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Dominique Bourel et Gabriel Motzkin (sous la direction de), Les Voyages de l’intelligence : passages des idées et des hommes, Europe, Palestine, Israël

Paris, CNRS, 2002, 335 p. (CRFJ Mélanges, volume 4, 2002)

Charles KECSKEMÉTI

À deux exceptions près, l’article superbement documenté de Katharina Middell sur les relations commerciales des Juifs de Brody avec Leipzig et Lyon (pp. 29-57) et celui de Jonathan Judaken analysant la pensée de Sartre sur l’antisémitisme d’une part, le conflit israélo-arabe d’autre part (pp. 229-246), tous les textes de ce recueil traitent de la même problématique : il s’agit toujours d’un volet ou d’un aspect de l’histoire des intellectuels juifs laïques des deux derniers siècles. Réunis en volume, ils s’éclairent mutuellement et font comprendre le rôle de « passeurs de culture » que le destin a réservé à des milliers d’intellectuels juifs, d’Eduard Gans à Hannah Arendt.

La première génération, formée par la Haskalah, comme Heine, Gans ou Saphir, pour ne mentionner que des noms évoqués dans le volume, a quitté le judaïsme pour pouvoir entrer en science et en culture. Soixante-dix ans plus tard, Ilya Ehrenbourg et Ossip Mandelstam, intellectuels juifs russes de première génération, suivent un parcours semblable (Ewa Bérard, Quitter la Russie, quitter le judaïsme : Ilya Ehrenbourg et Ossip Mandelstam, pp. 191-201). Les directeurs du volume ont eu évidemment raison d’écarter le thème de la résistance orthodoxe à l’ouverture culturelle, de même que celui de l’œuvre des maskilim, artisans de la réforme destinée à rendre compatible le judaïsme avec cette ouverture. Mais en lisant les « voyages de l’intelligence », on pense spontanément à cet arrière-plan. Car c’est grâce à l’aggiornamento du judaïsme et à l’acculturation que les Juifs ont acquis, en Europe et aux États-Unis, la possibilité de devenir des savants, des journalistes, des artistes, des créateurs et des transmetteurs de culture, sans se convertir à l’une ou à l’autre des confessions chrétiennes.

Lors de chaque soutenance de thèse, un des membres du jury, au moins, reproche au candidat d’avoir mal bâti la séquence des chapitres. Je prends le risque de l’imiter en disant que le volume devrait s’ouvrir sur l’étude de Jacques Ehrenfreud, Les usages juifs de l’historicisme allemand. Naissance et professionnalisation d’une discipline judéo-allemande, 1871-1914 (pp. 203-227). Tous les textes du volume procèdent de la tradition historiciste judaïsée. Les origines en remontent aux grandes initiatives judéo-allemandes du long XIXe siècle, la Wissenschaft des Judentums des années 1820-1830, la Historische Commission für die Geschichte der Juden in Deutschland (1885), la création du Gesamtarchiv der deutschen Juden (1902) et la série Germanica Judaica dont le premier volume parut en 1917. Cet immense effort qui inspirera les communautés juives des autres pays du continent, poursuivit l’objectif de démontrer, au moyen d’une recherche historique exigeante, conforme aux nouvelles normes et méthodes scientifiques, fondée sur le dépouillement de sources primaires, l’intégration de la minorité juive dans le passé allemand. À partir de cet objectif programmatique, deux thématiques vont dominer dans le travail érudit : l’histoire juive locale et l’histoire des persécutions suivie de l’histoire de l’émancipation, ces deux thématiques ayant en commun de ne pas heurter la vision sioniste d’une histoire juive séparée de l’histoire générale.

L’idée maîtresse qui a animé la grande aventure intellectuelle du judaïsme allemand et centre-européen du XIXe siècle fut formulée par Martin Philippson: «La science a transformé les Juifs du ghetto en citoyens libres» (p. 213). Les citoyens juifs devenus libres optaient, avec enthousiasme, pour l’intégration dans la nation d’accueil. L’assimilation linguistique, le passage du yiddish à l’allemand (au hongrois, au russe, etc.) ne faisait que renouer avec la tradition du bilinguisme, l’hébreu pour la vie religieuse et la langue parlée de la société d’accueil (araméen, grec, etc.) pour la vie laïque quotidienne. Dans l’Europe des nations du XIXe siècle, ce choix linguistique ne suffisait pas. L’intégration véritable supposait une mutation plus radicale, le passage du statut de peuple à part, au statut de communauté confessionnelle, placée aux côtés et au même rang que les communautés confessionnelles chrétiennes appartenant à la même nation. Les tragédies du XXe siècle s’enracinent dans le fourvoiement du siècle précédent qui substitua à la vertu antique de l’amour de la patrie, l’amour de la nation, nom noble et civilisé donné à la vieille tribu. La perception du monde selon le credo nationaliste s’est incrustée si profondément dans les consciences que pour les hommes nés au XXe siècle, l’humanité est devenue la somme des nations, et l’histoire universelle, la somme des histoires nationales. Les Empires (byzantin, romain-germanique, Habsbourg, ottoman, russe) et les États fédérateurs de type impérial (Pologne, Suède, Espagne, Venise, etc.) qui ont constitué l’ossature de l’Europe de Charlemagne à François-Joseph sont transfigurés soit en États-Nations, soit en machines à broyer et opprimer les nations.

À l’aide d’une gamme d’études de cas, les Voyages éclairent l’immersion pathétique des citoyens juifs libres dans la langue et la culture allemandes. Avec Eduard Gans, converti en 1825, la science juridique allemande s’est enrichie d’un talent puissant, serviteur de la liberté au temps de la Sainte Alliance, bâtisseur de liens avec les juristes français (Norbert Waszek, « Eduard Gans : Berlin-Paris-Berlin », pp. 59-80). Le combat que mène Gans, disciple de Hegel, contre l’école dite historique de Savigny pour que soit reconnu le caractère universel du droit, lui attire l’admiration et la sympathie de la Jeune Europe.

Le parcours d’Isidor Kracauer (Olivier Agard, « De Breslau à Francfort : l’itinéraire de l’historien Isidor Kracauer », pp. 81-103) peut servir de symbole à l’option judéo-allemande. Il commence au Séminaire « de théologie juive » de Breslau, la première école de formation de rabbins universitaires et qui allait servir de modèle aux séminaires rabbiniques de Berlin (1874) et de Budapest (1877). Kracauer quitte le Séminaire pour se consacrer entièrement aux études historiques. De Breslau, centre culturel juif de l’est de l’Allemagne, il passe en 1876 à Francfort, centre similaire, plus riche et plus puissant, dans l’ouest, où l’engage le Philanthropin (fondé en 1804), « véritable moteur sociologique de la sécularisation et de la modernisation » (p. 85). Son Histoire des Juifs de Franc-fort, publiée après sa mort par le Consistoire de Francfort, est un des monuments de cet historicisme qui intègre les Juifs dans l’histoire de l’Allemagne. Isidore Kracauer, l’oncle, eut la chance de mourir avant le triomphe du délire et de l’anéantissement de la culture judéo-allemande. Son neveu, Siegfried Kracauer (le choix de ce prénom par la famille, en 1889, vaut certificat de foi dans l’assimilation), homme encyclopédique s’il en fût – architecte, biographe d’Offenbach, journaliste, théoricien du cinéma, historien, collaborateur de l’Institut d’Adorno – sera le témoin de l’effondrement du rêve de quatre générations de Juifs allemands. Sa pensée historique, élaborée dans l’exil américain (History – The Last Things Before the Last, publié trois ans après sa mort, en 1969), longtemps ignorée, fait maintenant l’objet de livres et de colloques, notamment en France.

Trois autres textes évoquent des témoins de cette fin de monde. Hannah Arendt, exilée en Amérique, refuse de dénoncer la fidélité juive à la langue allemande, alors que pour Jean Améry, autrichien, résistant, déporté, il n’y a plus de lien possible avec l’Allemagne ni avec la culture allemande (Marc Crépon, De Vienne à Bruxelles, de Hanovre à New York : Jean Améry, Hannah Arendt et la langue allemande, pp. 143-160). L’article sur le troisième témoin (Marc de Launay, Leo Strauss: du sionisme judéo-allemand à la vie en diaspora, pp. 175-190) ne s’adresse qu’aux initiés qui connaissent l’œuvre de Leo Strauss, de Hermann Cohen, de Franz Rosenzweig et de Karl Löwith. Si Strauss avait obtenu la chaire de philosophie juive médiévale à l’Université hébraïque de Jérusalem, en 1933, le néo-conservatisme américain serait, peut-être, fondé sur un autre socle philosophique. Enfin, le destin de deux bibliothèques (Anthony David Skinner, Livres, exil et retour, pp. 161-173), celle de Gershon Scholem et celle du bibliophile grand bourgeois Salman Schocken, illustre la fin de la culture judéo-allemande. En partant pour la Palestine, Scholem n’a emmené que ses Judaica et a vendu ses autres livres. La fabuleuse bibliothèque de Schocken, expédiée en Palestine après 1933, fut scindée en deux après sa mort : les Judaica sont restés en Israël, tandis que les trésors manuscrits et imprimés de sa collection allemande étaient vendus en Allemagne.

Le monde du judaïsme germanophone ne se limite pas à l’Allemagne. Il englobe aussi l’Autriche-Hongrie, en particulier Vienne, la Bohême, la Moravie, la Galicie et la Bukovine. Pour les Juifs de Brody, de Prague et de Czernowitz, germanophones par option, judaïté et citoyenneté de l’Empire d’Autriche étaient des statuts parfaitement complémentaires. Le côté passionnel voire sensuel de l’identification des Juifs des confins de l’Empire à la langue et à la littérature allemandes s’explique par la double victoire remportée sur l’exclusion et l’auto-exclusion.

La communauté de Prague, le foyer religieux le plus actif d’Europe centrale depuis le Moyen Âge, se lance dans l’acculturation, dès le règne de Joseph II, en créant une école avec l’allemand comme langue d’enseignement. C’est tout naturellement que les écrivains et les journalistes juifs de la Jeune Bohême, contemporains de Heine, se tournent vers la France (Michel Espagne, Le passage en France de Juifs de Bohême au milieu du XIXe siècle, pp. 13-27). Le public français rencontre l’image de la vie juive des ghettos de l’ère de l’ouverture vers la culture allemande dans les livres de Moritz Hartmann, député au Pauluskirche, émigré à Paris, de Leopold Kompert, comme Hartmann élève des piaristes, et d’Alfred Meissner, ami chrétien de Hartmann. L’hypothèse d’un lien conduisant du sabbataïsme et du frankisme aux Lumières, plus particulièrement au sein de la communauté juive de Prague, est tentante, mais fragile. La Haskalah, vaste mouvement pour le renouveau du mode de vie et du mode de pensée du judaïsme, rejetait avec vigueur tout sectarisme mystique. Quant à Saphir, natif de Lovasberény, gros bourg de la Hongrie centrale comptant près d’un tiers d’habitants juifs, polyglotte accompli, il était cosmopolite par principe. Sa vie d’adulte ne s’est déroulée ni dans la Hongrie de son enfance et de sa jeunesse, ni dans la Bohême de son adolescence, mais en « Europe », à Vienne, à Berlin, à Munich et à Paris.

En ce début du XXIe siècle, l’Europe se rend enfin compte de l’immensité du gâchis provoqué par la disparition de la Monarchie danubienne. Le destin échu aux Juifs de Bukovine (Florence Heymann, La Bucovine de Rose Ausländer entre Vaterland et Muttersprache, pp. 105-123) jette une lumière crue sur la régression que représentait la victoire de l’État-Nation sur l’empire multinational. Puis, ce qui restait du Czernowitz du goldenes Zeitalter fut englouti par la barbarie. Le souvenir cependant ne s’efface pas, la littérature sur la petite Vienne de l’Est et sa communauté juive ne cesse de s’enrichir en Allemagne, en France, en Israël et aux États-Unis. Au cours du demi-siècle précédant la Première Guerre, les universités allemandes, autrichiennes et suisses attiraient, des zones juives de Russie, un flux permanent d’étudiants qui se préparaient à devenir soit des théoriciens et militants politiques soit des chercheurs en sciences humaines (Delphine Bechtel, Itinéraires d’intellectuels juifs russes : exils d’est en ouest, pp. 125-142). L’article retrace la trajectoire de Ber Borokhov, Khayim Zhitlovski, Wolf Latski-Bartholdi et Itskhok Nakhmen Steinberg, militants sionistes ou socialistes-révolutionnaires ayant passé la plus grande partie de leur vie à l’étranger, avant et après la révolution de 1917. Alors qu’en Europe centrale le modernisme juif passait par le rejet du « jargon » pour adopter l’allemand (le hongrois ou, un peu plus tardivement, le tchèque ou le polonais), les Juifs de Russie, diplômés de Heidelberg, de Vienne ou de Berne, émigrés en Allemagne ou aux États-Unis, restaient fidèles au yiddish.

Les cinq derniers articles traitent du transfert et de la difficulté du transfert de la culture judéo-allemande vers la Palestine et Israël. Dans la Palestine sioniste, le leadership intellectuel et scientifique allemand ne se discutait pas. Il s’imposait comme une évidence. L’Université, considérée nécessaire à la fondation de la nation, à l’ordre du jour dès 1902, ne pouvait être conçue que sur le modèle allemand, comme séminaire de recherche servi par une ou plusieurs bibliothèques (Dominique Trimbur, Les racines allemandes de l’Université hébraïque, pp. 247-267). Inaugurée en 1925, l’Université bénéficiait du soutien financier de la République de Weimar, ce qui ne manquait pas d’alarmer la diplomatie française. Après 1933, l’Université rompt avec ses racines prussiennes. La composition du corps enseignant ne change pas, mais l’Université se rapproche de la France et des États-Unis.

En Palestine, puis en Israël devenu indépendant, les «Yekkim» et les diplômés d’universités allemandes étaient majoritaires au sein des professions juridiques. Lors du procès Eichmann, les juges et le procureur, lassés par la déplorable qualité de la traduction, s’adressaient en allemand à l’accusé. Cette domination numérique ne conduisait cependant pas à une influence hégémonique sur le droit israélien, marqué par le common law introduit sous le mandat britannique (Claude Klein, À propos des influences allemandes sur le droit israélien, pp. 269-280). Si le Code civil allemand servait de référence à la législation en matière de droit civil, les arrêts de la Cour suprême citent presque exclusivement des décisions britanniques ou américaines. Influence allemande indirecte mais évidente, la législation et la jurisprudence excluant des élections les listes des partis menaçant l’existence de l’État ou de la démocratie portent la marque du syndrome de Weimar.

Le tiers environ des praticiens installés en Palestine étaient de formation allemande dès la période ottomane. Le bond en avant des années 1930 (le nombre des médecins passant de quatre cents à deux mille en l’espace de dix ans) était dû à l’arrivée de centaines de cliniciens et de chercheurs allemands de toutes les spécialités (Samuel S. Kottek et Gerhard Baader, Les médecins de formation allemande et leur influence sur le développement de la profession et de son enseignement en Palestine-Israël, pp. 281-293). Il s’en est suivi une libéralisation limitée du système des soins, conçu, à l’origine, dans un esprit socialiste, et la création des « petites » caisses de maladie. L’École de médecine de perfectionnement (pré-faculté), créée en 1939, fut transformée en Faculté de formation médicale complète en 1949. Elle choisit d’emblée, par préférence aux cours par promotion, la méthode américaine d’enseignement par petits groupes.

Malgré les efforts de plusieurs proches et disciples de Freud, dont Max Eitingon, la communauté juive de Palestine reste longtemps réfractaire à l’admission de la psychanalyse (Guido Liebermann, Demeures freudiennes en Palestine-Eretz-Israël, pp. 295-310). La théorie freudienne entre, cependant, dans l’idéologie de la gauche sioniste, Hashomer Hatsaïr, animateur du mouvement kibboutzique. La psychanalyse israélienne s’orientera essentiellement vers l’enfance, le secours aux enfants rescapés des camps et de la guerre et l’éducation au kibboutz.

La culture sioniste, puis israélienne, s’étaient constituées à partir du refus de la civilisation bâtie par l’acculturation (Stéphane Mosès, La résistance aux transferts : le rejet des auteurs « diasporiques » dans la culture israélienne, pp. 311-331). Ce refus est illustré par quatre cas exemplaires : ceux de Manès Sperber, d’Edmond Jabès, d’Emmanuel Levinas et de Franz Rosenzweig. Le rejet s’explique par l’indifférence du public israélien pour les thèmes juifs traités en des langues autres qu’hébreu par des écrivains restés dans la diaspora, par l’incompatibilité des positions a-sionistes, voire antisionistes comme celles de Jabès et de Rosenz-weig, avec la pensée israélienne et aussi par la volonté de créer une culture à vocation universelle non marquée par la particularité juive. C’est grâce à leur statut d’universalité que Walter Benjamin et Paul Celan commencent enfin à pénétrer dans le champ de vision du public israélien.

Voici, brièvement présenté, le contenu des Voyages de l’intelligence, introduction brillante et savante à l’étude de l’intellectualisme juif moderne. Les directeurs et les auteurs du volume ont droit à la reconnaissance du lecteur.