Book Title

Livres et réseaux jansénistes entre la France et l’Europe centrale aux XVIIe-XVIIIe siècles

Juliette GUILBAUD

Collège doctoral européen, EPHE/TU Dresden

Rassemblés à partir du second tiers du XVIIe siècle autour de la pensée de Cornélius Janssen, alias Jansénius (1585-1638), guidés d’abord par Saint-Cyran puis par Antoine Arnauld, les premiers jansénistes apparaissent comme un mouvement de contestation politico-religieuse aux ressorts complexes et aux contours mal définis. Si leurs opinions – nourrissant le débat théologique qui les oppose aux membres de la Compagnie de Jésus – sont directement inspirées des doctrines sur la grâce et la prédestination développées par l’ancien évêque d’Ypres dans son Augustinus1, elles les entraînent également sur le terrain politique, dans la querelle d’autorité mettant aux prises le pouvoir royal avec des parlementaires soucieux de leurs prérogatives. Considéré pour cette double position tantôt comme un courant religieux en lutte contre les Jésuites (et à travers eux, contre l’autorité de Rome), tantôt comme un mouvement politique déviant à réprimer sans ménagement (et ce, d’autant plus sévèrement depuis les remous de la Fronde parlementaire), le jansénisme trouve des partisans autant parmi les laïcs que parmi les ecclésiastiques. Réunis autour de valeurs morales rigoureuses (rigoristes, disent leurs détracteurs), refusant de plier devant l’autorité royale et ses agents, les fidèles de Port-Royal entretiennent des relations d’intérêt dans les cercles politiques, religieux2 et culturels parisiens3 capables, au gré des circonstances, de leur garantir une certaine protection. Ce faisant, ils constituent une sorte de réseau mi-officiel, mi-clandestin, dont l’enchevêtrement si compliqué pour l’historien est aussi incontestablement d’ordre stratégique.

Malmené par la crise de sa communauté dans la seconde moitié du XVIIe siècle – période qui marque le déclin de quelques-unes des plus anciennes familles du métier, comme l’a montré Henri-Jean Martin4 –, le monde de la librairie et de l’imprimerie parisiennes voit en même temps s’épanouir ce que l’on appelle couramment la littérature (ou le livre) janséniste5. Source et support même de nombreuses controverses théologiques et politiques, l’imprimé relance à l’envi le débat, déclenchant à chaque nouvelle édition des flots de littérature critique qui alimentent sans cesse la polémique. S’allier en partie le monde du livre, pour prendre de vitesse ses propres adversaires, représente donc un enjeu majeur. Les cercles jansénistes l’ont tôt compris, qui finissent par faire appel à des imprimeurs et/ou libraires quasi attitrés pour faire paraître puis écouler leurs écrits. Homme du livre en pleine ascension dans la hiérarchie du métier et, dès ses débuts, actif aux côtés de Port-Royal, un personnage comme le libraire-imprimeur parisien Guillaume Desprez peut réellement être regardé comme l’un des maillons essentiels de la chaîne de production-diffusion des ouvrages jansénistes6. Il est toutefois légitime de s’interroger sur la valeur de cet engagement : forte de solides liens personnels, l’insertion du libraire dans le réseau janséniste parisien se nourrit-elle de convictions profondes ou dissimule-t-elle une stratégie économique particulièrement salutaire en temps de crise ? Se faire l’agent d’une littérature polémique (et partant, recherchée) a en effet tous les traits d’une entreprise, certes risquée, mais financièrement rentable et ceci, à court terme.

Loin de s’éteindre avec la disparition de ses auteurs et imprimeurs, le succès de la première littérature janséniste se poursuit hors de France avant même le début du XVIIIe siècle dans les régions les plus proches (notamment les Pays-Bas), avant de gagner les territoires d’Europe centrale au cœur des Lumières. Comment la sphère janséniste d’origine, centrée alors autour des Solitaires et de quelques figures emblématiques, tels un Pascal ou un Sacy, vitelle cette exportation ? Réseau multipolaire au sein duquel gravitent entre autres laïcs et religieux, nobles et bourgeois, hommes de lettres et librairesimprimeurs, le mouvement janséniste doit s’adapter à une géographie politique, culturelle et religieuse nouvelle – un transfert culturel dont le livre n’est certes pas le seul agent, mais bien un outil beaucoup trop souvent négligé par l’historiographie7.

« Courant », « mouvement », « sphère », « cercles », autant de termes s’efforçant maladroitement de définir les jansénistes dans ce qu’ils sont (ou tels qu’ils apparaissent), un ensemble de personnes aux origines et fonctions diverses, mues par des aspirations spirituelles et politiques proches, un ensemble sans hiérarchie ni structure organisationnelle comme celles d’une congrégation, mais au contraire un ensemble dynamique dans l’espace et dans le temps, à géométrie et densité variables, et dont le centre de gravité est lui-même changeant au rythme des débats. Tissu de relations non seulement sociales mais aussi professionnelles, les premiers réseaux du livre janséniste parisien se déplacent et se transforment entre le XVIIe siècle et les Lumières. C’est ainsi sous une nouvelle identité qu’ils reparaissent en terre d’Empire, sur les territoires de la maison de Habsbourg et jusque dans le bassin des Carpates, contribuant, au XVIIIe siècle, à la diffusion de la pensée janséniste dans ces régions.

UN RÉSEAU DE SOCIABILITÉ PRESQUE ORDINAIRE

Si les origines familiales du futur libraire-imprimeur demeurent assez mal connues, son parcours professionnel se retrace facilement à l’aide des registres de la communauté parisienne des libraires-imprimeurs : apprentissage entre 1643 et 1648 chez Denis de La Noue puis chez Robert Bertault8, réception comme libraire au sein de la communauté le 30 mars 16519, première installation rue Saint-Jacques en 1654 – une époque où les installations se font encore librement10.

Outre les relations d’ordre professionnel qu’il entretient avec les jansénistes, Desprez se révèle un familier de Port-Royal dans des circonstances où son intervention à de quoi surprendre, de prime abord. Ainsi, au début des années 1670, se retrouve-t-il l’homme de paille du duc de Roannez, lancé dans l’entreprise pour le moins hasardeuse consistant en l’assèchement de terres embourbées du Marais poitevin. Se présentant comme détenteur d’une imparable technique d’assainissement desdits marais, Desprez négocie si bien avec ses interlocuteurs, qu’il parvient à se faire dispenser par eux de tout engagement financier dans le projet11. Par cette manœuvre, il préserve en fait le duc de Roannez qui, ses deniers épargnés, n’aura pas eu à regretter d’avoir fait appel à Desprez comme homme de confiance, en dehors de ses compétences d’homme du livre.

Deux ans plus tard, à l’occasion du mariage de Guillaume avec Catherine Mangeant, l’heure n’est plus à la dissimulation, et l’ample réseau de relations tissé par le libraire parisien se révèle alors. De la noblesse au clergé, en passant par la robe parisienne, nombre d’entre celles-ci se caractérisent par leur accointance avec les jansénistes et Port-Royal. C’est le cas de la duchesse de Longueville, de la comtesse de Vertus – toutes deux fidèles de la maison des Champs –, mais aussi des figures du Port-Royal littéraire et de la controverse janséniste que sont Antoine Arnauld et Pierre Nicole, parmi d’autres. Sont également présents des membres de la robe et du clergé parisiens parmi les moins hostiles à Port-Royal, comme le maître des Requêtes Jean Lenain ou les Le Maistre, pour les premiers, ainsi que l’official de l’Église de Paris et le curé de Saint-Eustache, pour les seconds. L’assemblée compte enfin dans ses rangs quelques Solitaires reconnus : entre autres, Pierre Floriot, qui fut un temps préfet des études à l’école des Granges, et le sieur Akakia du Plessis, homme d’affaires de Port-Royal12. Quelques années plus tard, en 1677, la même société se retrouve réunie à l’abbaye des Champs pour le baptême de l’un des fils de Guillaume, Paul-François, parrainé par M. de Luzancy et Mlle de Vertus13.

La nature des liens unissant Guillaume Desprez aux jansénistes est cependant loin d’être claire. S’il peut se targuer de sa fidélité à leur égard, le libraire a également l’habileté de savoir ménager ses interlocuteurs, même les moins sympathiques à son endroit. Preuve en est un extrait du journal de l’abbé de Pontchâteau, Solitaire actif de Port-Royal, relatant une visite rendue par Guillaume à l’archevêque de Sens :

M. Desprez libraire m’a dit qu’étant allé voir, il n’y a pas longtemps, M. l’archevêque de Sens [M. de Montpezat], ce prélat qui étoit assis auprès de son feu disant son bréviaire lui demanda comment il se portoit, etc., et peu après si M. Arnauld s’étoit converti. [L’archevêque dit :] « J’ai fait une conversion ; devinez de qui ?»

– « Le monde est si grand, répondit M. Desprez, qu’il faudroit chercher longtemps pour trouver ainsi une personne singulière. » M. de Sens lui repartit : « C’est un de vos amis, un homme considérable dans le parti, enfin c’est M. Du Hamel. » – « Qui ?

M. Du Hamel, dit M. Desprez, le curé de Saint-Maurice ? » – « Oui, dit M. de Sens (…) » M. Desprez lui répondit : « Je ne sais que vous dire à cela, mais il ne laisse pas d’acheter et de faire acheter de nos livres à des gens de sa paroisse »14.

Cette conversation entre Desprez et l’archevêque de Sens témoigne de nouveau de l’étendue des relations du libraire, manifestement répandu dans bon nombre de milieux. À l’ironie de son propos, il est évident que le prélat n’approuve guère les liens entretenus par son visiteur avec les jansénistes. Toutefois ne manque-t-il pas de le recevoir courtoisement. Quant à la fidélité du libraire à Port-Royal, elle transparaît incidemment dans sa réponse à l’archevêque qui vient de lui faire part de la conversion de M. Duhamel. Parlant des lectures du curé et de celles qu’il conseille à ses paroissiens, il dit « nos livres », comme s’il se comptait résolument dans les rangs de ce que M. de Montpezat vient de nommer « le parti ». Faut-il pour autant voir dans cet aveu l’indice d’une communauté spirituelle (théologique et/ou politique) avec les jansénistes ? Nulle part n’est faite mention d’une quelconque volonté de Desprez de se rapprocher des Solitaires ou, par exemple, de voir ses filles côtoyer assidûment les religieuses de Paris ou des Champs. Cependant, il serait par trop hâtif de réduire l’imprimeur à un opportuniste. Loin de n’être qu’un allié de circonstance, il se fait véritable homme de confiance d’un cercle tantôt exposé au feu de la critique des Jésuites, tantôt poursuivi par le pouvoir royal et ses agents : c’est déjà lui qui sert de messager pour la correspondance qu’entretient Étienne Périer avec Antoine Arnauld, à la fin des années 166015, comme pour celle de la mère Angélique de Saint-Jean avec ses frères, quelque vingt ans plus tard16.

LE LIVRE JANSÉNISTE : UN MARCHÉ POUR SORTIR DE LA CRISE ?

L’aisance avec laquelle Guillaume Desprez évolue dans le milieu janséniste, facilité proche de la familiarité, laisserait donc presque croire à l’existence d’un réseau de sociabilité ordinaire, au sein duquel le libraire jouerait l’homme de confiance au service de la noblesse et de la robe. « Jouer », tel pourrait être finalement le verbe approprié. Soucieux de ses intérêts économiques, l’imprimeur parisien a tôt fait de saisir le bénéfice potentiel de son engagement aux côtés de Port-Royal. Membre de la communauté parisienne, puis reconnu imprimeur du Roi, il fait montre d’une réelle habileté à louvoyer d’un pôle à l’autre de son activité : tout au long de sa carrière, il se fait volontiers l’agent du mouvement janséniste, jugé par le pouvoir royal comme un courant déviant à combattre dès qu’il se mêle de questions politiques ; toutefois, quand le besoin s’en fait sentir, et sans jamais agir contre ses alliés de la première heure, Desprez retourne volontiers à des activités non moins ambitieuses, mais trouvant grâce aux yeux des autorités pour leur caractère non subversif.

Plusieurs voies s’offrent au maître désireux de surmonter la crise que connaît au XVIIe siècle le monde du livre parisien. Quelles qu’elles soient, elles ont en commun de montrer le libraire habile à se servir dans toutes les directions de son propre réseau de relations, dont certaines se retrouvent parfois en concurrence. Il peut d’abord jouer la carte du risque en se faisant le pourvoyeur de littérature à caractère polémique – une production qui se voit, au mieux censurée avant impression, au pire détruite sitôt sortie des presses ou activement recherchée par les autorités pour lui faire subir ce sort. Ainsi, en 1656-1657, Guillaume Desprez, encore seulement libraire, est l’un des diffuseurs officieux des Provinciales dont le succès controversé ne fait qu’augmenter à la fois l’impatience du public et l’agacement des autorités, relativement impuissantes devant l’ampleur médiatique du phénomène. Comme en témoigne le journal de l’un des sympathisants de Port-Royal, Claude Taignier17, on arrête les libraires soupçonnés de complicité avec les auteurs des libelles, en se gardant toutefois de tout zèle à l’égard des responsables de la communauté parisienne des libraires-imprimeurs. Car un réseau d’intérêts peut en cacher un autre… Les sources relatives à cette affaire, notamment à l’arrestation de l’imprimeur Denis Langlois, décrivent sous un jour peu favorable le syndic alors en fonction, Robert Ballard. Généralement enclin (malgré son titre) à défendre les membres de la communauté parisienne contre les assauts du pouvoir central, le syndic est ici personnellement critiqué pour son manque d’autorité et sa complicité mal dissimulée avec le pouvoir royal18.

Dans une telle situation, après l’arrestation d’un maillon comme Desprez et sa détention provisoire (contrairement à celle de Langlois qui se prolonge), se pose la question de l’indépendance réelle du jeune libraire, de sa marge de manœuvre au sein même du réseau janséniste, dès lors qu’il est repéré comme proche de Port-Royal. A-t-il opportunément fait amende honorable et ainsi prêté allégeance au pouvoir royal à travers les autorités de la librairie ? Un tel louvoiement reflète sans aucun doute la stratégie économique de l’homme du livre : servir ses intérêts sans jamais s’aliéner aucun parti. Ainsi, après la révocation de l’édit de Nantes, les presses de Desprez et de certains confrères roulent-elles régulièrement pour le responsable de la Caisse des conversions, Paul Pellisson-Fontanier, afin d’imprimer le plus rapidement possible des textes fondamentaux (comme le Catéchisme du concile de Trente) pour l’édification des nouveaux convertis19. Malgré les risques encourus (de la saisie à l’emprisonnement), le Parisien est loin de renoncer à tout trafic ou commerce sous le manteau. À plusieurs reprises, son nom apparaît dans les rapports de saisie de livres interdits, notamment en provenance de Normandie. C’est le cas lors de l’affaire Dubreuil, dans une lettre officielle de l’intendant Le Blanc, datée du 15 novembre 1682 :

[Dubreuil] a reconnu avoir envoyé à Paris par l’ordre de Croisier, depuis le 19 aoust 1682 jusqu’au 17 septembre, quinze valises, un balot, une male remplis d’imprimez sous des noms supposez, qui ont esté retirez par des inconnus ainsy qu’il paroist par la feuille de la messagerie de Rouen et par la lettre du commis du 14 novembre cyjointes, et un balot à Desprez, libraire rue Saint-Jacques par led. ordre20.

Passé les déboires de la diffusion clandestine des premiers libelles, la littérature janséniste se forge une réputation qui la rend convoitée par ses partisans comme par ses détracteurs. Miser sur le succès inconditionnel de tels ouvrages est assurément le défi lancé par un libraire comme Desprez, lorsqu’il rejoint l’équipe chargée de la publication des Pensées de Pascal dans les années 1660, ou lorsqu’il se porte acquéreur, en 1684, des privilèges d’impression de la traduction des livres de la Bible par Le Maistre de Sacy pour pas moins de 33 000 livres21.

Au-delà des simples manœuvres ayant précédé la première édition du recueil des Pensées, grâce auxquelles l’imprimé parvient à conserver la forme voulue par les théologiens jansénistes (et les proches du philosophe, résignés), le rôle joué par le libraire-imprimeur dans cette entreprise se révèle de première importance. Associé dès le départ au projet comme artisan du livre, il apparaît aussi comme l’un de ses rouages essentiels aux côtés de ceux que l’on nommerait aujourd’hui les éditeurs scientifiques (parmi lesquels Pierre Nicole, le duc de Roannez, etc.). C’est encore lui qui est envoyé auprès de l’archevêque de Paris afin de négocier la publication de certains passages jugés trop subversifs par la hiérarchie de l’Église. Endossant le rôle d’éditeur au sens moderne du nom (celui du Verleger allemand), décidé à céder le moins possible de terrain à l’autorité, il sait mettre en avant celles de ses relations qui ont non seulement délivré leur approbation à l’œuvre à paraître (donc ne sont pas hostiles aux idées jansénistes), mais recueillent également la faveur de l’archevêque, ce qui met en évidence leur position décisive à la croisée de plusieurs réseaux : celui de l’autorité de l’Église et de ses représentants, d’une part, la nébuleuse janséniste, de l’autre. Des figures comme l’évêque de Comminges, Gilbert de Choiseul du Plessis-Praslin, ou encore Étienne Le Camus, docteur en théologie de la faculté de Paris, conseiller et aumônier ordinaire du Roi, font partie de ces approbateurs hautement considérés par l’archevêque de Paris22. Si Desprez n’avait voulu se faire qu’imprimeur, ou simple libraire-diffuseur d’un tel ouvrage, source de dissension entre Port-Royal et l’archevêché, il n’eût pas été obligé de faire ainsi jouer deux réseaux concurrents. Et c’est finalement son seul nom, précédant son adresse typographique, qui figure au titre.

Dans le cadre de la publication de la traduction de la Bible par Le Maistre de Sacy, la collaboration entre artisans du livre français et étrangers favorise l’extension du réseau janséniste à trois niveaux : celui de la fabrication (l’imprimerie), puis celui de la diffusion (la librairie), enfin celui de l’audience de cette littérature polémique (les lecteurs). Outre l’immédiat intérêt financier que constitue le partage des frais entre associés, libraire parisien d’un côté et imprimeur non régnicole de l’autre, le lectorat potentiel et proche que sont les populations lettrées juste au-delà des frontières du royaume représente un appât économique non négligeable pour un ambitieux comme Desprez. Ses droits sur les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été renouvelés le 27 décembre 1705 par arrêt du Conseil, comme l’indique le registre des privilèges23, et lui permettent de faire imprimer hors de France une nouvelle émission d’une édition de 1703, sortie des presses de Jean-Louis de Lorme, imprimeur à Amsterdam. Connue sous le nom de Bible de Port-Royal, cette édition reprend le texte dans sa seule traduction française, divisée en huit tomes in-1824. La correspondance de l’imprimeur amstellodamois porte trace de l’accord conclu avec Desprez25, de même que l’inventaire après décès du libraire qui rappelle les clauses du traité passé entre les deux confrères

concernant l’acquisition faite par led. sieur Desprez dud. sieur de Lorme de la Bible françoise en huit volumes in-18, moyennant la somme de 17 022 livres, prix de 2837 exemplaires de lad. Bible, vendus et livrez suivant led. traité datté du 20 septembre 170626.

Malgré certains atouts, l’extension du réseau, notamment par l’éloignement des centres de production du livre, n’est pourtant pas sans danger pour le libraire-imprimeur français. Détenteur jaloux de ses droits – par un réflexe qui peut se comprendre chez qui vient d’investir une somme aussi importante que Desprez pour acquérir les privilèges d’impression de la traduction de la Bible de Sacy –, le Parisien se trouve confronté, et sans réel recours, à la production d’ouvrages jansénistes aux Pays-Bas, production qui bénéficie de l’ambiguïté même que contient la notion de contrefaçon. Au sens étroit et juridique du terme, un livre de contrefaçon est

un ouvrage publié sans l’aveu du possesseur du droit de copie dans un territoire où ce droit est protégé. Sous l’Ancien Régime, en France, le droit de copie est garanti grâce aux privilèges délivrés par le Roi et reproduits dans les ouvrages qu’ils concernent. (…) Un ouvrage dont le privilège est échu peut théoriquement être reproduit dans le royaume sans que cette édition soit réputée contrefaite. Une reproduction « en pays étranger », même dans les enclaves de Bouillon ou d’Avignon, ne peut juridiquement être qualifiée de contrefaçon, pas plus que toute autre édition réalisée en dehors du royaume. (…) De fait, cette notion strictement juridique a été étendue, à plus ou moins bon droit, aux ouvrages imitant de manière frauduleuse et subreptice – avec « dol » – la présentation, l’aspect général et la page de titre de l’édition « originale » ou officielle. Dans ce cas précis, les livres imprimés à l’étranger entrent dans le champ de la contrefaçon. Une édition hollandaise copiant une édition parisienne avec privilège peut ainsi, selon l’extension que l’on donne au concept de contrefaçon, être réputée contrefaite ou seulement réédition, puisque le droit de copie français n’est pas opposable aux Pays-Bas…27

L’imprimeur étranger n’a plus alors qu’à écouler sa production soit sur place, soit sur le marché français. Le succès du livre janséniste, loin de se démentir, a cependant son revers pour ses pourvoyeurs d’origine qui voient non sans « dol » leurs éditions réellement concurrencées par des copies généralement de pâle facture. Deux exemples pourraient illustrer cette situation : le premier, celui de deux éditions des Pensées de Blaise Pascal, l’une parisienne de 1683, l’autre amstellodamoise un an plus tard ; le second, celui du procès intenté par Desprez pour une Bible in-folio en quatre volumes, éditée en 1701, par le Liégeois Jean-François Broncart et le Luxembourgeois André Chevillier (ou Chevalier), avec l’aide du Rémois François Godard28.

LE LIVRE JANSÉNISTE ET SES NOUVEAUX RÉSEAUX EN EUROPE (FIN XVIIe-XVIIIe SIÈCLES)

Comme l’ont déjà laissé transparaître le développement des contrefaçons, ainsi que les échanges licites et trafics frauduleux avec les marges du royaume (via la Normandie), le livre janséniste français, au grand dam de ses imprimeurs et libraires attitrés, a une capacité de diffusion rapide dès le dernier tiers du XVIIe siècle dans les régions frontalières. Ce n’est que progressivement, dans le courant des Lumières, qu’il se répand sur les terres d’Empire et d’Europe centrale, et que se renouvèlent, dans une géographie et une culture étrangères à son berceau, les vecteurs et lecteurs du premier jansénisme. Par le jeu d’influences diverses et complémentaires, dont le livre comme objet matériel et véhicule de la pensée est loin d’être absent, se créent des réseaux originaux toujours aussi dynamiques que le mouvement port-royaliste, ainsi que de nouveaux canaux de diffusion de la pensée janséniste, sur un terrain aux enjeux théologiques et politiques alors en pleine mutation.

L’un des auteurs à avoir bénéficié le plus tôt d’un auditoire élargi est sans doute Blaise Pascal. Sa double autorité de mathématicien et de philosophe n’est certainement pas étrangère à ce succès, car les milieux scientifiques européens sont particulièrement friands de nouvelles théories, âprement défendues jusque dans les correspondances. Le Hollandais Christiaan Huygens (1629-1695) est de ceux qui rencontrent fréquemment Pascal, dont les démonstrations physiques et mathématiques nourrissent sa propre réflexion. Parisien d’adoption pendant près de vingt ans, Huygens fait partie de l’Académie des sciences dès sa fondation, en 1666. Pour l’anecdote, il est même sollicité à cette époque par le duc de Roannez – désireux de s’inspirer des moulins employés par les Hollandais pour élever l’eau dans leurs jardins –, à l’occasion de son entreprise de dessèchement des marais du Poitou29. D’autres savants, lecteurs enthousiastes des traités de leur homologue français, s’en font les promoteurs, tel Henry Oldenburg écrivant de Londres à Leibniz, le 12 avril 1675, au sujet des derniers débats mathématiques.

Adjeceramque tractatus Dni. Paschalis et Dni. Desargues penes bibliopolam de Prez adhuc ineditos delitescentes, (…) eos, inquam, tractatus mereri ut in lucem emittantur, quippe qui sine dubio varias contineant speculationes novas utilesque, Trigonometriam (…) in doctrinam conicam introducendo30.

Leibniz lui-même effectue de 1672 à 1676 un séjour à Paris, au cours duquel il aurait obtenu de la famille Périer (héritière des papiers de Pascal) communication de fragments inédits sur les coniques31.

Les Pensées sur la religion, dont la publication a coûté tant de démarches à leurs premiers éditeurs en 1670, constituent un enjeu important de la contrefaçon du livre janséniste. L’ouvrage de petit format (in-12) est recherché avant tout pour son contenu, et son volume de poche le rend d’un usage très commode. Flairant le succès commercial d’une telle entreprise, l’imprimeur hollandais Abraham Wolfganck (ou Wolfgang) innove même, en 1684, en publiant, outre les discours additionnels parus dans l’édition originale, une Vie de Pascal de la plume de Gilberte Périer. Cette nouvelle édition hollandaise des Pensées, sans être la première en terre étrangère, reçoit une critique particulièrement élogieuse de la part de Pierre Bayle, dans la Nouvelle République des lettres.

On n’avoit point fait encore en ce païs une édition de ce livre aussi ample que celle-ci. On y trouve non seulement l’augmentation de pensées, qui parut dans l’édition de Paris de l’année 1678, et les deux traitez qui parurent l’an 1672, l’un sur les pensées de M. Pascal, l’autre sur les preuves des Livres de Moïse ; mais aussi la vie de ce grand homme, écrite par madame du Périer sa sœur. Cent volumes de sermons ne valent pas cette vie-là, et sont beaucoup moins capables de désarmer les impies. L’humilité et la dévotion extraordinaire de M. Pascal mortifièrent plus les libertins, que si on lâchoit sur eux une douzaine de missionnaires. Ils ne peuvent plus nous dire qu’il n’y a que de petits esprits qui ayent de la piété, car on leur en fait voir de la mieux poussée dans l’un des plus grands géomètres, des plus subtils métaphysiciens, et des plus pénétrans esprits qui ayent jamais été au monde32.

Citons encore l’exemple de Barbe de Bondt, maîtresse d’école à Bruxelles qui, dans une lettre du 19 septembre 1680 à son frère abbé Charles de Bondt, alors en séjour à Paris, s’entremet pour l’une de ses connaissances, la baronne d’Estampuis : celle-ci souhaite

que vous33 demand[iez] à M. Fricx (qui est parti le 13me) qu’il vous donne tous les livres qu’elle luy a marque[z] à scavoir l’Ecclésiaste, les Proverbes, les Petits Prophètes, 2 Explications des Psau[mes], 3 Pensées de M. Pascal du dernier impression [sic], une Messe paroissiale, une Instruction sur la pénitence, 2 Instructions chrestiennes (…), une Explication du Nouveau Testament, tout in albis et que vous les pacquetiez ensemble avec celles de ses sœurs34.

La commande effectuée par Mme d’Estampuis reflète un intérêt certain pour les traductions bibliques de Le Maistre de Sacy (Ecclésiaste, Proverbes, Petits Prophètes), mais aussi pour les Pensées de Blaise Pascal dont une nouvelle édition est sortie en 1678 des presses de Guillaume Desprez. C’est là aussi un homme du livre qui joue l’intermédiaire de confiance, en l’occurrence le Bruxellois Eugène-Henri Fricx, lui-même futur imprimeur des différents livres de la Bible de Sacy – mais qui travaille aussi avec Fénelon. La vitalité et l’efficacité des réseaux privés liés à Port-Royal permet aux membres des cercles jansénistes établis aux Pays-Bas (notamment après l’exil d’Antoine Arnauld) de puiser à la source matière à réflexion, en se procurant des éditions originales parues dans le royaume de France. Nous ne reviendrons pas sur l’évolution de l’Église d’Utrecht, issue de la Mission de Hollande, directement inspirée de la pensée janséniste. L’histoire du jansénisme dans les Pays-Bas est un sujet en soi qui, après avoir longtemps pâti de l’inexploitation de nombreuses sources néerlandophones, bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt35.

En terre d’Empire et en Europe centrale, en revanche, c’est essentiellement à partir du deuxième tiers du XVIIIe siècle que pénètre réellement le jansénisme, dans ses deux champs de réflexion originels, le domaine politique et la controverse théologique. Jusqu’en 1713, date à laquelle est fulminée la bulle pontificale Unigenitus, rares sont dans l’Empire les théologiens ou prédicateurs qui, à l’instar de Jean La Placette, pasteur français réfugié à Berlin au moment de la Révocation, exportent de fait les idées jansénistes en tentant d’adapter la morale prônée par les proches de Port-Royal comme Pierre Nicole36. En révélant les points communs entre l’augustinisme et certains principes professés par la Réforme sur la grâce, la morale et le gouvernement de l’Église, les protestants du Refuge se font les premiers vecteurs vers l’est des idées jansénistes, mais avant tout dans leur composante morale et théologique.

La situation est différente dans les territoires de la maison d’Autriche. À Vienne, dès 1720, se développe le courant du Reformkatholizismus qui connaît son épanouissement au temps de Marie-Thérèse puis de Joseph II. Il souffle en matière de politique et de religion un vent de réforme qui cherche à lutter contre les excès du catholicisme baroque incarné par les Jésuites, contre l’intolérance religieuse et contre le déficit de formation des cadres de l’Église romaine. L’entourage de la cour, volontiers qualifié de philojanséniste, encourage la restauration d’une certaine morale religieuse et se veut l’allié du pouvoir politique dans sa lutte contre Rome. Même après sa conversion au catholicisme, la propre mère de Marie-Thérèse, Élisabeth-Christine, née princesse de Braunschweig-Wolfenbüttel, a enseigné à sa fille une morale rigoureuse et une religiosité intériorisée, à l’opposé de l’exubérance ultramontaine. Fidèle à de tels principes, l’impératrice rompt avec la tradition en se donnant pour confesseur le père Ignaz Müller, étranger à la Compagnie de Jésus et acquis aux thèses de la Réforme catholique37. Tout jésuite qu’il soit, le père Frantz, chargé de l’éducation du futur Joseph II, prend ses distances par rapport aux principes de son ordre, et mêle à son enseignement autant le cartésianisme que les théories morales issues de L’Art de penser, l’un des ouvrages les plus représentatifs du discours janséniste, né de la plume d’Arnauld et Nicole38. D’autres proches du pouvoir, tels le médecin de Marie-Thérèse, Gerhard Van Swieten, ou des princes comme l’exilé Eugène de Savoie, Johann Christoph von Bartenstein ou Karl von Zinzendorf39 (ces deux derniers convertis du protestantisme au catholicisme) entretiennent à la cour un climat favorable sinon au plein épanouissement, du moins à la pénétration du jansénisme – dans sa composante religieuse, mais aussi politique, par la place même occupée par ces hauts personnages.

Avec une intensité redoublée après l’expulsion des Turcs, la Hongrie est, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une terre de reconquête pour l’Église catholique, inspirée par les canons du concile de Trente : de nouveaux centres culturels se créent (séminaires, universités, collèges), dans une volonté d’améliorer la formation des cadres épiscopaux, sur le modèle de celle dispensée à Rome au Collegium Germanicum. Paradoxalement, c’est là que les futurs évêques ont souvent l’heur de prendre connaissance de la pensée janséniste, à travers l’œuvre de Muratori. Partisan de la sana dottrina, Lodovico Antonio Muratori (1672-1750) – dans son traité Della regolata divizion de’cristiani, publié sous le pseudonyme de Lamindo Pritanio40 – prône un retour aux véritables sources du christianisme, à l’Écriture et aux Pères de l’Église, et exerce une influence durable sur les ecclésiastiques les plus ouverts aux réformes41. Dans la fréquentation du jansénisme, la noblesse laïque n’est pas en reste, qui à l’occasion du traditionnel Kavaliertour européen effectué par les jeunes princes, voit certains d’entre eux séjourner en France (et parfois à Paris), où ils sont en contact direct avec les jansénistes de « l’après Port-Royal ». Ces derniers, même près d’un siècle plus tard, n’ont pas pour autant relégué la littérature de leurs aînés au rang des antiquités. Parmi ces nobles voyageurs, citons par exemple le comte František Antonín Šporck (1662-1738), installé par la suite en Bohême, ou le prince Ferenc II Rákóczi qui, après avoir connu le jansénisme lors d’un séjour en France – lors d’une retraite chez les Camaldules de Grosbois –, s’en fait le chantre et un lecteur acharné, après sa conversion (1715) et jusqu’à sa mort en 1735. Depuis la destruction de la cour centrale de Transylvanie en 1658, les grandes familles se font fort de reprendre le rôle culturel de celle-ci, à l’image des Apafi, des Teleki ou des Bethlen42. Par leur mobilité, les princes sont plus que les libraires les moteurs des transferts culturels, en dépit de l’éloignement géographique de ces régions européennes et de la barrière difficilement surmontable de la langue.

Essentiel pour notre propos, l’un des points communs entre ces différents milieux, laïques comme ecclésiastiques, est leur niveau d’éducation. Leur qualité de lisant-écrivant, et en l’occurrence, celle de lecteur, les ouvre immanquablement aux courants de pensée nouveaux et les encourage à relayer ce bouillonnement d’idées (qu’ils les partagent ou non, d’ailleurs). Lieux propices à la découverte et aux échanges de vues, les bibliothèques publiques (au sens de l’allemand öffentlich) se développent, dans les séminaires (comme celui de Szombathely, diocèse créé en 177743), les universités et collèges (tels celle de Nagyszombat, jésuite, ou ceux de Debrecen et Sárospatak, proches de la Réforme), ou sous la forme de cabinets de lecture44. Parmi les établissements qui nous intéressent pour leur contribution à la diffusion du livre janséniste français, on peut citer les bibliothèques des évêques György Klimó, de Pécs45, Ferenc Herzan, de Szombathely46, ou encore les collections des princes Ferenc II Rákóczi47 ou Eugène de Savoie. Ce dernier, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État MacNény, se procure régulièrement auprès du Bruxellois Ruth d’Ans des ouvrages jansénistes48. Ainsi se fait jour la nécessité de se pencher plus avant sur l’histoire même de telles bibliothèques – l’ordo librorum –, pour essayer de mieux comprendre, à travers leurs fonds et collections, les réseaux dans lesquelles elles s’inscrivent, les acteurs qu’elles mettent en relation et les cadres qu’elles offrent à la réception d’un courant politico-religieux comme le jansénisme – dans l’ordo scientiarum. Se dégagent de nos premières recherches plusieurs grands ensembles : les cercles du pouvoir (autour de Vienne) ; les ordres religieux et les universités et/ou collèges qui peuvent leur être rattachés ; les centres épiscopaux et leurs responsables ; les princes laïques indépendants49.

Reçu dans un contexte différent de celui de son origine, le jansénisme en Europe centrale s’adapte. Fruit de plusieurs influences (italienne, française, hollandaise), et pas seulement celle du livre, c’est pourtant à travers ce livre, comme objet matériel, qu’il opère son renouvellement le plus manifeste. Le livre est en effet non seulement un vecteur de la pensée mais aussi un véritable nœud à la croisée de plusieurs réseaux culturels50. À travers ses mémoires (en français)51, rédigés pour la postérité, le prince Rákóczi révèle sa fidélité à la morale et à la rigueur jansénistes qu’il a épousées depuis son séjour en France et, plus largement, son adhésion aux idées nouvelles portées par l’Aufklärung. Mais pour être diffusée de façon vraiment efficace, la pensée janséniste doit franchir la barrière de la langue. C’est donc naturellement qu’au XVIIIe siècle, pleine époque du renforcement des identités culturelles minoritaires (face à l’autorité impériale), la promotion des langues vernaculaires aux dépens du latin52, tout en facilitant l’émergence d’une littérature nationale, favorise aussi la diffusion et la réception des idées venues d’ailleurs. Cette volonté d’affirmer son identité, tout en offrant à un plus grand nombre l’accès à l’imprimé et à une littérature à succès comme celle des auteurs jansénistes, se retrouve chez le comte Šporck, déjà cité. Précurseur en la matière, il fait d’abord imprimer les traductions d’œuvres jansénistes (réalisées par sa fille) dans son atelier de Lysá-nad-Labem, avant de se faire auteur d’ouvrages d’inspiration janséniste en langue tchèque53. Un pareil élan transparaît encore dans la publication à Szombathely, en 1794, des Törökországi Levelek [Lettres de Turquie] de Kelemen Mikes, proche du prince Rákóczi lors de son exil à Rodosto54, et adepte de la même spiritualité que celui-ci. Autant de tentatives qui contribuent à l’élargissement de l’audience potentielle de ce nouveau jansénisme, empruntant aux références du XVIIe comme aux courants éclairés du XVIIIe siècle, dans le contexte politico-religieux particulier des territoires d’Europe centrale55.

Mêlant des rapports de sociabilité courante et des relations professionnelles relevant de l’économie du livre, les réseaux jansénistes parisiens au XVIIe siècle restent un ensemble aux contours mal définis, mais de l’enchevêtrement duquel nous avons pu tirer les éléments suivants : pour un libraire-imprimeur, s’engager totalement au service de Port-Royal n’est pas sans risque, et il importe de savoir disposer de réseaux de secours, proches du pouvoir royal, lorsque la situation devient trop critique. Néanmoins, se faire l’agent d’une littérature à caractère polémique comme celle des jansénistes, tout en tirant quelques fils dans d’autres réseaux, est une entreprise particulièrement lucrative. Le revers de ce succès est le développement de circuits de fabrication et de diffusion parallèles (les phénomènes de contrefaçon et de contrebande) qui peuvent certes nuire au libraire-imprimeur d’origine, mais qui contribuent aussi à une plus large réception du livre janséniste et des idées politiques et religieuses dont il est porteur.

Il ne faudrait pas prêter au seul livre janséniste français un rôle décisif dans le transfert des idées du mouvement en Europe centrale à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle. Ce serait négliger deux autres filières essentielles de propagation de cette pensée, passant par les Pays-Bas et l’Italie. L’influence des premiers se manifeste déjà, mêlée au réseau français, dans la circulation des contrefaçons, à laquelle il faut ajouter le rôle important de l’Église d’Utrecht. C’est aussi à Louvain que Nicolas de Hontheim, alias Febronius (1701-1790), s’imprègne au XVIIIe siècle de la doctrine du canoniste janséniste Van Espen. Attaché également au principe français du gallicanisme, il se prononce pour une restriction du pouvoir pontifical tendant vers l’épiscopalisme, forme le projet d’une Église impériale autonome non hostile à la réunion des confessions et rappelant, par certains aspects, le joséphisme. Quant à l’Italie, elle reste, par le rôle central de Rome dans la formation des évêques réformateurs de l’Empire, un lieu d’étape incontournable, où les futurs prélats peuvent prendre connaissance des idées jansénistes. Toutefois, en revalorisant radicalement la place des recherches d’histoire du livre (en articulation avec les travaux d’histoire littéraire et/ou religieuse) dans l’étude de la diffusion et de la réception du jansénisme en Europe, nous mettons en évidence la dynamique complexe d’un réseau multipolaire, au sein duquel les échanges entre artisans du livre, auteurs, lecteurs, laïcs et ecclésiastiques, réformateurs politiques et religieux donnent naissance à une pensée enracinée dans des espaces et des cultures propres, et enrichie de nombreuses et diverses influences extérieures.

Cornelii Jansenii…, Augustinus…, Leuven, J. Zeger, 1640, 2o (BPR, cliché J. Guilbaud).

Lettres de Turquie (…) par Kelemen Mikes…, éd. István Kultsár, Szombathely, impr. Antal Jósef Siess, 1794, 8o (Budapest, Muzeum Könyvtára).

____________

1 Publié de façon posthume à Louvain en 1640, l’Augustinus tend à restaurer la doctrine de saint Augustin sur la grâce et la prédestination, doctrine contre laquelle se dressent les Jésuites, partisans du libre arbitre et d’une valorisation des mérites de l’homme (Cornelii Jansenii,… Augustinus…, Leuven, J. Zeger, 1640, 20).

2 Citons, par exemple, parmi les salons jansénistes les hôtels de Longueville, de Luynes, de Liancourt, du Plessis-Guénégaud ; parmi les parlementaires, des avocats généraux comme Jérôme Bignon, Omer Talon ou les membres de la famille Le Maistre ; parmi les religieux, les curés parisiens des paroisses Saint-André-des-Arts, Saint-Paul, Saint-Eustache, Saint-Benoît, Saint-Roch, Saint-Merri, mais aussi la congrégation de l’Oratoire de Saint-Magloire et, bien sûr, les religieuses de Port-Royal de Paris et des Champs.

3 Du moins au début.

4 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701) [1re éd. Genève, Droz, 1969], Genève, Droz, 1999, 1091 p. en 2 vol. Ici, vol. II, pp. 555-563.

5 Par livre janséniste, il faut entendre ici l’ensemble des ouvrages théologiques, politiques, philosophiques, et des traités mêlant ces multiples aspects, nés directement sous la plume des messieurs de Port-Royal ou celle de leurs proches et fidèles.

6 Cet article s’inscrit dans le fil de nos recherches sur le libraire-imprimeur parisien Guillaume Desprez (1629/1630-1708), menées dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur le livre janséniste et ses réseaux en France et en Europe centrale aux XVIIe-XVIIIe siècles (thèse préparée à l’École pratique des hautes études [Paris], et dont la soutenance est prévue à l’automne 2005).

7 Longtemps laissé pour compte, le rôle du livre janséniste français dans la réception des idées jansénistes en Europe centrale au XVIIIe siècle est aujourd’hui progressivement revalorisé par les recherches menées en histoire du livre et des bibliothèques, en histoire littéraire et en histoire religieuse. Nous ne pouvons que souhaiter que se déploient de plus nombreuses passerelles entre les chercheurs de ces différents domaines, comme le montre déjà la publication des actes de quelques récents colloques tel que Le Jansénisme et la franc-maçonnerie en Europe centrale aux XVIIe et XVIIIe siècles, éd. Daniel Tollet, Paris, Presses universitaires de France, 2002, X-298 p. Voir aussi les notes nos 42 et 43.

8 Bibliothèque nationale de France, manuscrit français 21837 (ci-après BNF, ms. fr.), f° 10v° : brevet d’apprentissage de Guillaume Desprez (10 octobre 1644).

9 BNF, ms. fr. 21843, f° 12v° : lettres de réception de Guillaume Desprez comme libraire (30 mars 1651).

10 BNF, nouvelles acquisitions françaises 400, f° 118r° : compte rendu de l’enquête du Bureau de la librairie concernant Guillaume Desprez (vers 1701).

11 Archives nationales, Minutier central des notaires parisiens, ét. III, liasse 664 : convention pour l’organisation de la société chargée de l’organisation du dessèchement des marais (17 octobre 1671). [« Archives nationales » abrégées ci-après en : AN ; « Minutier central des notaires parisiens » abrégé ci-après en MC.]

12 AN, MC, ét. CII, liasse 79 : contrat de mariage de Guillaume Desprez et Catherine Mangeant (22 novembre 1673).

13 Bibliothèque de Port-Royal, PR 42, manuscrit relié 40, 412 p. : journal de l’abbaye de Port-Royal des Champs 1669-1679. Ici, p. 321. [« Bibliothèque de Port-Royal » abrégée ci-après en : BPR.]

14 Cité par Charles-Augustin Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, Paris, Gallimard, 1953, pp. 1008-1009.

15 BNF, ms. fr. 12988, dit 1er recueil Guerrier, p. 424 : copie d’une lettre d’Antoine Arnauld à Étienne Périer (11 août 1668) ; publiée dans Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, éd. Louis Lafuma, t. III, Documents, Paris, Éd. du Luxembourg, 1952, p. 119.

16 BPR, LET 360, n° DCCCLXXXVIII : copie d’une lettre de la mère Angélique de Saint-Jean à Mme de Fontpertuis (vers le 10 janvier 1684).

17 Bibliothèque municipale de Troyes, ms. 2383 : « Journal de ce qui s’est passé en Sorbonne, et à Paris, concernant le jansénisme, le cardinal de Rets, etc. pendant les mois de may, juin et juillet 1656. Par un docteur de Sorbonne », f° 11v°.

18 BNF, ms. fr. 17341, f° 38r°-39v° : « Mémoire touchant l’affaire de Denis Langlois prisonnier à la Bastille » (non daté) ; BNF, ms. fr. 17341, f° 40r°-41v° : lettre probablement de Denis Langlois à son frère (octobre 1657) ; BNF, ms. fr. 17345, f° 9r°-17v° : interrogatoire de Denis Langlois au Châtelet (24 juin 1657).

19 Pour le détail des ouvrages et des sommes engagées, voir BNF, ms. fr. 7054 : « Différens mémoires concernant la fourniture des livres faites [sic] aux nouveaux catholiques pour leur instruction », passim.

20 BNF, ms. fr. 8761, f° 73v°.

21 AN, MC, ét. LXXVI, liasse 83 : contrat de vente des privilèges d’impression de la traduction de la Bible par Le Maistre de Sacy (9 mars 1684).

22 Voir la relation de la visite de Desprez à l’archevêque de Paris, fin décembre 1669 : BNF, ms. fr. 12988, dit 1er recueil Guerrier, pp. 340-346, publiée dans Pensées sur la religion…, pp. 171-175.

23 BNF, ms. fr. 21949 : « Privilèges de librairie. extrait des registres du Conseil d’État. 1705-1710 ». Ici, p. 113.

24 Bibles imprimées du XVe au XVIIIe siècle conservées à Paris, éd. Martine Delaveau, Denise Hillard, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2002, XLVII-862 p. Ici, notice n° 526.

25 Lettre du 8 janvier 1707, éditée dans Isabella Henriette Van Eeghen, De Amsterdamse Boekhandel 1680-1725 (t. I). Jean Louis de Lorme en zijn copieboek, Amsterdam, Scheltema & Holkema, 1960, p. 163.

26 AN, MC, ét. XCVIII, liasse 372 : inventaire après décès de Guillaume Desprez (22 juillet et 22 octobre 1709), ici p. 24.

27 Dictionnaire encyclopédique du livre, dir. Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer, t. I, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2002, p. 633.

28 Pour le détail de ces deux affaires, voir Juliette Guilbaud, « Le trafic de livres jansénistes entre la France et les Pays-Bas (fin XVIIe-début XVIIIe siècles) », dans Chroniques de Port-Royal, n° 55, 2005, pp. 273-285.

29 Jean Mesnard, Pascal et les Roannez, t. II, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 916.

30 Lettre n° XXXII : « Oldenburg an Leibniz. Londini die 12. Aprilis 1675 ». Éditée dans [Gottfried Wilhelm Leibniz,] Der Briefwechsel von Gottfried Wilhelm Leibniz mit Mathematikern, éd. Carl Immanuel Gerhardt, t. I, Berlin, Mayer & Müller, 1899, p. 121 : « Et j’avais ajouté les traités du sieur Pascal et du sieur Desargues, que le libraire Desprez garde en sa possesion, encore inédits, (…) traités, dis-je, qui mériteraient publication puisqu’ils contiennent assurément diverses observations neuves et utiles, par l’introduction de la trigonométrie (…) dans la théorie des coniques… »

31 J. Mesnard, Pascal et les Roannez…, p. 897.

32 Pierre Bayle, Nouvelle République des lettres, t. 2, (décembre) 1684, pp. 531-532.

33 Barbe de Bondt s’adresse directement à son frère.

34 Arsenal, ms. 10387, liasse non cotée en détail, contenant « Vingt lettres missives envoiées a l’abbé Bon[d]t par l’une de ses sœurs maistresse d’escolle à Bruxelles ». Lettre du 19 septembre 1680, f° 1r°.

35 Les travaux de Muriel Van Kempen récents et à venir présagent d’une redécouverte des réseaux jansénistes dans cette partie de l’Europe (« Les jansénistes en Hollande au XVIIIe siècle », mémoire de DEA soutenu en sept. 2003 à l’université Paris X-Nanterre, sous la direction de Monique Cottret).

36 Sandra Pott, Reformierte Morallehren und deutsche Literatur von Jean Barbeyrac bis Christoph Martin Wieland, Tübingen, M. Niemeyer, 2002, p. 24.

37 Jean-Paul Bled, Marie-Thérèse d’Autriche, Paris, Fayard, 2001, p. 350.

38 Derek E. D. Beales, Joseph II (t. I). In the Shadow of Maria Theresa (1741-1780), Cambridge, London, New York, Cambridge University Press, 1987, p. 47.

39 Gustav Pirich, Franz Giftschütz (1748-1788). Der Erste Wiener Pastoraltheologe. Theologische Grundlinien in Leben und Werk unter dem Einfluß des Jansenismus, der katholischen Aufklärung und des Ultramontanismus, Würzburg, Seelsorge / Echter, 1992, p. 71.

40 Lamindo Pritanio [pseud. de Lodovico Antonio Muratori], Della regolata divozion de’ christiani, Venezia, A. Albrizzi, 1747, 80.

41 Jean Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourg 1273-1918, Paris, Fayard, 1990, pp. 473-474.

42 István Monok, « Les bibliothèques aristocratiques en Hongrie au XVIIIe siècle et la fondation de la Bibliothèque nationale », dans K výzkumu zámeckých, měšt’ankých a církevních knihoven. «Čtenář a jeho knihovna » [Pour une étude des bibliothèques aristocratiques, bourgeoises et conventuelles. « Le lecteur et sa bibliothèque »], éd. Jitka Radimská, České Budějovice, 2003, p. 380.

43 Ferenc Tóth, « Entre jansénisme et Lumières. Les collections de la bibliothèque diocésaine de Szombathely à la fin du XVIIIe siècle », dans K výzkumu zámeckých, měšt’ankých a církevních knihoven [Pour une étude des bibliothèques aristocratiques, bourgeoises et conventuelles], éd. Jitka Radimská, České Budějovice, 2000, pp. 295-310.

44 Le premier cabinet de lecture en Hongrie s’ouvre à Pozsony en 1781. Suivent ceux de Pest, en 1787 et de Sopron, en 1790 (György Kókay, Geschichte des Buchhandels in Ungarn, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1990, p. 101).

45 Ilona Vasskó, A Pécsi püspöki könyvtár francia nyomtatványai és kéziratai [Les Imprimés et manuscrits français de la bibliothèque épiscopale de Pécs], Pécs, Dunántúl Pécsi Egyetemi Könyvkiadó és Nyomda R.-T. Pécsett, 1934, 122 p.

46 Mónika Oravecz, Les Livres de langue française de la bibliothèque diocésaine de Szombathely [mém. de fin d’études dactylographié], Szombathely, 1994, 173 p. ainsi que l’inventaire réalisé par Rezsőné Nagy, Mária Géfin, A Szombathelyi Herzan-könyvtár francia könyvei és kéziratai, Győr, Győregyházmegyei Alap Nyomdája, 1934, 96 p.

47 Béla Zolnai, II. Rákóczi Ferenc könyvtára, Budapest, Királyi Magyar Egyetemi Nyomda, 1926, 27 p.

48 Max Braubach, « Prinz Eugen und der Jansenismus », dans Historica. Studien zum geschichtlichen Denken und Forschen, éd. Hugo Hantsch, Eric Voegelin, Franco Valsecchi, Wien-Freiburg-Basel, Herder, 1965, p.126.

49 Ce ne sont là que quelques exemples, que nous souhaiterions, par des recherches plus systématiques sur un échantillon représentatif de bibliothèques de différente nature, documenter de façon plus précise.

50 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 34.

51 « Confession d’un pécheur » et « Mémoires sur la guerre de Hongrie depuis 1703 jusqu’à sa fin », dans L’Autobiographie d’un prince rebelle, éd. Béla Köpeczi, Ilona Kovács, Budapest, Corvina, 1977, 697 p.

52 C’est seulement à la fin du XVIIIe siècle que les pourcentages des livres imprimés en latin et en hongrois s’inversent : respectivement de 69,2% et 7,7%, ils passent à 37,3% contre 40,4% (Chiffres extraits de G. Kókay, Geschichte des Buchhandels in Ungarn…).

53 Quoiqu’ancienne, l’étude suivante reste de qualité, bien que nettement orientée vers l’histoire culturelle : Heinrich Benedikt, Franz Anton Graf von Šporck (1662-1738). Zur Kultur der Barockzeit in Böhmen, Wien, Manz, 1923, 471 p.

54 Aujourd’hui Tekirdaǧ en Turquie.

55 Il n’est pas inutile de remarquer qu’avec l’avènement de Joseph II et les décisions de celui-ci en matière d’Église, prises sous l’influence d’un entourage philojanséniste, l’épiscopat hongrois, piqué au vif de se voir atteint dans ses libertés, finit par rejeter le jansénisme trop politique, assimilé au joséphisme.