Avant-propos
Jean-Dominique MELLOT
Conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, service de l’Inventaire, chargé de conférences à l’École pratique des hautes études
«Ubi societas, ibi jus » (« Là où il y a société, il y a droit »), dit l’adage latin. «Ubi jus, ibi codex » (« Là où il y a droit, il y a livre/code1 »), serait-on tenté d’ajouter, lorsque l’on considère les liens millénaires qui unissent le droit – entendu au sens historiquement le plus large – et l’écrit dans une grande partie du monde habité.
Certes, on le sait, le droit ne fut pas toujours écrit, au sein de communautés fermées, et la loi fut souvent « sans encre » entre hommes de parole. Certains penseurs, tel Joseph de Maistre à la lumière des errements de la Révolution française, n’ont-ils pas estimé que toute loi écrite était un signe de faiblesse, « produit par l’infirmité ou la malice humaine », et qui ne valait « rien du tout si elle n’[avait] reçu une sanction antérieure et non écrite »?2 Pourtant, lorsque les sociétés anciennes éprouvèrent le besoin d’écrire, ce ne fut pas seulement pour recenser des biens ou pratiquer la divination. Ce fut bientôt aussi pour poser leur « identité juridique », les règles et exigences collectives qui devaient être les gardiennes de leur passé, de leur présent et de leur avenir. Sans oublier les termes du « pacte métaphysique » qui assignait à chaque être humain, au sein de ces sociétés, une position intermédiaire entre le ciel et la terre – position dont il s’agissait d’être digne.
Cette recherche d’équilibre et d’absolu (justice) tout à la fois, on la retrouve clairement exprimée dans des écrits qui sont parmi les plus anciens et les plus fondamentaux de l’histoire de la civilisation humaine : les codes mésopotamiens (en Irak actuel), dont le premier connu, le code sumérien Ur-Nammu, date de plus de quatre mille ans (vers 2080 av. J.-C.), et le dernier, le code babylonien du roi Hammourabi, de près de trois mille six cents ans (vers 1595 av. J.-C.). À leur suite, que l’on se tourne vers la Bible, vers les législations grecques de Dracon ou de Solon, vers les tables des lois romaines puis vers le Corpus juris civilis, compilation de l’empereur Justinien qui va traverser le Moyen Âge et l’époque moderne, ou encore vers nos codes actuels, héritiers du Code Napoléon, et nos constitutions, on discerne dans tous les corpus juridiques des caractéristiques semblables qui illustrent la diversité et l’acuité des « pouvoirs de l’écrit » typés naguère par Henri-Jean Martin3.
De fait, l’écrit et le livre juridiques ont d’abord valeur conservatoire ; ils visent à maintenir, à stocker dans la mémoire d’une collectivité des normes et des décisions appelées à s’y appliquer et à s’y transmettre. Ils ont également valeur proclamatoire et solennelle ; ils sont censés rendre publiques et « sacraliser » (même si aujourd’hui la référence directement métaphysique ne s’impose plus) des règles et décisions que nul ne doit ignorer – d’où l’emphase et le décorum dont était jadis porteuse l’« inscription » à caractère juridique, quel que fût son support, d’où encore la solennité sobre et « raide » de nos actuelles publications officielles, empreintes de cette « superstitution juridique » raillée en son temps par Alexis de Tocqueville.
Autre caractéristique d’importance : le livre et l’écrit juridiques, par leur mise en page, leurs gloses, leurs divisions et subdivisions, leurs index, ont toujours tendu à rendre lisibles et univoques des normes souvent complexes dont la parole aurait été un vecteur trop imparfait. De même sont-ils investis du rôle essentiel de relever le défi permanent de l’accumulation (de lois, de décrets, de règlements, de décisions) et du classement – défi depuis longtemps caractéristique de l’univers juridique, même si chaque génération d’hommes et de femmes politiques affecte de la découvrir pour s’en plaindre4. En outre, c’est par le livre et l’écrit juridiques (auxquels il faut aujourd’hui ajouter cédéroms et bases en ligne) que se concrétise une actualisation indispensable du domaine, qu’il s’agisse de renouvellement législatif, de jurisprudence, de suivi des décisions de justice… Enfin – et ce n’est pas le moindre attribut des écrits s’inscrivant dans la juridicité –, ils sont par excellence ce « médium froid » dont le contenu dépourvu d’« illustration » (l’une des contributions de ce volume y insiste judicieusement) et de messages adventices ne prend sens que par un exercice d’abstraction et de logique qui requiert un long apprentissage et une familiarité avec les textes et les concepts de référence.
Toutes ces caractéristiques conjuguées ont depuis longtemps placé le droit à la pointe des besoins d’expression et de consommation de l’écrit et au cœur de sa dynamique. Dès l’âge du manuscrit, avant même que, dans la procédure judiciaire, « lettres passent tesmoins » (autrement dit que la preuve écrite l’emporte sur le témoignage oral), au XIIIe siècle, le droit a constitué l’un des segments les plus constants et les plus profitables de l’activité de production livresque. À titre de point de repère, pas moins de 7000 manuscrits de droit civil sont connus en Europe jusqu’au début du XVIIe siècle, originaires pour une bonne partie de l’université de Bologne. Ensuite, parmi les incunables (livres imprimés avant 1501) européens, plus de 10% des éditions ont trait au domaine juridique, qu’il s’agisse de droit romain ou de droit canon. Sous l’Ancien Régime, les statistiques bibliographiques établies pour deux des principaux centres typographiques français, Paris et Rouen, font apparaître une proportion de 5 à 20% d’éditions juridiques5. Imprimeurs et libraires spécialisés dans le droit et les publications officielles fondent alors des entreprises parmi les plus solides de leur temps.
La tendance se confirme au XIXe siècle (que l’on songe à Jean-Baptiste Sirey et à Désiré Dalloz) et jusqu’à nos jours, à l’âge des concentrations éditoriales et des supports électroniques – même si la production proprement juridique, bien qu’en progression au cours du dernier demi-siècle, n’est pas écrasante en chiffres relatifs6. Ainsi se trouve vérifié dans la durée le diagnostic qu’Antoine Furetière, lui-même avocat de formation, plaçait dans la bouche de Collantine, personnage d’éternelle chicanière et de « pilier du Palais » de son Roman bourgeois (1666) :
… [Les] arrests, [les] plaidoyers ou [les] maximes de droit ? Dame ! Ce sont des livres que l’on achète toujours quels qu’ils soient !
Il est vrai que la clientèle du droit peut sembler à première vue limitée et avant tout « professionnelle », mais le secteur, dans le long terme, est remarquablement stable, homogène et beaucoup moins soumis que d’autres aux modes et aléas. Durant l’Ancien Régime, les in-folio et in-quarto juridiques ne se démodent que très lentement ; ils peuplent les bibliothèques des élites tant ecclésiastiques que laïques dont ils composent longtemps le patrimoine livresque le plus aisément transmissible. En poussant le trait, le conte Angola (1746) du chevalier Charles Rochette de La Morlière voit même dans ce « tas de gros livres » comme les
fondemens d’un édifice, qui ordinairement sont inhabitables et ensevelis dans la terre et ne servent qu’à fournir des appartemens plus commodes.
Profondément remodelée, certes, par la Révolution, qui enterre le droit d’Ancien Régime et rend obsolètes ses grands usuels, l’édition juridique trouve aussitôt à se redéployer ; elle accroît même son emprise et son public avec la démultiplication des administrations, des juridictions et des textes. Promu grand régulateur de la vie sociale à la faveur de la Révolution, le droit va concerner désormais un nombre croissant d’étudiants (160 000 en France en l’an 2000), d’enseignants (17 800 à la même date), de professionnels (plus de 61 000, dont 35 000 avocats, 7500 magistrats et 7600 notaires, chiffres de 1997), et générer une masse de plus en plus imposante et diversifiée de publications.
On ne saurait oublier par ailleurs qu’au Moyen Âge, puis sous l’Ancien Régime et au-delà, le droit fut, pour les laïcs surtout, la voie royale de l’ascension sociale, à travers notamment l’accès aux offices de judicature – lesquels à terme pouvaient conduire à la noblesse et à ses privilèges. Dans ces conditions, le livre et le langage juridiques, véritable koinè des élites, pesaient d’un poids symbolique beaucoup plus lourd que celui que leur eût assigné un strict usage professionnel. Accéder au droit, à ses « codes » et à ses attributs, c’était intégrer un monde d’initiés qui ouvrait bien d’autres portes, celles surtout d’une vie digne de « personnes de qualité » – vie mondaine, vie littéraire, ambitions publiques… Pour combien de nos plus grands auteurs « faire son droit », se familiariser avec ses livres et son langage tout de précision, n’a-t-il pas été un tremplin obligé et infaillible pour obtenir une sinécure, se faire connaître ou démarrer une carrière ?7 Au XIXe siècle encore, l’examen de droit, remarquablement mis en scène par Gustave Flaubert dans L’Éducation sentimentale, revêt toute l’importance d’une étape initiatique clé pour le jeune Frédéric Moreau en quête de position sociale.
De ce tropisme juridique, les professionnels du livre ont su adroitement tirer parti en s’implantant sous l’Ancien Régime au plus près des prétoires et des palais de justice. C’est là qu’à Paris, à Rouen, ou encore à Toulouse, à Bordeaux, à Rennes, à Grenoble, à Dijon, on écoulait non seulement la production de droit destinée aux gens de loi et aux parties en procès mais aussi toutes les nouveautés susceptibles de drainer, dans la ville et sa province, les élites ressortissant peu ou prou au monde de la judicature.
En passant de l’« État de justice » à l’« État de droit », avec la Révolution, le livre de droit a certes perdu cette relation privilégiée avec les élites liées à la robe, aux offices et au « service du Roi ». Mais il a intéressé un public désormais assimilé à la nation entière, dont aucun citoyen n’était plus censé ignorer la loi et ses arcanes. En un mot, il s’est engagé dans un processus caractéristique de ce que Tocqueville a appelé « l’âge démocratique », âge où l’information et la vigilance juridiques doivent être les garantes de l’égalité et des libertés des citoyens (De la démocratie en Amérique). La production a donc explosé en chiffres absolus et elle a tenté, sans toujours y réussir, de compenser les effets d’une spécialisation de plus en plus accusée en mettant en menue monnaie les fondements et les implications pratiques de la science juridique.
Ce faisant, l’édition juridique a su, quoi qu’il en soit, cultiver les vertus d’innovation qui ont constamment été les siennes, depuis l’apparat de gloses médiévales jusqu’aux Juris-Classeurs et aux sites juridiques en ligne du XXIe siècle commençant. Inventer une forme et une mise en texte qui épousent au mieux les exigences de la matière juridique et de sa pratique quotidienne, c’est un défi qui a inspiré par exemple la fameuse pecia (système de production de manuscrits universitaires par copie de cahiers détachés d’un même exemplar de référence), aux XIIIe et XIVe siècles. Mais aussi, dès l’âge du manuscrit, la systématisation des tables des matières et des index, la réduction des points traités en petites unités logiques hiérarchisées (articles, titres…), la clarté de la présentation des références à la législation antérieure et à la jurisprudence, la précision des sommaires et la fiabilité des repères thématiques et chronologiques, enfin et peut-être surtout un langage parfaitement maîtrisé tendant à l’objectivité et à l’impersonnalité…
Ainsi le livre de droit est-il par excellence ce « livre-machine à lire » caractérisé par Paul Valéry. Mais on pourrait ajouter sans exagération que, depuis l’imprimerie, il se refuse à être une « machine à regarder ». Car s’il n’est pas, loin de là, dépourvu de décorum, force est de reconnaître qu’il a quasiment banni tout décor, toute illustration susceptible de «parasiter» le texte juridique et d’entraver l’exercice d’assimilation, de concentration et de réflexion que celui-ci requiert.
Est-ce à cause de cette « iconophobie » que le livre de droit français a si peu suscité de vocations de bibliophiles et de bibliographes parmi les juristes ? Est-ce cette rigueur et cette sobriété de l’objet qui ont découragé les recherches et les études spécifiques ? Toujours est-il que, comme le soulignent plusieurs des auteurs ici réunis, l’histoire et la bibliographie du livre juridique ont été jusqu’ici fort peu cultivées. Et lorsqu’elles l’ont été, ce fut d’ailleurs davantage par des historiens du livre que par des historiens du droit ou des juristes. Regrettable lacune que la revue Histoire et civilisation du livre se félicite de contribuer à combler par ce numéro spécial. L’entreprise, inédite8, était de fait rendue délicate par l’absence relative d’accumulation documentaire et de points d’appui. Aussi tenons-nous ici à remercier vivement les auteurs qui ont accepté d’éclairer chacun une période particulière du livre de droit en ouvrant des pistes qui ne manqueront pas d’être fécondes : Anne Lefebvre-Teillard, professeur à l’université Paris-II – Panthéon-Assas, pour les XIIe-XVe siècles ; Yves-Bernard Brissaud, ancien maître de conférences d’histoire du droit à l’université de Poitiers, pour les XVe-XVIIIe siècles ; Jean-Yves Mollier, professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, pour les XIXe et XXe siècles jusqu’au début du XXIe ; Pascale Issartel, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, responsable du service Droit, science politique (passée depuis la rédaction de sa contribution à la Bibliothèque publique d’information), pour l’offre documentaire contemporaine en matière de droit dans une grande bibliothèque de recherche et d’étude ; Pierre Casselle, directeur de la Bibliothèque administrative de la Ville de Paris, pour l’histoire et la présentation de cette institution spécialisée.
Grâce à l’apport conjoint des spécialistes, « un champ de recherche quasiment vierge malgré son importance » (Y.-B. Brissaud) se trouve exploré de front, et les acquis de cette exploration mis en perspective sur près de dix siècles. Il en ressort que des périodisations, une structuration de l’offre, des formes et des usages spécifiques s’imposent à l’examen. Une sociologie évolutive des producteurs et des utilisateurs de livres de droit s’esquisse. Entre capitalisation, transmission, innovation et actualisation, apparaissent aussi des lignes de force qui dans le long terme placent constamment le livre de droit aux avant-postes de la production livresque spécialisée et de sa consommation.
Qu’en sera-t-il dans un proche avenir de cette continuité parfois bousculée (Révolution) mais jamais remise en cause ? Si, comme l’observe J.-Y. Mollier, le livre de droit est « étroitement associé à l’espace national qui l’a vu naître et difficilement exportable dans un autre paysage » – ce qui peut constituer un handicap à l’ère des concentrations capitalistiques de l’édition –, la réponse dépendra peut-être « de la plus ou moins grande vitesse de l’intégration européenne et mondiale », ainsi que le relève également Bernard Barbiche, professeur émérite à l’École nationale des chartes, en postface. L’expérience de la Bibliothèque nationale de France, établissement dont les sciences juridiques ne sont pas la spécialité initiale, montre en tout cas que la demande documentaire pour le droit ne cesse de progresser, portée qu’elle est par un public croissant. L’étude de P. Issartel, reposant sur des données quantitatives et qualitatives en grande partie inédites, permet d’identifier pour la première fois ce public et ses pratiques et d’en tirer des conclusions encourageantes, même si l’offre documentaire d’une grande bibliothèque comme la BNF en ce début de XXIe siècle peut se trouver encore quelque peu sous-exploitée par ses lecteurs juristes (étudiants et chercheurs).
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1 Nous maintenons naturellement à dessein l’ambivalence de la traduction en français, code, terme juridique par excellence, découlant directement du latin codex, « livre ».
2 J. de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, Paris, Société typographique, 1814, p. 21, dénonce en particulier « la profonde imbécillité de ces pauvres gens qui s’imaginent (…) que les lois sont du papier et qu’on peut constituer les nations avec de l’encre (…). L’écriture est constamment un signe de faiblesse, d’ignorance et de danger ; à mesure qu’une institution est parfaite, elle écrit moins. » Il est facile de distinguer quels événements alors récents lui ont inspiré ces lignes.
3 Cf. H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Librairie académique Perrin, 1988 (nouv. éd. Paris, Albin Michel, 1996).
4 L’actuel président de l’Assemblée nationale vient encore dernièrement de réclamer que « nous légiférions moins » et de déplorer après bien d’autres que le volume des lois votées en France ait quadruplé entre 1964 et 2002, faisant passer le recueil annuel des textes de lois de 380 à 1600 pages.
5 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol. (nouv. éd., ibid., 1999), propose des taux de 4 à 10% entre 1600 et 1670 et de 3 à 5% entre 1670 et 1700. Jean-Dominique Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés : dynamisme provincial et centralisme parisien (v. 1600 – v. 1730), Paris, École des chartes, 1998, notamment pp. 131-132, 314-315 et 559, aboutit à des moyennes de 7% entre 1600 et 1670, de 6,5% entre 1670 et 1700, et de 9,5% entre 1700 et 1730. Jean Quéniart, L’Imprimerie et la librairie à Rouen au XVIIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1969, qui s’en est principalement tenu à la production officielle couverte par des privilèges et permissions (à l’exclusion, autrement dit, des nombreuses contrefaçons et éditions prohibées), atteint de son côté des pourcentages de 20% et même de 30% pour la décennie 1740-1750.
6 En France, elle est passée d’un taux de 2% en 1958 à 4,4% en 1995, devançant désormais les sciences et techniques (tombées de 10,5% à 2,5% dans la même période de référence) et la médecine (qui a chuté dans le même temps de 3,5% à 1,4%). Cf. L’Édition française depuis 1945, sous la dir. de Pascal Fouché, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1998, notamment pp. 340-361.
7 Le phénomène est fort bien éclairé pour le XVIIe siècle par l’ouvrage devenu classique d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, éd. de Minuit, 1985.
8 Signalons cependant le louable effort du Dictionnaire encyclopédique du livre (sous la dir. de P. Fouché, D. Péchoin, P. Schuwer, et sous la responsabilité scientifique de J.-D. Mellot, A. Nave et M. Poulain, Paris, éd. du Cercle de la Librairie) dont le tome I (A-D, 2002) a fait un sort au livre de droit en lui consacrant une copieuse notice diachronique.