Philippe Martin, Une Religion des livres (1640-1850)
Paris, Éd. du Cerf, 2003, 622 p. ISBN 2-204-07163-3
Juliette GUILBAUD
Si les travaux publiés en histoire du livre sont nombreux, et les recherches en ce domaine toujours fécondes – aussi bien sur ceux que l’on a coutume d’appeler les « gens du livre », que sur certains genres littéraires clairement définis –, le livre religieux a surtout fait l’objet de recherches dans trois directions. Parmi elles, l’étude des bibliothèques ecclésiastiques cherche à mettre en évidence l’évolution de la culture cléricale, des goûts littéraires des religieux, tandis que certaines œuvres à succès font l’objet de bibliographies tendant à l’exhaustivité. Enfin, on se penche volontiers sur des groupes de lecteurs plus réduits et spécifiques, caractérisés par leur communauté d’esprit (tels les jansénistes) ou leur appartenance à une même catégorie sociale (comme les paysans). Fort de ce constat, l’auteur a choisi de consacrer son étude à un ensemble d’ouvrages encore largement délaissé, que constituent les lectures pieuses des laïcs10. Refusant délibérément d’accepter la rupture caricaturale et simplificatrice tracée par certains entre une culture savante et une culture populaire, Philippe Martin s’interroge ainsi sur l’existence d’une culture qu’il qualifie d’« intermédiaire », en se plaçant résolument du côté du lecteur (dans la ligne des travaux menés par Roger Chartier), et non dans le cadre d’écoles de spiritualité ou de groupes de pensée.
En dépit de ses intentions, l’auteur se trouve confronté à de nombreux écueils au cours de son examen, à commencer par la difficulté représentée par la définition même de ce qu’il appelle « livre de piété ». Essentiellement imprimé en langue vulgaire, c’est un ouvrage de petit format (à la fois peu coûteux et maniable) et explicitement destiné aux laïcs (comme le rappelle le titre, le privilège ou l’introduction), autant dire à l’intersection de la théologie et de la spiritualité – place assez floue qui rend la délimitation du corpus pas toujours très claire. Parmi les textes retenus, on rencontre ainsi des recueils de prières (avec ou sans explication), des romans pieux, des ouvrages de formation, de réflexion ou de dévotion. Autant de titres qui ont pu, du reste, être reçus de façon très différente selon les époques. À l’inverse, le cadre chronologique de l’étude apparaît pleinement justifié, entre 1640 (premier apogée de « l’Ancien Régime typographique ») et 1850, limite au-delà de laquelle les conditions de commercialisation du livre de piété se transforment profondément, avec le renforcement du monopole de certaines grandes maisons et l’uniformisation de la production et du message qu’elle véhicule.
Le lecteur qui s’attendrait à une vision d’ensemble de la production des livres de piété pourra s’interroger sur le choix des deux espaces géographiques concernés par cette étude, finalement très localisée. Ont en effet été retenues la Lorraine et la Savoie, régions toutes deux en marge dans le domaine politique (entre la France et l’empire des Habsbourg) et religieux (par leur proximité tantôt avec l’Alsace protestante, tantôt avec le calvinisme genevois). Ces deux bastions de reconquête de la Contre-Réforme, qui voient se développer des mouvements inspirés des idées de François de Sales ou Pierre Fourier, soucieux d’accorder une nouvelle place aux laïcs au sein de l’Église, sont également largement francophones, mais inégalement alphabétisées et urbanisées.
Menées dans les fonds des bibliothèques diocésaines, destinées à l’usage des laïcs, les recherches ont mis en évidence – par l’examen de plus de deux mille éditions selon une grille de lecture particulièrement complexe –, l’équivalence entre les ouvrages étudiés et le marché du livre des deux régions choisies, ce qui suggère finalement une certaine représentativité du corpus, si difficilement circonscrit, des bornes chronologiques retenues et des critères thématiques sélectionnés. À l’issue de son analyse, qu’il fait porter d’abord sur le livre de piété comme objet, puis sur son adéquation avec le propos de l’auteur et enfin sur la pratique et les usages, l’auteur semble presque déçu par ses conclusions, qu’il ponctue de remarques pourtant très judicieuses. On peut ainsi noter que la littérature de dévotion bénéficie d’un large réseau de diffusion, que ce soit, de bonne heure, par l’intermédiaire des colporteurs ou, plus tardivement, par celui des premières bibliothèques populaires. Comme on l’a déjà souligné, la réception de tels ouvrages, très fluctuante, complique régulièrement l’analyse. Enfin, c’est sans grand étonnement que l’on peut voir Paris dominer encore ce marché de l’édition pieuse, sans que réussissent à s’imposer les grands centres régionaux connus par ailleurs (comme Lyon ou Rouen). Le XVIIIe siècle voit sans conteste la victoire de la spiritualité si chère à François de Sales, et les laïcs retrouver une place prépondérante au sein de l’Église. Progressivement, les usages des lecteurs changent, vers une appropriation croissante des ouvrages par leurs possesseurs.
Si l’on peut se réjouir de la présence de cartes présentant les lieux d’édition des ouvrages du corpus par demi-siècle, qui contribuent à la lisibilité du texte, il n’en est pas de même des autres documents, tableaux comparatifs, statistiques, graphiques, etc. L’abondance des sigles et abréviations, notamment pour les critères thématiques de classement des ouvrages, est quelque peu fastidieuse, voire inutile, tout comme celle des symboles typographiques dont est parsemé l’index. Une mauvais relecture a par ailleurs laissé échapper de fâcheuses erreurs de numérotation des derniers documents, qui s’en trouvent privés de titre ou de légende dans la table en fin d’ouvrage. Enfin, seul le lecteur attentif cherchera le cahier de huit pages d’illustrations en couleurs inséré dans le volume, puisqu’il n’est malheureusement pas indiqué au sommaire.
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10 On peut regretter que l’auteur, sans l’ignorer, ne fasse que mentionner le colloque dont les actes ont été publiés dans Le Livre religieux et ses pratiques : études sur l’histoire du livre religieux en Allemagne et en France à l’époque moderne, éd. Hans Erich Bödeker, Gérald Chaix, Patrick Veit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, 415 p.