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Lecteurs et lectures en Hongrie : quelques aspects d’une histoire originale

István MONOK

Directeur général de la Bibliothèque nationale de Hongrie, professeur à l’université de Szeged

En Hongrie, l’écriture latine a commencé à être utilisée avec l’établissement de l’État et de l’Église chrétiens, cet usage servant leurs besoins. Les plus grandes institutions (monastiques et laïques) et la cour royale étaient les centres de production de l’écrit. Au début, la préparation des actes en original ou sous forme de copies faisant foi (oklevéladás), la copie des manuscrits et la rédaction d’œuvres originales étaient le fait d’une couche restreinte d’ecclésiastiques ayant fait des études supérieures à l’étranger. À partir du milieu du XIe siècle, les nouvelles écoles monastiques et capitulaires ont pris en charge une grande partie de cette activité. Par la suite, le système scolaire s’est élargi par la fondation d’écoles paroissiales dans les villes d’abord, puis d’écoles supérieures des différents ordres, et d’universités dont l’existence fut brève (1467 : Pécs, 1395, 1410 : Óbuda, 1465 : Pozsony). Le nombre de personnes instruites augmentait également dans une modeste mesure parmi la bourgeoisie et la noblesse. À partir du XIIIe siècle, des étudiants hongrois faisaient régulièrement des études dans des universités étrangère : Paris, Bologne, Prague dès le milieu du XIVe siècle, puis Cracovie et Vienne (Bécs). Cependant, une couche laïque sachant lire et écrire n’apparaît que dans la deuxième moitié du XVe siècle.

Des groupes de clercs, donc de culture ecclésiastique, étaient présents dans les centres culturels (créateurs et consommateurs des textes et des livres), dans les institutions ecclésiastiques et à la cour royale, bien que, dans ce dernier cas, ils s’agisse de personnes ayant surtout des charges laïques. Dans d’autres pays, la vie culturelle laïque s’est développée au sein d’une importante société chevaleresque. Celle-ci n’existait pas en Hongrie : on ne trouve donc dans le pays que quelques monuments de la culture courtoise. Au XVe siècle, parallèlement à la littérature ecclésiastique latine, il existait d’une part une littérature latine «Renaissance » à la cour royale, d’autre part une littérature de piété en langue maternelle chez les religieuses et les frères laïcs ne connaissant pas le latin. Les besoins en livres des institutions laïques et ecclésiastiques de Hongrie étaient satisfaits par des copistes étrangers et par quelques ateliers en Hongrie. D’après les estimations des chercheurs, la quantité des livres présents en Hongrie était d’environ soixante mille avant la bataille de Mohács (manuscrits et incunables). Parmi les habitants parlant l’allemand comme langue maternelle, des manuscrits allemands de pratique religieuse, puis quelques textes de littérature laïque apparaissent à partir du XIVe siècle, parallèlement aux documents écrits officiels.

Des changements fondamentaux surviennent aux XVIe et XVIIe siècles dans le domaine de l’histoire des lecteurs et de la lecture en Hongrie. Les membres de la haute noblesse, dont les femmes, apprenaient à lire et à écrire, et ce savoir se répandait parmi les autres couches de la noblesse. Les habitants des villes – en grande partie des Allemands – bénéficiaient des apprentissages les plus structurés. La sphère intellectuelle hongroise était formée dans des écoles supérieures à l’étranger. La première université au fonctionnement continu ne fut fondée qu’en 1635 par Péter Pázmány. Les universités d’Italie du Nord (Padoue, Bologne) étaient fréquentées par toutes les confessions. Les catholiques envoyaient leurs fils faire leurs études surtout à Vienne et Graz, puis à Rome. À partir de 1522 (année de la première inscription d’un étudiant hongrois), l’université la plus populaire devint celle de Wittenberg, mais beaucoup d’étudiants hongrois fréquentaient aussi les villes suisses (Zurich, Bâle), ainsi que Strasbourg. Au tournant des XVIe-XVIIe siècles, les jeunes Protestants s’inscrivaient volontiers à Heidelberg et, après la destruction de la ville en 1622, dans les universités des Pays-Bas (Franeker, Leyde, Utrecht, Groningue).

Pendant les deux siècles suivant la bataille de Mohács, environ soixante-dix institutions européennes d’enseignement supérieur enregistrent la présence d’étudiants hongrois, dont le nombre dépassait alors les dix mille. Les étudiants revenaient toujours en Hongrie avec des livres : ils les achetaient pour eux-mêmes, pour leur école hongroise (alma mater) et pour leur « protecteur », qui avait financé leur voyage. Ce fonds de livres rapportés par les anciens étudiants influença en profondeur le goût des lecteurs du bassin des Carpathes, en même temps que se développait lentement l’activité d’éditeurs, de relieurs et de libraires qui commençaient à s’établir dans le pays.

Les Églises protestantes institutionnalisées au XVIe siècle (Églises évangélique, réformée et unitarienne) créèrent un nouveau système scolaire, qui fonctionna sans problèmes jusqu’au dernier tiers du XVIIe siècle, lorsque la contre-réforme catholique soutenue par le pouvoir des Habsbourg fit condamner à mort une partie des pasteurs et des professeurs protestants, signifiant ainsi que la lutte ne se déroulait pas dans le seul champ de l’esprit. L’ordre des jésuites et, à partir du milieu du XVIIe siècle, celui des piaristes, fondèrent des écoles secondaires de haut niveau, où étudiaient également de nombreux Protestants. Les jésuites furent les seuls qui réussirent à fonder des écoles supérieures, en s’appuyant toujours sur la noblesse et le pouvoir royal (Kolozsvár 1588-1603, Nagyszombat 1635, Kassa 1657), tandis que les essais des Protestants (János Zsigmond, Bethlen Gábor) échouèrent tous.

Les chercheurs sont partagés sur le niveau de lecture de la société hongroise, et leurs avis divergent selon les sources utilisées. Certains soutiennent que l’analphabétisme était courant dans l’aristocratie même, qu’il était presque général dans les autres strates de la noblesse, et que les paysans restèrent tous analphabètes jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, à quelques rares exceptions (István György Tóth). D’après une autre approche, la culture livresque n’englobe pas seulement les connaissances acquises par la lecture des livres, mais celles aussi issues des images et de la tradition orale. Savoir lire et écrire apportait un surcroît de considération dans tous les milieux (jusque dans la paysannerie), et les gens s’efforçaient par conséquent d’acquérir ces connaissances (Kristóf Ildikó).

Le recensement méthodique de fonds livresques privés n’a été fait que pour la période 1530-1750 (programme Bibliotheca eruditionis à Szeged). Sur la base des catalogues et des inscriptions dans les exemplaires conservés (notes de possesseurs), quelque deux mille cinq cents collections possédant au moins cinq titres différents sont enregistrées par ce programme. Les plus grandes bibliothèques disposaient de deux à trois milles volumes. De plus, nous connaissons plusieurs milliers de personnes dont les sources attestent qu’elles possédaient des livres. Les groupes les mieux représentés sont les membres des milieux intellectuels (clergé, juristes, médecins, professeurs, fonctionnaires, etc.) : on sait que 5% de ce groupe possédait des livres, et la proportion reste analogue si l’on considère l’ensemble de la population alphabétisée. 80% des personnages documentés dans les sources comme étant des lecteurs vivent en ville (des bourgeois, des artisans, des membres de professions lettrées). Sur la base de documents du XVIIIe siècle conservés à Sopron, ils pouvaient notamment se fournir auprès d’ateliers typographiques et de relieurs. Autant de données qui nuancent dans un sens positif l’image jusque là obtenue.

Il est important de souligner que, dès le dernier tiers du XVe siècle, des bibliothèques fonctionnant comme institutions publiques – d’après des modèles d’Europe occidentale – existaient dans le royaume. Dans la tradition humaniste, une bibliothèque communale a été créée à Pécs à partir de la bibliothèque privée de György Handó (?-1480 ?), et la collection de Hans Dernschwam (1494-1568 ?) était accessible de la même manière à Besztercebánya. Conformément au programme luthérien, les conseils municipaux de Hongrie ont permis l’accès des citoyens aux livres, et ont fondé des bibliothèques communales (Nagyszeben vers 1580, Besztercebánya vers 1600, Kassa vers 1670). Ces bibliothèques appartenaient aux communautés protestantes, mais l’accès en était libre pour les habitants jouissant des droits civils. La fondation d’une bibliothèque publique à Pécs par l’évêque György Klimó (1710-1777) a prolongé cette tradition, qui s’est encore développée au XIXe siècle, époque d’ouverture à la culture écrite de l’ensemble de la société hongroise.

Aux XVIe-XVIIIe siècles, la cour seigneuriale constituait l’une des institutions majeures assurant une place à la lecture. Les jeunes aristocrates et les enfants de la familia pouvaient y rencontrer des humanistes de passage, s’y familiariser avec l’art typographique de plus en plus répandu, les innovations de la vie de cour et les livres de la bibliothèque (Hofbibliothek). Parallèlement aux connaissances qu’ils pouvaient acquérir par l’enseignement des gouverneurs, ils prenaient l’habitude d’utiliser les livres : il s’agissait non seulement de manuels de piété, mais aussi d’ouvrages pratiques pour la cuisine ou la médecine et la chirurgie. Parfois, on rédigeait les statuts de la cour en s’inspirant de statuts analogues imprimés en Europe occidentale. Cela a été fait par exemple à la cour Batthyány de Németújvár à l’époque de Boldizsár (1538-1590), où on a pris pour base les statuts de la cour de Wolfenbüttel (Braunschweig-Wolfenbüttel).

Dans le domaine des recherches sur l’histoire des bibliothèques privées au début des temps modernes, se pose une question à laquelle il est difficile de répondre : pourquoi le nombre des titres imprimés en Hongrie est-il si faible dans les catalogues de l’époque ? Une des réponses possibles est que leur prix était tellement bas que les personnes faisant l’inventaire ne les prenaient pas en compte. Une partie considérable de ces publications était relative à la pratique religieuse ou à d’autres usages pratiques quotidiens (calendriers, courts récits en vers, manuels pédagogiques), et devenaient donc obsolètes après usage. C’est une des raisons pour lesquelles les rares documents témoignant d’une lecture de littérature hongroise sont pour nous aussi importants. Ferenc Batthyányi (1569-1625) était en bonnes relations avec Bálint Balassi, dont il gardait une copie manuscrite des poèmes dans sa bibliothèque, et il le cite aussi dans ses lettres galantes. Son fils Ádám (1609-1659) patronnait aussi la littérature et les imprimeries de Hongrie. Miklós Zrínyi (1620-1664) était un véritable amateur de littérature. Outre les belles-lettres contemporaines en latin et en italien, son intérêt s’étendait à la théorie littéraire. Lui aussi possédait une copie manuscrite des poèmes de Balassi et s’intéressait aux œuvres littéraires hongroises.

Il existe un autre domaine concernant la lecture de la littérature hongroise jusqu’au milieu du XIXe siècle pour lequel les recherches ont toujours été négligées : il s’agit de la connaissance des œuvres diffusées sous forme manuscrite. La typographie et la librairie en Hongrie ne disposaient pas d’un capital assez important pour publier régulièrement la littérature contemporaine, un domaine qui n’intéressait que rarement les grands seigneurs, les églises, voire les personnes privées quelque peu fortunées. Les conséquences en sont sensibles au-delà du seul domaine littéraire : à la fin du XVIIIe siècle, József Benko˝ (1740-1814) a identifié plus de trois cents copies de l’œuvre de l’historien Mihály Cserei (1667-1756) – le nombre moyen d’exemplaires imprimés n’était alors pas beaucoup plus élevé. Dans la première moitié du XIXe siècle, de nombreuses publications étaient copiées en nombre d’exemplaires (par exemple les œuvres d’István Széchényi). Il est également vrai que la tendance à la sécularisation sensible dans la deuxième moitié du XVIe siècle (30,7% des livres publiés en Hongrie relevaient des belles-lettres entre 1571 et 1600) s’affaisse par rapport à la théologie au début du XVIIe (19% de belles-lettres entre 1601 et 1635, un chiffre qui diminuera encore peu à peu jusqu’à la fin du siècle). Il n’y eut pas de changement essentiel durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle dans le domaine de la lecture de la littérature en hongrois, mais, chez la haute aristocratie et la petite noblesse, la mode était alors à la littérature française, tandis que la bourgeoisie – majoritairement allemande – commençait à consommer la littérature allemande.

La majorité des habitants du pays est alors redevenue catholique, et le nombre des étudiants des collèges protestants enregistre une baisse sensible. De plus, l’Église catholique, appuyée par l’État, faisait obstacle aux possibilités de former des intellectuels protestants. Le réseau d’écoles secondaires jésuites et piaristes se développait rapidement à la place des écoles protestantes supprimées. À la suite de la révocation de l’édit de tolérance de Joseph II, les ordres religieux réapparus s’efforcèrent de participer à l’enseignement (Bénédictins, Franciscains, Cisterciens, Prémontrés, etc.), et les habitants purent donc s’appuyer sur un réseau d’écoles plus développé à partir de l’époque des réformes. Les universités étrangères de prédilection n’étaient alors plus les mêmes, les étudiants hongrois fréquentant désormais d’abord les universités de l’Empire Habsbourg et d’Allemagne. Parallèlement, l’enseignement supérieur se développa en Hongrie aussi par la fondation de plusieurs nouvelles institutions. Les conditions d’enseignement s’améliorant, le pourcentage d’habitants sachant lire augmentait, mais dans une proportion toujours limitée. Tandis que l’édition et le commerce de livres commencent à se développer, un système de censure se met également en place – le contrôle étant beaucoup plus limité pendant le règne de Joseph II.

Le corpus éditorial évolue aussi, avec l’expansion de la littérature proprement hongroise et de la vie littéraire en Hongrie même. Cependant, l’édition ne se développa de façon significative qu’après les débats sur les réformes de la langue, la création de l’Académie des sciences et l’établissement des règles de l’orthographe hongroise (début du XIXe siècle). Le groupe des maîtres imprimeurs et libraires s’accrut, qui pouvaient notamment s’appuyer sur la pratique régulière de la souscription (prenumeratio). Le lancement de périodiques littéraires et scientifiques en langue hongroise prouve lui aussi l’existence d’un réservoir de lecteurs limité mais stable. D’après nos connaissances actuelles, les premiers cercles de lecture se formèrent en Hongrie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle : en 1782, avec Anton Martin à Pozsony (Presbourg) ; en 1788, avec Anton Kleinod à Sopron. Les premiers « casinos » (cercles bourgeois) furent fondés à cette même époque des réformes. Au tournant du siècle, on entreprit la fondation d’un réseau de bibliothèques publiques : en 1802, la Bibliothèque nationale Széchényi (Széchényi Országos Könyvtár) et la Bibliothèque Teleki (Teleki Téka), l’année suivante, la Bibliothèque et le Musée Bruckenthal (Bruckenthal Könyvtár és Múzeum), etc.

Tous ces changements traduisent la hausse d’une demande de littérature hongroise, mais la mutation la plus considérable de la « publicité », au sens bourgeois du terme(Öffentlichkeit), survient, dans le domaine culturel, au cours du dernier tiers du XIXe siècle, à la faveur à la fois de la paix assurée par le compromis de 1867, et de la politique volontariste de la part des dirigeants de l’époque. Le pourcentage d’analphabètes dans le pays était toujours élevé : le programme d’Ágoston Trefort visant à corriger cette situation ne portait pas seulement sur la réforme scolaire, mais aussi sur l’extension du réseau de bibliothèques publiques et sur l’organisation d’un système de soutien national à l’édition de livres. Dans ce domaine, la construction des écoles par Kuno Klebelsberg (1922-1928) et le fait que la proportion du budget « culturel » atteignit 10% du budget de l’État se traduisit par un nouvel élan entre les deux Guerres mondiales. Le régime communiste établi après la Seconde Guerre mondiale généralisa l’enseignement élémentaire, l’analphabétisme n’existant alors plus, du moins officiellement : on ne pouvait qu’évaluer un pourcentage de personnes ne sachant pas lire et ne comprenant pas un texte lu.

À la fin du XIXe siècle, les grands éditeurs ont commencé, avec l’aide de l’État, à publier de nouvelles séries, reprenant des modèles relevant jusque-là plutôt de la littérature de colportage. En même temps, plusieurs collections ont été lancées pour diffuser la littérature hongroise classique auprès d’un public de plus en plus large : « Bibliothèque à bon marché » (Olcsó könyvtár), « Bibliothèque Athaeneum » (Az Athaeneum könyvtár), « Bibliothèque de la culture » (Mveltség könyvtára), etc. Ces ouvrages étaient rédigés par des auteurs engagés dans la problématique de la lecture et de l’acculturation, même si eux-mêmes y trouvaient évidemment aussi un bénéfice financier (Mór Jókai, Kálmán Mikszáth, etc.). Le réseau des bibliothèques publiques se développa considérablement à partir des années 1860, mais, selon les statistiques de György Aladár, leur utilisation restait limitée. On peut cependant souligner la montée en puissance du public des sociétés ou des cabinets de lecture, puisque nous ne connaissons pas moins de trois cent vingt-huit bibliothèques couplées avec une société de lecture ou casino de lecture en 1884.

Le domaine des bibliothèques s’est enrichi par les cercles de lecture villageois apparus entre les deux Guerres mondiales. Un grand nombre de bibliothèques ont encore été fondées après la Seconde Guerre mondiale (bibliothèques d’usines, de syndicats, d’écoles, etc.) : même si la structure était dispersée, elle apportait une réelle possibilité d’avoir accès au livre à la majorité de la population. À la suite des bouleversements politiques récents (1989), le réseau des syndicats a été dissous, tandis qu’une partie des bibliothèques nationales spécialisées a été réorientée vers un enseignement supérieur réorganisé et que l’on créait un « Système national de distribution des documents et des informations », système qui coordonne aujourd’hui cinquante-deux bibliothèques. La loi fixe les tâches financées par l’État et confiées aux bibliothèques nationales. Les nouveaux moyens électroniques facilitent bien évidemment la diffusion des informations, et toutes les œuvres classiques de la littérature hongroise sont d’ores et déjà disponibles sur internet.

Quand on réfléchit à l’histoire du lectorat et de la lecture en Hongrie, il ne faut pas négliger le fait que la culture du pays est une culture d’accueil. Les œuvres de la littérature mondiale étaient de plus en plus souvent traduites en hongrois dès le XVIe siècle. À la fin du XIXe siècle, les traductions littéraires sont assurées par les plus grands auteurs hongrois : nous avons même parfois tendance à penser que la version hongroise est meilleure que l’œuvre originale… Il est vrai que les œuvres des littératures anglaise, française ou latine traduites par János Arany, Dezső Kosztolányi ou Mihály Babits sont très plaisantes à lire en hongrois, même pour ceux qui pourraient les lire dans leur langue originale. Les études sur la lecture et ses contenus faites à la fin du XXe siècle montrent qu’au moment où les écrivains hongrois voulaient respecter les principes esthétiques des critiques littéraires plutôt que de tenir compte du goût des lecteurs, la littérature latino-américaine, écrite avec une grande sensibilité sociale et dont la traduction hongroise se lisait aisément, gardait une grande popularité.

Il faut évoquer encore un phénomène apparu après la Seconde Guerre mondiale : il s’agit de la différence dans les habitudes de lecture des Hongrois proprement dits et de ceux des territoires désormais séparés de la Hongrie. Pour ces derniers, la connaissance de la littérature hongroise est très importante pour garder la conscience de leur identité et pour pouvoir supporter la misère quotidienne, sans oublier la pression politique. Chez ce groupe de lecteurs, des changements similaires à ceux survenus en Hongrie ne peuvent être observés que dans les toutes dernières décennies : ils sont pour l’essentiel exclus de la littérature classique hongroise et mondiale, ainsi que de la littérature hongroise contemporaine.

D’autres problèmes plus généraux peuvent être encore posés par rapport à l’histoire de la lecture. Les bouleversements des technologies de l’information et de la communication durant ces vingt dernières années représentent un défi pour toutes les communautés culturelles d’Europe. Il s’agit à la fois de la conservation de leurs valeurs culturelles et du transfert de ces valeurs aux jeunes générations, le tout dans un paysage profondément modifié par la civilisation technique. Les bibliothèques et la lecture ont ici un rôle particulier, et leur responsabilité est très grande. Concernant l’édition des livres, le changement technologique du XVe siècle, lié au nom de Gutenberg, a été précédé de toute une série d’essais relevant de l’innovation technique dans le domaine de l’écrit – au total, une période de presque deux siècles, durant laquelle il s’agissait d’adapter de nouvelles méthodes de reproduction des textes et des images aux habitudes et aux exigences des lecteurs.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, c’est le changement dans la demande du lectorat qui est responsable, au moins pour moitié, de l’innovation technologique, c’est-à-dire de la mécanisation de l’imprimerie. Les changements des pratiques de lecture et ceux de la technologie sont donc survenus à peu près en même temps. Cependant, les bouleversements de notre fin du XXe siècle n’ont pas été précédés par un phénomène comparable du côté de la pratique de lecture. Ces évolutions sont d’ordre presque uniquement technique, et leur qualité est définie par les intérêts financiers des groupes industriels concernés. Si ces groupes d’entrepreneurs tiennent compte de la sauvegarde et du transfert des valeurs culturelles, ce n’est qu’en fonction de leurs intérêts commerciaux, et ils ne mettent jamais en avant les objectifs culturels. La technologie occupe une place décisive, ce que lui permet la masse des intérêts financiers mis en jeu. Dans cette situation, la culture érudite (la culture du livre et de la lecture), ses valeurs et ses « mises en forme » se trouvent profondément menacées.

Parallèlement, la nouvelle technologie crée une nouvelle culture visuelle, en ce sens qu’elle offre des possibilités nouvelles à un public qui, parfois, préfèrerait les formes plus traditionnelles de la communication culturelle : aperçu rapide et multiforme de grandes masses de données, enregistrement digital de textes complets, possibilité d’utiliser le multimédia et de visualiser en trois dimensions, etc. Malgré des aspects positifs, les dangers dérivant de ces changements technologiques sont renforcés dans les pays d’Europe centrale, et cela pour différentes raisons. D’une part, nos sociétés ont gardé plus longtemps l’idée selon laquelle même l’« homme moyen » lit beaucoup et augmente ainsi ses connaissances. D’autre part, la diffusion des moyens informatiques se fait de manière concomitante avec celle du premier capitalisme. Même dans les pays où l’accumulation primitive du capital – selon une catégorie historique marxiste – s’est déroulée il y a des siècles, les bibliothèques sont assujetties aux oppositions d’intérêts entre institutions économiques (sociétés du software et du hardware): la région centrale et orientale de l’Europe est précisément confrontée à cette double conjoncture.

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1 La référence fait ici allusion à la formule allemande de Gründerzeit, qui désigne l’« époque des fondateurs de l’Empire », autrement dit les décennies suivant 1870. La chronologie est analogue Hongrie, où le Compromis de 1867 fonde pratiquement une entité hongroise indépendante (n. de l’éd.).