Livres, travaux et rencontres
LTR
Bruno Blasselle, Gennaro Toscano (dir.), Histoire de la Bibliothèque nationale de France
Paris, BnF Éditions, 2022. 563 p., ill. (ISBN 978-2-7177-2897-2)
Comment les grandes bibliothèques écrivent-elles leur histoire ? Certaines proposent des synthèses somptueusement illustrées, comme la Bibliothèque nationale d’Espagne à l’occasion de son tricentenaire (Bibliotheca Nacional de España. 300 años haciendo historia, Madrid, 2011), d’autres d’impressionnantes sommes d’érudition, comme la Bibliothèque apostolique Vaticane, dont les cinq volumes publiés depuis 2010 couvrent, pour le moment, la période des origines à la fin du xixe siècle. La Bibliothèque nationale de France a choisi une troisième voie, celle d’un volume relativement ramassé (500 pages de texte, enrichies d’un index et d’une bibliographie sélective), à la maquette simple et élégante (une mention spéciale pour les en-têtes de parties, dont la numérotation est formée de livres agencés en chiffres romains), sobrement illustré en noir et blanc. Si l’on comprend que le souci d’économie ait conduit à sacrifier les couleurs des reliures, des enluminures et des camées – dont les images sont largement accessibles par ailleurs – on regrette un peu de devoir aller chercher la légende des illustrations à la fin du volume. Le choix de produire un ouvrage maniable, à la fois intellectuellement et matériellement, s’inscrit dans un contexte particulier, celui de l’inauguration, sur le site Richelieu, d’un nouveau musée de la BnF qui partage la même ambition de combiner accessibilité et rigueur scientifique.
Cette publication comble un réel manque. Le lecteur en quête d’une synthèse sur l’histoire de l’institution ne disposait jusqu’à présent que de travaux anciens ou partiels, comme la monographie de Simone Balayé (1988) sur la période antérieure à 1800. Depuis cette date, les recherches sur l’histoire de l’institution s’étaient pourtant intensifiées, en ordre dispersé, dans des périodiques, des thèses ou une riche série de catalogues d’exposition. Le volume coordonné par Bruno Blasselle et Gennaro Toscano rassemble les acquis de la recherche dans une trame chronologique – il était sans doute difficile d’organiser autrement six siècles et demi d’histoire – dans laquelle les contributions de synthèse centrées sur une période alternent avec des focus sur les départements spécialisés, au fur et à mesure de leur apparition, jusqu’aux évolutions les plus récentes. Les auteurs sont presque tous issus de l’institution, à l’exception de quelques spécialistes comme Yann Potin pour la librairie de Charles V et Martine Poulain pour l’Occupation.
La lecture d’une traite de l’ouvrage procure une sorte de vertige. Le mythe des origines, celui de la librairie de Charles V, est démonté dans une contribution virtuose qui fait de la pierre de la tour de la Fauconnerie, désormais au pied de l’escalator de la tour des Lettres, un lien mystique entre un passé réinventé et un futur à construire, le socle rêvé des relations entre le pouvoir et le savoir. De l’héritage des bibliothèques médiévales aux années 2020, en passant par les grandes accélérations des directions de Jean-Paul Bignon (1719-1741), Léopold Delisle (1874-1905) et Julien Cain (1930-1940 puis 1945-1964), c’est toute l’histoire d’une « bibliothèque centrale » qui se déploie (pour reprendre l’expression de Frédéric Barbier), mais aussi celle des espaces qui lui sont associés (les métamorphoses du quadrilatère et du quartier Richelieu, le site François-Mitterrand qu’on voit sortir de terre), ainsi que des transformations de longue durée de notre environnement culturel et médiatique, du manuscrit à l’imprimé, des estampes à la photographie et à l’audiovisuel, des arts du spectacle aux jeux vidéo, des cartes au web. Le déroulé chronologique est soutenu par des thématiques récurrentes, soulignées dès l’introduction. La question de l’espace est celle d’une tension récurrente, depuis l’installation sur la rive droite de la Seine dans les années 1660, entre le désir de déménagement vers un site plus grand et mieux adapté aux fonctions d’une grande bibliothèque (comme le dit joliment l’introduction, il y a peu de quartiers de Paris qui n’aient accueilli, « le temps d’un rêve d’urbanisme ou d’architecte, la nouvelle Bibliothèque nationale », p. 18) et les incessants bricolages destinés à pallier la saturation des espaces par les lecteurs et les collections, jusqu’au double chantier de Tolbiac et de Richelieu, dans les années 1990-2020, qui réalise ce rêve d’espace au moment où, justement, les consultations des chercheurs connaissent un fort recul et où émerge une « cinquième tour », celle de la bibliothèque numérique et de ses défis politiques, scientifiques et techniques. L’ouverture constante de la bibliothèque, tout au long de son histoire, à de nouveaux supports est une autre ligne de force du volume, scandé par les focus sur ces nouveaux fonds, devenus nouveaux départements, sur un arrière-plan, décrit à grands traits, d’émergence de nouveaux champs scientifiques (la géographie, la musicologie) et de patrimonialisation de nouveaux segments (les manuscrits d’écrivains) ou de nouveaux supports (l’audiovisuel). On perçoit, ici et là, combien la question de la place des objets dans la bibliothèque, sanctuarisée par le nouveau musée de la BnF, a régulièrement été remise en question, qu’il s’agisse des médailles et antiquités, au moins jusqu’à la Révolution, ou des objets du voyage, avec l’échec du musée d’ethnographie qui aurait pu être associé au département des cartes et plans (p. 320).
Certains fils sont, à l’inverse, plus ténus. Ils esquissent des chantiers à poursuivre, comme l’histoire technique de la bibliothèque – chauffée à partir de 1839, équipée d’un atelier photo en 1880, d’une buvette en 1888, mais pas systématiquement électrifiée et éclairée avant 1924… – ou l’histoire croisée des bibliothèques nationales, entre inspiration, émulation, concurrence et coopération. L’histoire du « service (du) public », notion prise dans un faisceau de déterminations politiques, sociales et culturelles historiquement situées, aurait pu être plus appuyée. Autant beaucoup est dit sur les politiques d’exposition, temporaire ou permanente, autant on en sait finalement peu sur le public de l’institution. Les quelques chiffres tirés des rapports d’activité (une centaine de lecteurs par jour au xviiie siècle, trente fois plus aujourd’hui) laissent le lecteur sur sa faim, alors que des sources existent qui permettraient de repeupler la bibliothèque. Certaines, imparfaites comme les registres de prêt, sont simplement mentionnées et encore à étudier pour le xviiie siècle, mieux exploitées pour le xixe siècle, sans que les résultats des études existantes soient véritablement mis en valeur. C’est tout l’ensemble des archives savantes, notes de travail, correspondances, préfaces et journaux de voyage, qu’il faudrait mobiliser pour produire une histoire de ceux et celles qui ont visité, pratiqué, lu, habité et aimé la bibliothèque presque autant que son personnel. Certes il s’agissait de produire un état des lieux du savoir, et non d’ouvrir de nouveaux chantiers, mais dans la mesure où l’ouvrage reste destiné à des lecteurs avertis plutôt qu’au grand public, il aurait été possible de signaler les travaux en cours et d’expliciter la manière dont on travaille aujourd’hui sur cette histoire, à partir des archives ou des ouvrages eux-mêmes, comme pour la reconstitution de la bibliothèque personnelle de François Ier à partir de ses cotes (p. 71). Prenons donc ces regrets comme des incitations à poursuivre l’enquête, et cet ouvrage comme un socle solide, désormais incontournable pour toute nouvelle recherche sur la bibliothèque.