Histoire et civilisation du livre

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Sara Petrella, Quand les dieux étaient des monstres. La Mythologie hybride de Natale Conti et Vincenzo Cartari

Rennes, Presses universitaires de Rennes (collection « Interférences »), 2023. 332 p., LXIV-XII p. de pl. : ill. (ISBN 978-2-7535-8828-8)

Noémi DUPERRON

Université de Genève

L’histoire du livre, de l’imprimerie et de l’édition ne cesse de se développer et emprunte désormais la voie de l’histoire globale – pensons notamment à l’ambitieuse synthèse de Yann Sordet publiée en 20213 – ou, au contraire, celle de la microhistoire. L’ouvrage de Sara Petrella partage toutes les caractéristiques de celle-ci puisque c’est à une seule et unique édition de la Mythologie, c’est-à-dire explication des Fables de Natale Conti qu’est consacré Quand les dieux étaient des monstres.

Issue d’une thèse soutenue à l’Université de Genève, cette nouvelle publication de la collection « Interférences » des Presses Universitaires de Rennes offre une plongée en profondeur dans un ouvrage et ses mécanismes de production. L’œuvre analysée est la première édition illustrée de la Mythologie… parue à Lyon en 1612. Elle conjugue une traduction du texte italien de Conti et des planches initialement exécutées pour les Imagini de i dei de gli antichi de Vincenzo Cartari. En raison de la nature de l’objet – un livre mythographique imagé –, l’autrice a multiplié les points de vue pour en offrir la première étude approfondie. Elle s’est faite archiviste pour retrouver des registres paroissiaux, notariaux et civils, a adopté une posture d’iconographe et d’historienne de l’art pour commenter les planches et leurs symboles, a recouru aux outils littéraires pour analyser le texte imprimé et a fait appel à l’histoire socioculturelle pour déceler les spécificités de la publication lyonnaise en procédant par comparaison avec les autres éditions connues. Sara Petrella a su conjuguer ces voix avec naturel et harmonie tout au long des 270 pages de son texte pour développer un propos scientifiquement rigoureux et clair.

Passé la préface d’Hélène Cazes (p. 9-13), le livre est composé de deux parties. La première examine la Mythologie… de 1612 comme un objet dont il convient de relater l’histoire et le processus éditorial. Elle est constituée de trois chapitres analysant tour à tour les aspects matériels de la publication (p. 55-76), l’élaboration des illustrations (p. 77-111) et celle du texte (p. 113-149). En retraçant l’ensemble de la « mise en livre », Sara Petrella met en lumière toute une série d’acteurs prenant part, bien qu’à des échelles différentes, à la construction de l’objet étudié. Il y a bien sûr l’auteur du texte en italien, Cartari, auquel s’ajoute le traducteur de la première version française de 1607 ici identifié au fils de Jean de Montlyard. Les planches destinées au recueil de Cartari publié en 1581 ont été dessinées par Giuseppe Porta avant d’être gravées par Bolognino Zaltieri, avec, dans le cas particulier de l’édition de 1612, une participation probable du Français Pierre Eskrich. À ces illustrations s’ajoute un frontispice réalisé par Léonard Gaulthier d’après un dessin de Thomas de Leu. L’ensemble de ces éléments ont été assemblés par le marchand-imprimeur lyonnais Paul Frellon à qui l’on doit également la diffusion du recueil. Cette dernière étape fait intervenir un dédicataire, dans le cas présent le prince de Condé, Henri II de Bourbon, et des acheteurs potentiels dont la publication veut piquer la curiosité. Certains des noms peu connus et peu étudiés profitent ici d’une tentative de reconstruction de leurs carrières grâce aux indices retrouvés dans les sources. Bien que ceux-ci restent minces et que le talent des individus soit parfois moindre, le réseau éditorial qui a participé à l’élaboration de la Mythologie… témoigne parfaitement des conditions de production d’un volume illustré au début du xviie siècle.

Le caractère hybride de la Mythologie… étant établi, la seconde partie du livre de Sara Petrella se concentre sur le contenu pour en analyser en six chapitres la traduction (p. 151-171), les illustrations (p. 173-189 ; 191-211 ; 213-232 ; 233-244) et le contexte de production (p. 245-259). Ce dernier s’avère déterminant dans les variations perceptibles d’une édition à l’autre. En effet, Montlyard offre davantage de métaphrases que de traductions fidèles, il supprime – sans le signaler – des passages et des citations ou ajoute des commentaires. Ces modifications ont pour objectif de mettre le texte au goût du jour et de souligner son contenu théologique implicite tout en l’éloignant du modèle italien dont il est issu. Les images subissent un sort similaire puisque celles de l’édition de 1612 sont encore fortement marquées par le goût initié par le chantier de Fontainebleau au siècle précédent. Les altérations sont particulièrement sensibles chez les nombreuses figures monstrueuses mythologiques : les allégories qui étaient jusque-là souvent représentées de manière repoussante disparaissent au profit de nouvelles créatures. Ces ajouts de Montlyard, qui trouvent leurs origines dans les récits antiques, la littérature de voyage ou les traités naturalistes, attestent d’un dialogue entre les naturalistes-antiquaires et les mythographes.

L’organisation de Quand les dieux étaient des monstres rend la compréhension aisée, bien que l’on puisse regretter quelques passages dispensables, à l’instar de la synthèse impossible sur le métier de graveur à la période moderne dont la complexité a été retracée par Anthony Griffiths4, et de petites digressions qui égarent la lecture. Les pages consacrées à la confrontation des versions huguenotes et catholiques de la vie de Henri III auraient, par exemple, gagné à faire l’objet d’un article indépendant (p. 132-139). Quelques rapprochements sont parfois peu convaincants, comme celui effectué entre le diable de mer de Conrad Gessner et la figure du Typhon chez Conti et Cartari (p. 237-244). La présence d’écailles sur les membres inférieurs fusionnés montre que ces deux personnages appartiennent à l’univers marin, mais l’un a une tête d’animal à cornes tandis que l’autre possède une face humaine barbue. Enfin, les lecteurs non-latinistes regretteront que les citations savantes n’aient pas été traduites en note de bas de page.

Ces éléments qui restent de l’ordre du détail n’ôtent rien à la qualité du travail. En présentant les dessous de l’élaboration de la Mythologie de 1612 et en soulignant ses spécificités, Sara Petrella lève une partie du voile sur le réseau du livre lyonnais au début du xviie siècle. Elle invite également ses lecteurs – et, par extension, tout chercheur méticuleux – à accorder une attention accrue aux éditions utilisées. Cet appel porte d’abord sur le texte de Conti, qui en raison des 29 adaptations en Europe entre 1550 et 1650 fut particulièrement susceptible de connaître des variations de forme, et a fortiori sur ses imitateurs dont le plus célèbre est sans aucun doute Cesare Ripa et son Iconologia (1ère éd. 1593). Néanmoins, cette prévention peut facilement être étendue à tous les ouvrages publiés à la période moderne, voire au-delà.

Enfin, le texte est agrémenté d’un grand nombre d’illustrations en noir et blanc, complétées par des planches en couleurs qui permettent au lecteur de suivre le cheminement de l’autrice, notamment dans les fines comparaisons des représentations des dieux. Les très riches notes de bas de page et l’abondante bibliographie en fin d’ouvrage rendent compte de l’ensemble des outils qui ont servi à l’élaboration du propos. Un index rend le livre très maniable et facilite son utilisation.

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3 Yann Sordet, Histoire du livre et de l’édition : production et circulation, formes et mutations, Paris, Albin Michel, 2021.

4 Anthony Griffths, The Print before photography, Londres, The British Museum, 2016.