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LTR
Valérie Neveu, La bibliothèque de Thou et ses catalogues. Ordonner les savoirs au XVIIe siècle
Paris, École des chartes (collection « Mémoires et documents de l’École des chartes » ; 115), 2022. 395 p., ill. (ISBN 978-2-35723-170-2)
La bibliothèque de Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) est l’une des plus célèbres collections de l’âge moderne : bibliothèque savante et encyclopédique, observatoire fin des débats politiques et religieux de son temps, alimentée avec passion par son propriétaire. Six mille volumes imprimés, huit cents manuscrits, un millier de pièces modernes : un arsenal d’érudition pour l’écriture de l’Historia sui temporis, mais aussi pour le travail des savants français et étrangers qui en fréquentent les lieux et correspondent avec son propriétaire. Valérie Neveu ne propose pas une nouvelle étude du président de Thou ni de sa bibliothèque, objet des travaux d’Antoine Coron et de Jérôme Delatour, qu’elle suppose connus du lecteur. Elle prend l’objet sous un autre angle, en opérant un double décalage. Le premier consiste à étudier les catalogues de la bibliothèque, non tant pour ce qu’ils disent de cette construction intellectuelle que pour eux-mêmes : l’auteure s’inscrit dans le sillon ouvert par l’exposition et le catalogue collectif De l’argile au nuage. Une archéologie des catalogues (2015) qui a renouvelé l’étude croisée et comparée de ces instruments. Le second consiste à faire l’étude de la bibliothèque de Thou après de Thou. Les catalogues étudiés par l’auteure, conservés à Paris, mais aussi à Bruxelles et à New York, sont en effet presque tous postérieurs à la mort du président. Ils permettent d’éclairer l’histoire de la bibliothèque jusqu’à sa dispersion en 1679, et même plus tard encore, après l’achat des imprimés par Charron de Ménars et celui des manuscrits par Colbert. C’est donc à une histoire de la bibliothèque à travers celle de ses catalogues que Valérie Neveu invite ses lecteurs, ou plus précisément à une histoire de l’ordre des livres et de ceux qui l’imaginent, l’inscrivent et le font advenir sur les étagères : propriétaires, bibliothécaires, érudits et bibliophiles, dont la succession scande les quatre chapitres du livre, de Jacques-Auguste de Thou aux frères Dupuy, d’Ismaël Boulliau à Jacques-Auguste II et à Joseph Quesnel, le dernier bibliothécaire.
Un tel projet était sans doute une gageure. L’auteure s’y tient en conduisant le lecteur au plus près des catalogues, dans l’observation rapprochée de leurs particularités matérielles, de leur organisation interne, des coupages et des collages, des erreurs et des jeux de plume. Elle partage ses hypothèses de travail, sa démarche, les culs-de-sac de sa démonstration, les bonheurs de ses trouvailles, de sorte que l’ouvrage apporte, en plus d’un certain nombre de résultats éclairants sur l’histoire des bibliothèques modernes, une très belle leçon de méthode sur le catalogue comme source pour l’historien.
Le chapitre I, consacré aux premiers catalogues de la bibliothèque thuanienne, est particulièrement exemplaire de la démarche. Il tourne autour d’un catalogue disparu, celui des imprimés, qui aurait été rédigé du vivant et avec la collaboration active de J.-A. de Thou, au moment où ce dernier organise l’exécution de ses dernières volontés. En confrontant les cinq copies connues de ce catalogue, toutes dérivées de l’original, l’auteure rassemble les indices qui permettent de se faire une idée de l’archétype perdu, en une sorte de portrait chinois. Les copies sont aussi intéressantes en elles-mêmes. Certaines, immaculées, pointent vers d’autres usages du catalogue que ceux de la gestion domestique, exemplaire de decorum (Columbia) ou copie de secours (BnF, lat. 10389). Les trois copies réalisées dans les années 1640-1660 témoignent de l’importance que conserve longtemps la bibliothèque de Thou comme modèle de bibliothèque ou référence bibliographique. La précision remarquable des notices du catalogue de 1617, le cadre de classement « le plus perfectionné que l’on connaisse pour son époque » (p. 85), avec ses 160 rubriques organisées en cinq parties, en font un instrument de travail qui reste utile dans le monde des lettres et des élites sociales.
La question du lien entre le catalogue et ce qui l’entoure – la matérialité des lieux et l’agencement des livres – est tout aussi passionnante, même si l’historienne se heurte rapidement au manque de sources. À quoi ressemblait la bibliothèque de Thou, installée dans le vaste hôtel aux trois corps de bâtiments ? Comment les livres y étaient-ils rangés ? La question est d’autant plus intéressante que le début du xviie siècle voit le rangement par format gagner progressivement les bibliothèques. Or chez de Thou, les formats semblent rester mêlés, le classement par matières primant sur toute considération d’esthétique, de conservation ou de gain de place. Paradoxalement, comme on le verra, c’est ce choix à rebours des évolutions contemporaines qui en fait un précurseur de la modernité bibliothéconomique du xviiie siècle.
Le chapitre II interroge les circonstances dans lesquelles les frères Dupuy décident, entre 1645 et 1648, avec l’aide d’Ismaël Boulliau, de dresser un nouveau catalogue auxquels ils imposent un ordre alphabétique, à l’encontre des pratiques catalographiques de leur temps. C’est l’amour de Jacques-Auguste II de Thou pour sa bibliothèque, et surtout la perspective du départ de Pierre Dupuy (qui a acquis en 1645 la charge de garde de la Librairie royale) qui jouent un rôle moteur – car comment faire fonctionner une bibliothèque lorsque son bibliothécaire, mémoire vivante, s’en va, et que son catalogue n’a pas été mis à jour depuis trente ans ? Les sources sont, à nouveau, à la hauteur des questions posées par l’historienne et l’analyse virtuose de V. Neveu entraîne le lecteur encore plus loin dans la fabrique du catalogue. La comparaison de l’exemplaire de brouillon (BnF, Mss, Dupuy 879-880), constitué des languettes découpées et rangées par ordre alphabétique, avec, d’une part, sa mise au propre de 1648 (retrouvée en 2018 par Thomas Falmagne à la bibliothèque royale de Bruxelles) et avec, d’autre part, les deux catalogues méthodiques de 1617 et 1679, permet de restituer, avec une extrême précision, le mode opératoire des trois hommes. Elle montre aussi que la bibliothèque de Thou était encore rangée, dans les années 1640, selon l’ordre méthodique imaginé par son fondateur, et tous formats mêlés.
Le « tropisme alphabétique » des frères Dupuy ne convainc pas le propriétaire des lieux et dès 1652, Jacques-Auguste II de Thou commande à Boulliau un nouveau catalogue méthodique (BnF, Mss, Dupuy 886-891). L’entreprise suppose de recopier à nouveau l’ensemble des douze mille notices pour les reclasser cette fois par matières (opération bien plus ardue que la précédente, si l’on considère que l’architecture des savoirs inventée par Boulliau compte, à son niveau inférieur, quelque 950 rubriques). Le nouveau catalogue participe de ces entreprises de logistique des savoirs qui organisent des quantités colossales d’informations avec un matériel en apparence assez rudimentaire, à l’efficacité éprouvée (des notices copiées et découpées sur des languettes de papier, des chemises ou dossiers pour chaque catégorie, ainsi que des chiffres repères permettant d’éviter que les coupures ne se mélangent). L’histoire du chantier est ainsi celle de la fatigue des travaux intellectuels, de la main du copiste et de l’esprit du catalogueur, mais aussi de la capacité du support catalographique à exprimer une conception personnelle de l’articulation des savoirs (dans le cas de Boulliau, personnage sur lequel on manque encore d’une étude globale, des savoirs théologiques et scientifiques) et à provoquer une certaine jouissance intellectuelle : « Plus je veoy l’ordre du catalogue plus j’en suis amoureux », écrit de Thou en 1653. Là encore, le lien entre le catalogue et l’ordre matériel des livres ne peut être complètement élucidé : l’entreprise des Dupuy a peut-être conduit à une réorganisation matérielle, mais ce n’est vraisemblablement pas le cas de celle de Boulliau.
Ce sont finalement ces deux catalogues, l’alphabétique et le méthodique, préparés pour l’impression par le dernier bibliothécaire, Joseph Quesnel, qui servent de base à la vente publique de la bibliothèque, en 1680. Quelques années plus tôt, Jacques-Auguste II de Thou est parti comme ambassadeur en Hollande ; ruiné, il a dû consentir à la saisie de ses biens en 1669 et est mort en 1677. À cette époque, souligne l’auteure, la bibliothèque thuanienne n’est plus la bibliothèque de pointe qu’elle a été du vivant du président de Thou. C’est devenu une collection de conservation, admirée et visitée, mais dont le retard s’est accentué avec la diminution des acquisitions et que le roi refuse d’acheter pour lui-même. Les manuscrits sont achetés par Colbert (certains finissent sur les étagères d’Étienne Baluze), tandis que le marquis de Ménars acquiert l’essentiel des imprimés (ils passent ensuite au cardinal Armand-Gaston de Rohan puis à Charles de Rohan, prince de Soubise, jusqu’en 1789). V. Neveu fait remarquer combien le catalogue préparé par Quesnel est « peu fonctionnel du point de vue du commerce de la librairie » (p. 217). C’est un geste de consolation, un monument dressé à la mémoire d’une bibliothèque qui vit ses derniers instants, mais aussi une éclatante manifestation de la compétence bibliographique des libraires et bibliothécaires parisiens. Là encore, l’étude est servie par une bonne fortune archivistique : le manuscrit utilisé pour l’impression n’est pas détruit après son passage à l’atelier d’Antoine Cellier, mais conservé par le nouveau propriétaire Charron de Ménars. V. Neveu montre comment Quesnel utilise le catalogue alphabétique des frères Dupuy pour élaborer l’index des auteurs, qui permet la transformation de l’outil de vente en instrument bibliographique particulièrement performant. Elle souligne surtout la portée de ce catalogue Boulliau-Quesnel sur l’évolution des pratiques catalographiques de la fin du xviie siècle, à une époque de grands chantiers et d’émulation intellectuelle autour des collections de livres : l’organisation en cinq grandes classes et l’abandon du tri des formats s’imposent comme une norme.
L’ouvrage de Valérie Neveu est certes circonscrit à un objet étroit, et suppose que l’on soit un peu informé de ce qu’il recouvre – la fabuleuse bibliothèque du président de Thou. S’il porte principalement sur la collection imprimée, on y trouvera aussi beaucoup d’éléments sur les manuscrits anciens et modernes. La précision avec laquelle l’auteure a rassemblé les catalogues subsistants, daté et identifié les mains des scripteurs, restitué les opérations manuelles et intellectuelles, corrigeant au passage un certain nombre d’inexactitudes, force l’admiration. Surtout, l’étude est constamment replacée dans des perspectives plus larges qu’elle participe à enrichir et discuter, sur l’ordre matériel des livres, les technologies de papier, les compétences catalographiques des élites sociales, la figure sociale du bibliothécaire, les usages des catalogues en dehors des bibliothèques qui les ont vu naître, tout ce qui nourrit aujourd’hui l’histoire matérielle du travail intellectuel, de l’amour des livres et du destin des bibliothèques.