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Daniel Droixhe, Le cri du public : culture populaire, presse et chanson dialectale au pays de Liège (XVIIe-XIXe siècle), essai

Bruxelles, Le Cri édition, 2003, 257 p., ill. (« Histoire »)

Frédéric BARBIER

Issu d’un cours professé depuis 2002 à l’Université de Liège, cet « essai » est beaucoup plus qu’un manuel de cours – et qu’un essai. L’avant-propos en résume la problématique mieux que nous ne saurions le faire :

J’ai pensé qu’une série de travaux mettant en œuvre l’analyse textuelle de divers types de matériaux, pour différentes époques, permettrait de saisir des aspects d’un « état culturel général », à côté ou en deçà pour ainsi dire, de ce que l’on entend d’ordinaire par « culture littéraire, artistique », etc. En un mot, le projet était de resserrer histoire de la culture et histoire des mentalités…

Le renouvellement d’une histoire de la culture populaire passe notamment, comme le démontre Daniel Droixhe, par une approche d’histoire du livre combinant perspectives purement bibliographiques, analyses de contenu et approches relevant plutôt de l’anthropologie. Et les onze chapitres successifs de dérouler une théorie d’études de cas, qui nous conduit de l’Almanach de Mathieu Laensbergh (« L’étrenne des Lumières ») aux chansons des conscrits wallons du XIXe siècle, en passant par l’abbé Raynal, par le « langage des procès » ou encore par la politique de la langue (« wallon et français »), la période abordée s’achevant en 1848. L’auteur précise les conditions théoriques de son approche, que ne referme aucune conclusion – il faut, à nouveau, se reporter à l’avant-propos :

On estimera peut-être que l’enchaînement des chapitres produit artificiellement une téléologie du progrès et des révolutions, un illusoire « sens de l’histoire ». Si le post-structuralisme tend à nous interdire de croire encore à celui-ci, au moins est-il permis de continuer de creuser à la recherche des combinaisons et des dynamiques causales associant axe des successivités temporelles, la diachronie, et plan des solidarités synchroniques. Les Lumières en offrent une bonne illustration, quand elles disséminent dans le peuple le sentiment d’une cruelle injustice et dans les classes supérieures la rationalité d’un philosophisme qui sape, à terme, leur domination (p. 9).

Une conclusion avant la conclusion, et à laquelle nous ne pouvons que souscrire.

La méthodologie même change d’une étude à l’autre, la plupart d’entre celles-ci ayant été publiées au fil de travaux et de conférences dont la chronologie couvre plusieurs années. Les plus anciennes, comme l’auteur le souligne, reprennent une pratique de l’« analyse textuelle » qui, en vogue autrefois, se trouve aujourd’hui plus délaissée. Que l’on ne comprenne pas cette remarque comme une critique – l’auteur du présent compte-rendu est le premier à souligner les bienfaits d’une méthodologie très variée et, a contrario, les dangers de succomber trop facilement aux successives modes historiographiques. Le programme de l’école historique française était celui d’une « histoire totale », il devrait rester son programme actuel, et sa réalisation est également au prix d’un éclectisme méthodologique certain.

Remarques qui valent d’autant plus pour l’histoire du livre que l’auteur de ce livre en particulier est expert en la matière. Ainsi, la première étude nous fait-elle parcourir un certain nombre d’occurrences lexicales présentes dans le Mathieu Laensbergh, et relatives notamment aux domaines de la religion («Dieu», «religion», «foi», etc.), du désordre («trouble(s)», «désordre», «confusion», etc.) et du commerce. On notera plus spécialement, dans ce dernier champ, l’émergence de la formule et du concept de « public » et de « bien public ». Nous restons dans une perspective analogue, mais dans le plus long terme, avec l’étude du Livret de pèlerinage à Saint-Hubert, et la progressive dissolution d’une pratique magique originelle face aux condamnations (par la Sorbonne en 1671, et plus généralement par l’Église), puis à la montée d’un rationalisme appuyé sur l’idée d’un échange contractuel. Problématique proche de celle abordée dans l’étude sur le Journal encyclopédique de Pierre Rousseau à propos du débat sur l’inoculation et, plus généralement, sur la santé publique. Le thème surgit encore à propos des résonances liégeoises de l’Histoire des (…) deux Indes : Daniel Droixhe montre ici comment, à travers quelques chansons patoisantes, la problématique se déplace du champ du religieux à celui de la société dans son ensemble, de ses convenances, mais aussi de ses désordres possibles. Ces pages sont aussi un très bel exemple d’analyse des processus de transferts culturels, d’acculturation et d’appropriation.

Bien évidemment, la situation ambiguë de Liège produit un terreau de choix pour le jeu délicat entre les libraires, les administrateurs et la censure – un jeu dont le moindre des paradoxes n’est pas, on le sait, de donner plus de retentissement aux textes mêmes que l’on souhaite interdire (p. 71). Nous ne pouvons, il va de soi, présenter, même trop sommairement, l’ensemble des monographies successives. À travers le langage des procès (procès tournant autour des droits et du statut de la noblesse) comme à travers les chansons (dialectales ou non) pré-révolutionnaires ou révolutionnaires (un Nicolas Bassenge…), Daniel Droixhe nous brosse un tableau subtil, nouveau et attachant des mentalités d’une région qu’il connaît parfaitement et qui se trouve confrontée à l’un de ces « changements de climat » (Lucien Febvre) qui marquent l’histoire universelle. Ce jeu, du particulier dans lequel s’enracine l’étude, au général sur lequel elle débouche, n’est pas le moindre enseignement de la méthode ici mise en œuvre.