par Claire Sourdin qui explore les choix iconographiques ayant guidé la réalisation des illustrations d’Hubert-François Gravelot pour La Bergère des Alpes de Marmontel en 1765, dans le contexte des débats artistiques contemporains et en vue de la création d’un imaginaire visuel susceptible d’accompagner la lecture. Ce conte est conçu dès l’origine de manière picturale, son auteur puisant dans ses expériences personnelles du monde rural. Mais les estampes qui l’accompagnent reflètent avant tout la tension, au sein du genre de la pastorale, entre l’idéalisation et la réalité de la vie paysanne, une ambiguïté qui constitue un élément clé de l’analyse du texte. Cl. Sourdin souligne à quel point les images ont assuré le succès commercial de l’ouvrage et sa diffusion, non seulement en France, mais également en Angleterre, malgré un prix élevé. Outre-Manche, le roman est adapté et de nouvelles illustrations sont réalisées par William Sharp et James Heath. Ces vignettes montrent des variations dans l’interprétation du récit, reflétant les goûts artistiques et les sensibilités locales. Plus encore, au cours du temps, les rééditions témoignent d’approches plus austères, même si les compositions de Gravelot conservent la faveur du public, ce qui invite à réfléchir à la place du spectateur en tant que récepteur de l’image. Poursuivant cette réflexion sur la mise en image du récit et sur les moyens narratifs qui reviennent à l’image, Chloé Perrot examine l’évolution de l’image iconologique du xviie au xviiie siècle et son emploi dans le roman illustré. Pour ce faire, elle éclaire les rapports existants entre l’Almanach iconologique de Charles-Nicolas Cochin (1774-1781) et les illustrations de Charles Monnet (1732-1819). En effet, le premier introduit des changements significatifs au sein du répertoire iconologique. Contrairement à la norme établie par Cesare Ripa, Cochin associe plusieurs concepts dans une même image, introduisant une narration visuelle dans ce qui est destiné à être – ou plus exactement est devenu au cours du temps – un répertoire de formes. Il introduit également des nuances de sens dans ses compositions, notamment au moyen de conventions particulières, lui permettant par exemple de hiérarchiser les vertus et les vices. Chloé Perrot s’intéresse ensuite à l’influence que ces images ont exercée sur les illustrations de Monnet pour Les liaisons dangereuses. Loin de la copie servile, l’artiste semble avoir su adapter les personnifications imaginées par Cochin afin de répondre aux besoins du roman : condenser le caractère des personnages et renforcer la tension narrative du récit.
Ces deux derniers cas ont permis d’aborder les logiques commerciales qui président à la présence de l’image dans le livre. L’attrait que les ouvrages « avec figures » exerce sur les lecteurs du xviiie siècle est primordial, et la présence de l’estampe influence le coût de production et, de facto, le prix de vente, comme l’ont démontré les travaux de Benoît Tane ou encore de Christophe Martin10, entre autres. Mais il convient encore de comprendre comment un tel projet éditorial peut trouver sa place dans la carrière de son commanditaire. De ce point de vue, Carla Julie examine la collaboration entre le peintre François Verdier et six graveurs visant à la production, en 1698, d’une série de quarante eaux-fortes intitulée Histoire des actions extraordinaires de Samson. Chaque estampe est accompagnée d’un court récit en français et en latin. L’œuvre a été publiée dans un format oblong et rééditée au xviiie siècle par François Chéreau. C. Julie tente d’éclairer les motivations de Verdier qui se trouve à un tournant de sa carrière avant de s’intéresser à l’évolution de la diffusion du volume au cours du xviiie siècle. En effet, cette entreprise éditoriale marque un changement d’activité pour son commanditaire, qui se tourne alors vers la conception et la production de livres d’estampes, tout en demeurant artistiquement impliqué en tant qu’inventeur des compositions. Elles lui permettent certainement de mettre en valeur ses talents de peintre d’histoire, mais il se doit d’adapter les modalités de narration visuelle à l’objet-livre et au lecteur-spectateur. Pour ce faire, il propose des compositions classiques, équilibrées et dramatiques, tout en veillant à leur variété. Il y intègre des détails significatifs et des motifs récurrents afin d’enrichir le sens de l’histoire et créer un jeu de déchiffrage pour le lecteur averti. Cherchant à transmettre visuellement la dimension théâtrale et orale du récit biblique de Samson, Verdier exploite les possibilités offertes par la gravure pour atteindre une audience élargie. Le recueil témoigne de sa capacité à innover et à promouvoir son art, contribuant ainsi à l’évolution du livre d’artiste au début du xviiie siècle. Cet article se trouve parfaitement complété par la contribution d’Eva Delcourt qui élargit la question des choix éditoriaux à celle du public cible. Elle s’intéresse à une édition des Fables choisies de La Fontaine de 1894, un projet initié par Pierre Barboutau, collectionneur français passionné par le Japon. L’édition, composée de deux volumes, présente un total de vingt-huit fables avec des illustrations entièrement réalisées par cinq artistes japonais, mais destinées au marché français. Eva Delcourt envisage la collaboration franco-japonaise et met en lumière le rôle de Barboutau en tant qu’initiateur et maître d’œuvre. Le projet éditorial repose en effet sur une sélection minutieuse des fables, une esthétique mêlant tradition japonaise et inspiration occidentale et sur une interprétation visuelle puisant dans les riches traditions picturales des deux cultures. Le renard, par exemple, symbole important dans la culture japonaise, y est particulièrement souligné dans « Le Renard ayant la queue coupée », fable pour laquelle Kajita Hanko situe l’action dans un environnement extrême-oriental, avec un sanctuaire shintoïste en arrière-plan. La comparaison de ces illustrations avec celles de Jean-Jacques Grandville met en évidence les différences de représentation du canidé entre les deux cultures. Mais elle insiste aussi sur les choix artistiques de Pierre Barboutau qui reflètent une vision idéalisée du Japon pour le public européen11. Cette adaptation est à resituer, de manière plus générale, dans le mouvement du japonisme en Europe à la fin du xixe siècle.
Les problématiques abordées dans la première partie du dossier amènent à envisager un autre angle d’étude, celui de l’image échappée du livre. Elle peut prendre de multiples formes : détachable de l’espace du texte12, vendue pour offrir des débouchés supplémentaires au libraire-éditeur13, modèle pour les arts décoratifs14, simplifiée dans les gravures sur bois des xviie et xviiie siècles, ou encore pastichée suggérant un référentiel initial connu du public15. L’image dans le livre et l’image hors du livre circulent alors dans des espaces différenciés mais qui se recoupent parfois, comme on a pu l’observer pour l’estampe religieuse16. Elle se prête à des pratiques de collectionnisme distinctes de celles du livre et peut se constituer en norme iconographique.
C’est cette progressive autonomisation de l’illustration qu’analyse Clarisse Evrard à travers l’exemple des métamorphoses visuelles des paladins de l’Orlando furioso de l’Arioste au xvie siècle. Après avoir rappelé le contexte éditorial qui explique le succès de la littérature chevaleresque à la Renaissance et qui a permis une véritable canonisation de l’épopée de l’Arioste, elle examine la mise en image des personnages ariostéens dans différentes éditions vénitiennes de la première moitié du Cinquecento et la manière dont certains procédés de composition transforment les gravures en des commentaires per figuras cristallisant visuellement l’essence même du texte. Les relations entre les chants et les illustrations relèvent tout à la fois de l’analogie, de la complémentarité et de la condensation, indiquant ainsi une forme d’autonomisation des images au sein du livre. Cette dynamique et cette dimension méta-visuelle des illustrations du Furioso expliquent leur seconde vie, hors de l’espace matériel du livre, pour conférer une valeur typologique au décor de divers objets, allant du cycle de fresques à la corne à poudre, en passant par la céramique historiée. Marie Chaufour s’intéresse, elle aussi, aux sources auxquelles ont puisé les artistes, en vue de la confection de décors. Mais, en marge des grands textes littéraires, elle centre son propos sur la réception des recueils de modèles, de proverbes et sur la littérature morale au rang de laquelle l’emblème occupe une grande place. Elle tend à mettre en lumière la manière dont la transition s’opère entre ces ouvrages et les décors réalisés, en prenant notamment appui sur les exemples des châteaux de Dampierre-sur-Boutonne, Beauregard et Oiron et montre comment le choix de l’emblème dans les arts décoratifs invite le spectateur à une interprétation active. Elle interroge enfin la place du commanditaire dans la personnalisation des modèles jusqu’à la réalisation d’un portrait symbolique et psychologique, à l’instar de Roger de Bussy-Rabutin.
Ces relations des images ex libris invitent, par ailleurs, à questionner la figure des collectionneurs. C’est ainsi que Nastasian Gallian étudie le Florentin Matteo Botti, bibliophile et amateur d’estampes proche des Médicis. Les sources conservées dans le fonds de la Guardaroba medicea (Florence, Archivio di Stato) permettent de donner une vision précise de la bibliothèque du collectionneur comprenant près de trois mille ouvrages et surtout de ses goûts, plutôt représentatifs d’un homme de son rang et de son temps. L’auteur relève l’importance que Botti accorde aux libri di stampe, auxquels s’ajoutent plus de 2 600 gravures en liasses, faisant du marquis un personnage central dans l’histoire des collections d’estampes en Italie, puisque cet ensemble forme le noyau de celles des Grands-Ducs, organisées au cours du xviie siècle. C’est un autre rapport à la collection qui retient ensuite l’attention d’Antoine Gallay, lequel s’intéresse aux manières de collectionner l’œuvre gravé de Sébastien Le Clerc au xviiie siècle. Il interroge la pratique du démembrement et du découpage du livre, au-delà de l’objectif commercial évident, afin d’en conserver les illustrations seules, ce qui relègue l’objet-livre au second plan et érige l’image au rang de sémiophore digne de collection. Après avoir rappelé les origines des pratiques de collectionnisme de l’estampe, l’auteur se consacre à l’exemple de Le Clerc qui se distingue par la quantité de sa production et qui est l’un des plus collectionnés en Europe, afin de mettre en exergue la manière dont ces pratiques ont évolué au cours du siècle des Lumières. À partir de deux études de cas, il démontre comment le geste de l’amateur, à l’exemple de Jacques-Louis de Beringhen, se fait célébration du génie de l’artiste, en découpant ses gravures, ainsi collectionnées ex libris. La démarche de Charles-Antoine Jombert, envisagée dans un second temps, relève, quant à elle, de celle d’un historien cherchant à expliciter le travail de l’artiste et à faire de l’ouvrage créé à partir de l’extraction d’estampes un instrument de travail bibliographique, permettant de mieux comprendre l’œuvre originale.
Trois contributions parachèvent l’ensemble en développant à la fois des considérations méthodologiques transdisciplinaires et une réflexion sur la place des gravures d’illustration comme objet d’étude de l’historien de l’art. Isabelle Baudino questionne les allers-retours des images dans et hors les livres et le dialogue des arts qui s’établit dans les livres d’histoire britannique du xviiie siècle. Elle souligne combien les illustrations deviennent un élément incontournable dans l’édition de manuels d’histoire à l’exemple de l’Histoire d’Angleterre de Rapin de Thoyras illustrée par Samuel Wale. I. Baudino en envisage alors la dimension intermédiale, suivant une démarche interdisciplinaire relevant tant de l’histoire du livre que des études visuelles. Il s’agit de démontrer comment ce nouveau mode de mise en image de l’histoire s’inscrit dans une culture visuelle large et ancienne et, à rebours, comment les illustrations ainsi créées ont pu être ré-utilisées hors de ces manuels afin de devenir des compositions picturales. C’est notamment le cas de la production de Samuel Wale dont certaines gravures sont empruntées par le peintre d’histoire, Benjamin West. Ce voyage des images ne s’arrête pas au xviiie siècle, puisque les planches de Wale connaissent une troisième vie dans les manuels scolaires du xixe siècle, les Royal Readers, et sont également citées dans certains tableaux historiques du peintre Walter Thomas Monningthon, symbole de la diffusion de cette imagerie trans-séculaire, des livres aux œuvres d’art. Nathalie Collé s’inscrit, elle aussi, dans une démarche interdisciplinaire en analysant les métamorphoses des illustrations livresques des arts aux cartes postales, à travers des exemples inspirés du Voyage du pèlerin de John Bunyan. Elle propose un parcours visuel et matériel, permettant d’envisager l’origine, le statut et la portée de ces images « populaires » depuis le livre de Bunyan aux cartes postales, et s’appuyant sur l’étude d’un corpus de vingt-quatre cartes conservées à la bibliothèque municipale de Bedford. Le dialogue intermédial trouve un autre prolongement à travers une transposition plus complexe depuis l’image d’illustration à la sculpture d’illustration, faisant appel à différentes strates de connaissance du modèle. Elle révèle ainsi toute la densité de ces représentations de représentations, mises en abîme de différents modes de remédiation et toute la richesse d’une approche transdisciplinaire lorsqu’on étudie les rapports entre livre, arts et culture matérielle et visuelle. Ces perspectives conduisent aussi à considérer la place des gravures d’illustration dans l’histoire de l’art, ce à quoi s’attelle Pascale Cugy à travers l’exemple des ouvrages de Jeanne Duportal, l’Étude sur les livres à figures édités en France de 1601 à 1660 et la Contribution au catalogue général des livres à figures du xviie siècle (1601-1633). Après avoir rappelé le parcours de cette figure atypique, première femme à soutenir un doctorat ès-lettres en France, l’auteur explicite l’apparition de l’illustration dans le champ de l’histoire de l’art universitaire, en revenant sur le choix et la légitimation du sujet de thèse de Portal, sur ses méthodes de travail, notamment pour délimiter son corpus d’étude, et sur son réseau de chercheurs. L’originalité de son travail, visant à définir une école française de gravure se fait suivant un fil de liberté, qui a sa contrepartie, puisque Duportal n’a jamais pu vivre de son travail, meurt dans le dénuement et tombe rapidement dans l’oubli.
Au seuil de ce dossier, nous souhaitons remercier très chaleureusement l’ensemble des contributeurs, ainsi que le rédacteur en chef de la revue Histoire et civilisation du livre et son comité de lecture. Notre gratitude va aussi à l’IHRIM (UMR 5317) et à l’Enssib pour le soutien financier accordé à cette publication, et pour l’accueil qui a été fait au colloque organisé les 8 et 9 octobre 2020, dont la plupart des articles sont issus.
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1 Par exemple : Roger Portalis, Les dessinateurs d’illustrations au dix-huitième siècle, Paris, Morgand et Fatou, 1877 ; Henri Bouchot, Les livres à vignettes du xve au xviiie siècle. L’histoire et l’art dans le livre, idée d’une collection documentaire, moyens d’y parvenir, Paris, E. Rouveyre, 1891.
2 Paul Valéry, « Les deux vertus d’un livre », Arts et métiers graphiques, 1, 1927, p. 6.
3 Sur cette typologie, voir Pierre-Jean Foulon, « Le livre illustré. Définitions, théories, regards », Les cahiers de Mariemont, 26, 1995, p. 7-49.
4 Louis Marin, Études sémiologiques, écritures, peintures, Paris, Klincksieck, 1972 ; Des pouvoirs de l’image : gloses, Paris, Le Seuil, 1993.
5 Bernard Vouilloux, La peinture dans le texte : xviiie-xxe siècles, Paris, CNRS Éditions, 1995 ; Figures de la pensée : de l’art à la littérature et retour, Paris, Hermann, 2015 ; Tableaux d’auteurs : après l’Ut pi ctura poesis, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2004.
6 Ellipses, blancs, silences, dir. Bertrand Rougé, Pau, Publications de l’université de Pau, 1992.
7 Stéphane Lojkine, L’œil révolté : les « Salons » de Diderot, Arles, Actes Sud, 2007 ; Image et subversion, Paris, J. Chambon, 2005.
8 Texte/Image, Nouveaux problèmes, dir. Liliane Louvel et Henri Scepi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 ; Littérature et arts visuels à la Renaissance, dir. Luisa Capodieci, Paul-Victor Desarbres, Adeline Desbois-Ientile et Adeline Lionetto, Paris, Sorbonne université Presses, 2021.
9 Michael Riffaterre, « The Stylistic Approach to Literary History », New Literary History, 2, 1970, p. 39-55 ; Sémiotique de la poésie, trad. fr. Paris, Le Seuil, 1983.
10 Benoît Tane, Avec figures, Roman et illustration au xviiie siècle, Rennes, Presse universitaires de Rennes, 2019 ; Christophe Martin, Dangereux suppléments, L’illustration du roman en France au xviiie siècle, Louvain ; Paris, Dudley, Peteers, 2005.
11 Voir Ayumi Ueda, « Le Japon représenté dans les images d’Épinal par Georges Ferdinand Bigot (1860-1927) : essai de contextualisation dans l’histoire de l’imagerie spinalienne extrême-orientale », Nouvelles de l’estampe, 270, 2023, en ligne : https://journals.openedition.org/estampe/4859 [page consultée le 8 mai 2024].
12 Barbara Selmeci Castioni, « Donneau de Visé, amateur d’estampes et visionnaire. Le Mercure galant en 1686 », Les Dossiers du Grihl, 11-2, 2017, en ligne : http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6781 [page consultée le 8 mai 2024].
13 Claire Rousseau, « “Ceux qui voudront les Images, qui sont au nombre de cent…” L’Ordre des Prêcheurs dans la production de la famille Landry », Nouvelles de l’estampe, 252, 2015, p. 36-51.
14 Stefan Schoettke, « Quand l’image s’échappe du livre… Réflexions sur les illustrations des fables dans les arts décoratifs du xviiie siècle », Le Fablier. Revue des Amis de Jean de La Fontaine, 25-1, 2014, p. 23-45.
15 Voir par exemple le cas de l’enluminure médiévale pastichée dans l’illustration néo-gothique du xixe siècle : Isabelle Saint-Martin, « Rêve médiéval et invention contemporaine. Variations sur l’enluminure en France au xixe siècle », dans Nineteeth-Century Belgium Manuscripts and Illuminations from a European Perspective. The Revival of Medieval Illumination. Renaissance de l’enluminure médiévale. Manuscrits et enluminures belges du xixe siècle et leur contexte européen, dir. Thomas Coomans & Jan De Maeyer, Leuven, Leuven UP, 2007, p. 109-135.
16 F. Henryot, « Décrire et représenter Pierre Fourier (xviie-xixe siècles) », Annales de l’Est, 59-2, 2009, p. 171-209.