Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

François Gèze, La double nature du livre. Quatre décennies de mutations dans la « chaîne du livre »

Paris, Les Belles Lettres (coll. « Le goût des idées » ; 88), 2023. 307 p. (ISBN 978-2-251-45464-1)

Anthony GLINOER

Université de Sherbrooke

François Gèze (1948-2023) a été l’un des éditeurs français les plus loquaces et les plus écoutés sur les situations du livre et de l’édition. Comme Robert Laffont, Jérôme Lindon (Éditions de Minuit) ou encore Hubert Nyssen (Actes Sud) le fondateur et président des éditions La Découverte, qui avait pris la suite dès 1980 des éditions Maspero, est intervenu à de nombreuses reprises dans des quotidiens, des revues et des publications spécialisées. L’une des particularités de Gèze est d’avoir, à côté de ses activités éditoriales, eu une grande implication dans « l’interprofession » : il a participé à des structures comme le Syndicat national de l’édition, la Commission de liaison interprofessionnelle du livre et la Société de caution mutuelle de l’édition française. Il a, en outre, été président jusqu’à sa mort de la plateforme d’édition universitaire numérique Cairn.info. Les Belles Lettres lui ont proposé de réunir quelques-unes de ses interventions en un volume. Heureuse initiative, qui nous permet de mieux comprendre les « mutations » qui ont touché la « chaîne du livre » dans les quarante dernières années grâce aux analyses d’un observateur engagé, sagace et résolument optimiste.

Le livre s’ouvre sur une référence implicite au livre de souvenirs de Pierre Bordas, L’édition est une aventure (1997) : « L’édition de livres est une aventure, ce qui la rend passionnante pour celles et ceux qui la pratiquent » (p. 9). Une aventure, précise-t-il, faite de découvertes que l’on fait en premier et que l’on partage avec les autres. Les premiers articles datent de la fin des années 1980 et sont publiés dans des revues généralistes telles Le Débat et Esprit. On y retrouve quelques formules typiques du discours de gauche de l’époque : « notre intelligentsia » (p. 15), la « loi de la marchandise » (16), les États-Unis comme « désert culturel » (p. 45). Mais surtout, l’acuité et la largeur de vue de François Gèze apparaissent déjà dans sa prise en considération de l’interdépendance entre « logique de création » et « logique marchande » dans le travail éditorial, ou encore dans son insistance sur la protection des réseaux de distribution pour la diffusion du livre. Le livre a selon lui « une double nature » : il est « à la fois objet culturel et objet marchand » (p. 71). N’hésitant pas à remonter dans l’histoire du livre en France, Gèze relativise dans un article de 1992 l’impression que l’édition traverse une crise. « La crise est donc bien structurelle, écrit-il. Mais elle doit autant aux transformations propres du marché du livre (concurrence des médias audiovisuels et des nouveaux « produits culturels » qu’aux erreurs collectives des éditeurs » (p. 45). Ceux-ci ont eu de la difficulté à s’adapter à la baisse progressive du nombre de « grands lecteurs » et à la perte d’influence de la critique littéraire, tout en se montrant frileux face aux défis du numérique.

Plutôt que de s’élever avec d’autres contre le danger que représenteraient pour le livre imprimé les médias numériques – trente ans plus tard, on sait combien il avait raison –, plutôt que d’opposer de façon manichéenne le travail éditorial accompli à l’intérieur de grands groupes d’édition et le travail des éditeurs indépendants, le président de La Découverte (maison qui a fait partie de Havas puis de Vivendi Universal) conseille aux éditeurs de moderniser leurs techniques de commercialisation et de trouver d’autres sources de revenus (lutte contre le « photocopillage » et prêt payant). Inlassablement, François Gèze répète que « le pire n’est pas sûr » : « tout dépendra de la capacité des acteurs de la chaîne du livre à œuvrer de concert pour procéder aux nécessaires adaptations de leurs pratiques afin de préserver la liberté de création » (p. 81). Gèze prend soin de ne pas seulement montrer les phénomènes depuis sa position d’éditeur. Il plaide par exemple pour la création d’un « lobby du livre » réunissant, sans corporatisme « tous ceux, quelle que soit leur profession, qui partagent le même attachement à la puissance culturelle et citoyenne de l’écrit et de la culture » (p. 82).

À partir de l’an 2000, les textes de François Gèze concernent de plus en plus « la révolution de l’édition en ligne », en particulier dans le domaine de l’édition universitaire de sciences humaines et sociales : le développement d’outils d’indexation et d’agrégation de métadonnées, le soutien à la recherche menée en français, l’équilibre entre ressources payantes et ressources gratuites pour l’utilisateur, l’adaptation du droit d’auteur sont au cœur de ses interventions, avec cette conviction réitérée que le pire n’est pas nécessairement à venir. Il continue par ailleurs à intervenir sur les questions liées à la distribution et aux librairies, notamment pour célébrer les 40 ans de la « loi Lang » qui a instauré le prix unique du livre. Le dernier texte, un entretien avec Sylvain Bourmeau publié en 2021 dans AOC, couvre la plupart des sujets abordés plus tôt (la concentration de l’édition, la situation de la librairie, les structures de distribution, le rôle des éditrices et des éditeurs pour la découverte de nouveaux talents, les pratiques culturelles des Français) et confirme que, jusqu’à la fin, François Gèze a été l’un des acteurs et des observateurs essentiels de la scène du livre en France.