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Vicente Bécares Botas, La compañía de libreros de Salamanca (1530-1534)

Salamanca, Seminario de Estudios Medievales y Renacentistas / Semyr, 2003, 357 p. ISBN 84-932346-7-2

Gérard MORISSE

Le 7 février 1530, Gaspard Trechsel, marchand originaire de Lyon, s’associa avec une dizaine de libraires de Salamanque dans le but d’importer des livres pour les distribuer en Espagne. Quatre ans plus tard, au terme de la durée contractuelle de la société, dite Compañía de Libreros de Salamanca ou Compagnie des Libraires de Salamanque, vint le moment de la reddition des comptes ; et le début de quarante années de procès. Diverses irrégularités dans la gestion de Trechsel furent en effet à l’origine de pertes substantielles pour ses associés, qui se tournèrent vers la justice de leur pays. La plupart des pièces du procès, plusieurs milliers de feuillets, ont été conservées dans les archives de la Chancellerie de Valladolid, le tribunal le plus ancien de Castille.

Gaspard Trechsel, fils de Jean Trechsel, l’un des premiers imprimeurs de Lyon8, et successeur du libraire Jean Cleyn (qui avait épousé sa mère)9, était connu en Espagne depuis 1524 ou 1525. Il y faisait négoce de livres en association avec un allemand nommé Lorenzo de Anticeno ; ils disposaient à cet effet d’un entrepôt à Medina del Campo, ville des célèbres foires de Castille. Tous deux décidèrent, pour asseoir leur activité, de s’unir avec les principaux libraires de Salamanque, la grande ville universitaire voisine. Le but de leur association était l’importation, en vue de s’assurer le quasi monopole de la diffusion des ouvrages de droit, spécificité lyonnaise. Gaspard Trechsel, qui devait résider à Lyon, était chargé des achats, pour lesquels toute liberté lui était laissée. Il était simplement tenu de vendre les livres à la Compagnie au prix qu’il les achèterait, sans prendre de commission. La Compagnie s’engageait à lui acheter tous ses livres, ceux qu’il achèterait, comme ceux qu’il imprimerait. Les volumes devaient être livrés à Medina del Campo, dans l’entrepôt de Lorenzo de Anticeno ; de là, ils seraient vendus lors des foires ou adressés à l’entrepôt de la Compagnie à Salamanque en fonction des besoins, pour être ensuite répartis entre les associés à Salamanque. Ceux-ci, en effet, étaient contraints de ne s’approvisionner qu’auprès de la Compagnie. Trechsel, pivot du système, semble avoir quelque peu manœuvré à son avantage. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Trechsel, qui s’était lourdement endetté, se fit cautionner par ses associés, ce qui causa leur ruine. Par ailleurs il ne respecta guère les clauses des statuts de la Compagnie : il lui facturait, par exemple, les ouvrages qu’il faisait venir à un prix nettement plus élevé qu’il ne les avait achetés.

Parmi les pièces du procès figurent un certain nombre d’inventaires et de listes de livres. Ce sont précisément ces documents dont Vicente Bécares Botas, professeur à l’Université de Salamanque, avec une patience inouïe (ayant nous-même étudié ce fonds, nous pouvons témoigner de son mérite), nous présente la transcription dans leur intégralité, sur plus de trois cents pages.

En premier lieu, ont été retranscrits les trente-cinq articles des statuts de la société. Tout a été prévu en détail, en bons professionnels ; Trechsel semble s’être inspiré des statuts de la Compagnie des libraires de Lyon. Le second document reproduit est le livre de caisse de la Compagnie, c’est-à-dire les entrées et les sorties de marchandises. Les documents III à X notent les entrées de livres, de différentes provenances (achats, importations, etc.). Les deux derniers inventaires sont ceux des livres invendus lors de la dissolution de la société. Deux index, l’un des libraires mentionnés (associés, mais aussi employés et clients), l’autre des auteurs et des titres, facilitent la consultation.

Quel est l’apport de cet ouvrage, à nul autre semblable, sa particularité ? Est-ce simplement un inventaire plus développé que les autres ? Absolument pas. Un inventaire de livres est un document statique : il donne une liste d’ouvrages détenus par une personne à un moment donné. Dans le cas de la Compagnie de Salamanque, il s’agit d’inventaires multiples, s’étalant sur quatre ans et plus, traduisant la vie et l’évolution de l’une des plus importantes entreprises de commerce du librairie du XVIe siècle. Ces inventaires fournissent tout d’abord la liste des livres venus de Lyon durant cette période, leur nombre, leur nature, leur prix ; ils montrent que Lyon n’envoyait pas en Espagne que des livres produits dans cette ville (ils venaient également de Venise, de Bâle, d’Allemagne, de Paris, des Flandres, via Lyon). Par ailleurs, par la comparaison des listes successives, l’on peut retrouver ce qui se vendait bien et ce qui se vendait mal, mesurer l’importance des ventes pendant les périodes de foires, suivre l’activité quotidienne de chacun des libraires dans son propre magasin, faire connaissance avec ses clients. On devine les astuces employées par Gaspard Trechsel pour superviser la totalité de l’affaire : lui qui devait pourtant rester à Lyon, prend régulièrement des livres pour l’assortiment de sa propre librairie de Medina del Campo, etc. Cet ouvrage constitue donc pour le chercheur intéressé par le livre ancien une source précieuse en même temps que la possibilité d’approfondir à travers les pièces de ce procès la passionnante question du commerce du livre à cette époque.

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8 Sur lequel nous renvoyons à la notice parue dans la Revue française d’histoire du livre, 118-121, 2003, pp. 255-258 (« Dictionnaire des imprimeurs et libraires lyonnais du XVe siècle ».

9 Voir ibidem la notice sur Johann Schwab, alias Cleyn, pp. 251-253.