Livres, travaux et rencontres
LTR
Christine Bénévent, Miroirs d’encre. Histoire du livre, désirs de lecture
Paris, éditions de l’EHESS (collection « Apartés » ; no 3), 2022. 259 p. (ISBN 978-2-7132-2889-6)
Entre histoire et littérature, autoportrait et réflexion, l’ouvrage de Christine Bénévent Miroirs d’encre, paru aux éditions de l’EHESS en 2022, est un essai aussi passionnant que singulier. Spécialiste de la littérature de la Renaissance, l’autrice, actuellement titulaire de la chaire d’Histoire du livre et de bibliographie à l’École nationale des chartes, s’interroge, à partir de sa propre expérience (de lectrice, d’étudiante et, bien sûr, de chercheuse), sur les relations complexes qu’entretiennent livre et lecture. Ce projet, esquissé dès le sous-titre (« Histoire du livre, désirs de lecture »), correspond parfaitement à l’orientation de la collection « Apartés », qui invite à faire dialoguer soi-même et autrui, exposé et anecdote, expérimentation et réflexion. Empruntant son titre à Michel Beaujour (Paris, Seuil, 1980), Miroirs d’encre apparaît ainsi, dans la grande tradition de Montaigne, comme un essai, impressionnant palimpseste de pages écrites ou lues, de cours donnés ou reçus. D’une lecture exigeante et féconde, le livre de Christine Bénévent, organisé en cinq chapitres, explore les relations entre texte, livre et bibliothèque, notions bien connues et simples en apparence seulement. La richesse des références convoquées, de la littérature de jeunesse à la philosophie kantienne, et la diversité des époques embrassées, de l’Antiquité au xxie siècle, permettent de restituer à ces objets toute leur complexité, en multipliant avec brio les angles d’approche.
Le premier chapitre (« L’empire du texte ») rappelle l’importance du texte dans les études de lettres. Ce dernier est en effet parfois présenté comme l’espace du seul langage, intertexte à la signification toujours renouvelée. Influencée par Roland Barthes, cette focalisation sur le texte, dominante au moment où Christine Bénévent entre en classes préparatoires, dans les années 90, favorise l’apprentissage d’une lecture experte et critique, nourrie des outils de la linguistique et, surtout, de la narratologie. Une telle conception, indifférente à l’objet livre, n’est cependant pas la seule possible, ni même peut-être la plus évidente. Silencieuse et intime, la lecture, gratuite et naïve, procure avant tout un plaisir, celui, notamment, de l’évasion et de l’identification. Elle peut également offrir des modèles pour penser ou rêver sa propre existence, comme la tendre ironie de Milan Kundera ou les haletantes aventures de Fantômette. Cette confrontation entre ces deux types de lecture, savante ou bovaryste, est ainsi l’occasion d’aborder la question de la valeur de l’œuvre littéraire, à travers une opportune réflexion sur l’enseignement de la littérature, tourné vers la lecture plutôt que l’écriture.
Les chapitres 2 et 3, passant « Du texte au livre » pour aller « Du livre au texte », apparaissent comme un diptyque, qui envisage les rapports entre texte et livre, désormais considérés comme des objets historiques. Cette approche va profondément influencer l’itinéraire scientifique de Christine Bénévent, attentive à la variabilité et à la vulnérabilité du texte littéraire, particulièrement sensibles à la Renaissance. Cette période, bien connue de l’autrice, qui a consacré sa thèse à la correspondance d’Érasme, idéalise l’imprimerie, perçue comme une invention divine permettant de faire renaître les textes de l’Antiquité. La réalité du livre, à cette période comme à d’autres, est d’ordinaire bien différente : objet physique, il est parfois mal imprimé, souvent fragile et toujours destructible, sa circulation se révélant rarement rectiligne. De manière très utile, Christine Bénévent retrace ensuite la naissance de la bibliographie matérielle en France. Cette discipline, plus précisément définie comme une « archéologie » par Jean-François Gilmont (cité p. 91), étudie différents aspects de la fabrication du livre imprimé. Cette dernière peut avoir des conséquences très concrètes sur le texte donné à lire, celui des œuvres de William Shakespeare notamment, les exemplaires d’une même édition pouvant différer les uns des autres. L’archéologie du livre imprimé n’est cependant pas la seule piste à considérer. L’histoire du livre, à l’aide des archives, peut aussi se pencher sur les aléas d’un projet éditorial, celui de L’Apparition du livre par exemple. En comparant les différentes éditions de cet ouvrage, finalement écrit par Henri-Jean Martin, l’autrice réussit, grâce à l’analyse du paratexte, à entrevoir la genèse mouvementée d’un titre désormais canonique. Comme on le voit, la question « Qu’est-ce qu’un livre ? » (p. 76), malgré son caractère d’évidence, ne reçoit pas de réponse facile : à la fois texte et matérialité, le livre est également œuvre littéraire et objet juridique, occasion de lecture et pièce de collection, ce qui oblige – comme le fait Miroirs d’encre – à croiser les perspectives.
Le quatrième chapitre (« Des bibliothèques et des livres ») interroge le rôle, l’histoire et les représentations de la bibliothèque. Dans l’imaginaire collectif, cette dernière s’apparente à un temple du savoir, que rien ne devrait déranger. À ce titre, le lecteur, les doigts pleins d’encre et le geste brusque, apparaît comme le pire des ennemis. Cette tension entre conserver et communiquer, préserver et donner à lire, conduit Christine Bénévent à réfléchir à la notion, problématique, de patrimoine. Qu’est-ce que le « patrimoine écrit » d’une bibliothèque ? Comment articuler la gestion des fonds anciens et celle des fonds courants, la mission patrimoniale et l’impératif de lecture publique ? Les outils de la recherche, comme les catalogues et les bibliographies, font aussi l’objet d’un intéressant développement. Loin d’être neutres, ces livres sur les livres peuvent être porteurs d’une idéologie sous-jacente dans la mesure où ils organisent le savoir. Sans qu’on s’en rende toujours bien compte, la bibliothèque incarne ainsi une certaine conception de la culture. La fin de ce chapitre montre bien d’ailleurs comment les usages savants des bibliothèques peuvent varier d’un pays, d’une religion, voire d’un individu à l’autre.
Le cinquième et dernier chapitre (« Penser livre ») ouvre la perspective sur le monde contemporain, qui voit l’apparition du numérique. Cette dernière fait prendre conscience que texte et livre, sous la forme d’un codex imprimé, ne vont pas toujours de pair. Bien d’autres modes de diffusion sont en effet possibles, manuscrits ou non (le volumen, la plaquette…). À cet égard, le numérique tourne-t-il définitivement la page du livre ? Un tel questionnement, implicitement teinté de nostalgie, explique peut-être, suggère l’autrice, l’intérêt porté à la matérialité du livre : à mesure que celle-ci s’éloigne, on mesure combien la lecture implique un rapport sensible, voire sensuel, à cet objet, du léger froissement des pages tournées à la subtile odeur d’un vieux volume piqué. Les pistes de réflexion lancées par ce chapitre, nombreuses, ne pourront qu’enthousiasmer le lecteur, invité à prendre en compte les dimensions symbolique, éthique et sociale du livre.
En somme, ces Miroirs d’encre, interrogeant sans relâche leur projet d’écriture, reflètent l’inventif et stimulant parcours d’une chercheuse qui se présente d’abord comme une lectrice, la réflexion sur le livre naissant toujours de l’amour des textes. Ce faisant, cet essai, vagabondant d’une œuvre à l’autre et cheminant à travers les époques, incite au dialogue des disciplines, entre histoire et littérature, texte et livre, imaginaire et civilisation – ce à quoi le lecteur ne pourra qu’applaudir.