L’offre documentaire juridique à la rencontre de son public : l’exemple de la Bibliothèque nationale de France
Pascale ISSARTEL
Ancien responsable du service Droit, science politique, département Droit, économie, politique de la Bibliothèque nationale de France. Depuis septembre 2003, responsable du service des documents imprimés et électroniques à la Bibliothèque publique d’information, Centre Georges-Pompidou, Paris
NdA. Le présent article a été rédigé pour l’essentiel au début de l’année 2003
NdA. NB : donnée 2003
NdA. NB : donnée 2003
Les « spécialistes » (professionnels1, étudiants, enseignants2, chercheurs) et le « grand public » qui peut être un jour confronté à un problème d’ordre juridique composent un vaste marché pour les éditeurs et un public potentiel diversifié pour les bibliothèques ou les centres de documentation spécialisés en droit.
Selon la définition de Claude Jolly3, « aujourd’hui comme hier, les bibliothèques ne sont pas autre chose que des interfaces entre une offre documentaire qui s’élargit et se diversifie de plus en plus et les besoins d’une communauté »4. Elles sont donc un lieu d’observation particulièrement pertinent pour suivre à la fois les évolutions de l’offre et celles des pratiques des publics concernés. Cependant, par leurs choix en matière de politique documentaire, de structuration des espaces, d’organisation des collections, les bibliothèques ne sont pas des interfaces neutres.
Pour illustrer cette problématique dans le secteur juridique, l’exemple de la Bibliothèque nationale de France peut certes paraître atypique ; il est, en fait, particulièrement instructif. Le projet qui a conduit à la refonte de l’ancienne Bibliothèque nationale a réaffirmé, on le sait, la vocation encyclopédique du nouvel établissement. Sur le site de Tolbiac sont donc proposés des fonds spécialisés dans toutes les disciplines, et les sciences juridiques y ont gagné une place importante, tant par l’ampleur des collections qui leur sont consacrées que par le public croissant qui les utilise. Depuis dix ans, une politique volontariste de remise à niveau des collections juridiques (grâce en particulier à la constitution de fonds importants en libre accès) a permis de suivre les dernières évolutions de l’offre éditoriale dans ce domaine.
Par ailleurs, la superposition d’un espace « grand public » (le « haut-de-jardin » est accessible à toute personne à partir de seize ans) au-dessus de la bibliothèque de recherche, où sont communiquées les collections relevant du patrimoine national, fait de la BNF un lieu d’observation unique des pratiques des lecteurs dans toutes leurs diversités. Cependant, si les conditions sont potentiellement réunies pour élaborer des analyses à partir d’une gamme de public très étendue, les moyens ne le sont pas encore. Depuis son ouverture en 1996, la Bibliothèque a mené plusieurs études à caractère général concernant le public du site de Tolbiac. Mais il n’existe pas d’étude exhaustive sur les lecteurs d’un secteur spécifique. D’autre part, la littérature professionnelle sur les publics des bibliothèques juridiques est particulièrement pauvre.
Dans cet article, la partie consacrée aux pratiques des lecteurs intéressés par le droit se fonde donc largement sur une observation empirique conduite dans les salles de lecture de la BNF. Afin d’étayer certaines hypothèses, un lecteur dont le profil correspondait à la population qui fréquente le « rez-de-jardin » a également été interviewé et ses propos ou réflexions seront abondamment cités5. Compte tenu de ces précautions méthodologiques, il est nécessaire de préciser que cet article s’apparente plus à un témoignage qu’à une analyse scientifique des pratiques et des comportements des lecteurs qui utilisent les collections de droit de la BNF et qu’à ce titre, il n’engage que son auteur. Cela dit, avant d’en arriver à cette partie sur l’utilisation des ressources, la présentation des collections juridiques de la BNF et de la sociologie de son public s’impose comme un détour nécessaire.
DES COLLECTIONS EN ÉVOLUTION
La BNF : une longue histoire…6
En 1368, Charles V installe au Louvre, dans la tour de la Fauconnerie, sa bibliothèque particulière, riche de 917 manuscrits. À cette époque encore, les collections royales ont un caractère éphémère et sont dispersées à la mort de leurs propriétaires. Il faut attendre le règne de Louis XI (1461-1483) pour qu’une continuité soit instaurée : l’unité de la collection royale, transmise à son fils Charles VIII, ne sera plus remise en cause.
Pendant longtemps, cette bibliothèque n’occupe cependant qu’une place modeste, même si par une ordonnance du 28 décembre 1537 François Ier instaure le dépôt légal, enjoignant aux imprimeurs et aux libraires de déposer à la bibliothèque du château de Blois, où les collections ont été installées, tout livre imprimé mis en vente dans le royaume. Cette obligation de principe va permettre une collecte qui fera la richesse des collections de la bibliothèque des rois de France. Au cours des siècles suivants, l’accroissement se poursuit. Durant la Révolution, la Bibliothèque du Roi, devenue Bibliothèque nationale, enrichit considérablement ses fonds grâce aux confiscations pratiquées en France et à l’étranger. Les XIXe et XXe siècles sont marqués par la construction7 et l’extension des locaux de la bibliothèque autour de la rue de Richelieu.
Face à de nouveaux enjeux (engorgement des magasins, problèmes de conservation, demande croissante du public, naissance de nouveaux supports documentaires), la Bibliothèque nationale doit cependant opérer une mutation profonde. Le 14 juillet 1988, le président de la République, François Mitterrand, annonce
la construction et l’aménagement de l’une [des] ou de la plus grande et la plus moderne bibliothèque[s] du monde, [qui] devra couvrir tous les champs de la connaissance, être à la disposition de tous, utiliser les technologies les plus modernes de transmission de données, pouvoir être consultée à distance et entrer en relation avec d’autres bibliothèques européennes8.
La déclaration, qui étonne le public comme les professionnels, donne le signal d’un nouveau « grand projet » qui aboutira six ans plus tard à l’actuelle Bibliothèque nationale de France9. Dans le bâtiment construit par l’architecte Dominique Perrault sur le site François Mitterrand (situé dans le quartier de Tolbiac à Paris) prennent place les documents imprimés et audiovisuels, répartis sur deux niveaux : le « haut-de-jardin » (bibliothèque d’étude de 1645 places, ouverte à toute personne de plus de seize ans) et le rez-de-jardin (bibliothèque de recherche de 1900 places, accessible après accréditation par le service d’orientation des lecteurs).
Du point de vue de l’offre documentaire, la nouveauté du projet repose sur la création de départements thématiques ainsi que sur la constitution d’importantes collections encyclopédiques en accès libre (280 000 documents en haut-de-jardin, 350 000 en rez-de-jardin), contenant les textes fondamentaux de chaque discipline et les principales références de la réflexion contemporaine, aussi bien en français qu’en langues étrangères.
La constitution d’une collection juridique
Le droit n’avait jamais été complètement absent de la Bibliothèque nationale, grâce aux riches collections entrées par dépôt légal. Cependant, il n’occupait qu’une place très modeste parmi les usuels des salles des Imprimés et des Périodiques de la rue de Richelieu, et le fonds de publications étrangères conservées en magasin était en souffrance depuis le début du XXe siècle, par insuffisance de crédits d’acquisition.
Au sein de la nouvelle Bibliothèque nationale de France, les sciences juridiques sont devenues la discipline phare du département Droit, économie, politique, qui vise à offrir un ensemble cohérent d’outils de compréhension du monde contemporain. Ce département met en valeur des disciplines jusque-là peu représentées rue de Richelieu, telles que le droit, ou qui, comme l’économie et la science politique, se sont développées plus récemment, avec une production éditoriale essentiellement étrangère et, de ce fait, non reçue par le dépôt légal. À ces disciplines s’ajoutent des secteurs qui leur sont complémentaires : les publications officielles, la presse et l’information sur le monde de l’entreprise.
C’est après un diagnostic de l’offre documentaire juridique française et la consultation de commissions d’acquisitions réunissant des universitaires que les principales orientations du fonds ont été décidées. Tout en ménageant une large place au droit français, les collections de droit ont été, dès leur constitution, organisées dans une perspective résolument comparatiste. Il n’était pas question, bien sûr, de pallier définitivement les lacunes du paysage documentaire français concernant le droit des pays étrangers, mais plutôt de constituer un fonds de référence représentatif de l’ensemble des cultures juridiques. Ce choix a été conforté par les conclusions des rapports de Robert Badinter (1996)10 et du professeur Antoine Lyon-Caen (1999)11, consacrés au développement du droit comparé en France. Ceux-ci dressaient un état des lieux préoccupant des fonds documentaires, en soulignant leur modestie, leur dispersion et la relative ignorance de leur localisation. De même, lors d’une conférence de presse tenue le 27 janvier 1998, les présidents des universités de Paris demandaient la création d’un réseau de droit comparé dans le cadre du plan Universités du 3e millénaire (U3M)12.
La collection de droit comparé de la BNF couvre principalement les pays de l’OCDE et en particulier l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne et les États-Unis, ainsi que les pays francophones.
Une fois ce choix établi, l’originalité du fonds réside également dans sa large mise à disposition en libre accès. L’articulation se fait alors entre le fonds patrimonial conservé en magasins (communiqué dans les salles de lecture du rez-de-jardin) et les collections en libre accès organisées en complémentarité sur les deux niveaux de la bibliothèque.
Les collections juridiques du niveau haut-de-jardin (11 000 ouvrages ; 300 titres de périodiques en salle D) présentent une large sélection d’ouvrages en français orientée vers l’actualité. 180 titres de publications à feuillets mobiles mises à jour très régulièrement sont ainsi consultables en libre accès. On y trouve aussi les dictionnaires, les encyclopédies et les manuels indispensables. L’accent est mis sur le droit français et communautaire ainsi que sur le droit international. Le droit des pays européens est couvert au moyen d’outils généralistes (grandes encyclopédies et manuels).
Le libre accès du rez-de-jardin (16 000 ouvrages ; 300 titres de périodiques en salle O) met à la disposition des lecteurs des collections de référence fournissant les éléments fondamentaux et les repères essentiels de la discipline, des monographies permettant de se situer dans le débat intellectuel et des ouvrages utiles à l’exploitation immédiate des fonds conservés dans les magasins de la bibliothèque. À ce niveau, les collections de droit s’articulent principalement selon deux axes majeurs : 1) l’histoire du droit : les ouvrages et outils de référence pour la recherche présents dans la salle complètent la collection patrimoniale conservée dans les magasins ; 2) le droit comparé : les droits espagnol, allemand, italien et anglo-saxon sont largement couverts.
Au total, le budget annuel consacré aux acquisitions de monographies en droit s’élève à environ 200 000 euros. À ce budget s’ajoute celui des périodiques, de la documentation électronique et également de certaines collections étrangères destinées aux magasins.
La BNF : conservatoire de l’édition juridique française
Les collections conservées dans les magasins de la BNF ont vocation à être quasi exhaustives pour le droit français grâce au dépôt légal. Elles sont également enrichies par des acquisitions d’ouvrages étrangers d’un niveau de spécialisation accru par rapport au libre accès. Le département Droit, économie, politique a hérité des collections identifiées par les lettres E* et F dans la classification (conçue par Nicolas Clément à la fin du XVIIe siècle) de l’ancienne Bibliothèque royale, puis nationale. Le fait que des cotes spécifiques aient été créées pour ce domaine illustre la place qu’occupaient déjà au XVIIe les publications de droit. Ce fonds très important, difficile à évaluer en nombre de volumes de par la diversité des publications qui le constituent, représente 5410 mètres linéaires (ml) et correspond au fonds ancien du domaine juridique.
La cote E (aujourd’hui 270 ml) a été créée en 1730, ce qui peut expliquer un intitulé apparemment désuet (« Droit de la nature et des gens »). Elle comprend tous les domaines du droit (à l’exception du droit canonique et du droit ecclésiastique, qui ont été orientés vers le département Histoire), ainsi que les traités internationaux. La lettre F, « Jurisprudence » (4950 ml), englobe deux fonds remarquables : les actes royaux et les factums. Mémoires justificatifs rédigés et publiés par les parties à l’occasion d’une instance judiciaire, les factums s’accompagnent parfois de comptes rendus de procès, de plaidoiries et de pièces justificatives. Le département Droit, économie, politique possède près de 70 000 factums (dont 45 000 postérieurs à 1790), et 60 000 autres sont conservés à la Réserve des livres rares. Si ce fonds n’est aujourd’hui plus alimenté, il constitue un ensemble original présentant un intérêt certain pour les historiens et les juristes, notamment en ce qui concerne le XIXe siècle. Le département conserve également un fonds de thèses de licence en droit du XIXe siècle. Autre particularité : plus de 400 titres français de publications juridiques à feuillets mobiles alimentent les magasins.
Les collections de droit sont aussi liées aux fonds très riches de publications officielles françaises, étrangères et d’organisations internationales, conservés et développés à la Bibliothèque nationale de France. Ces collections de publications officielles, section importante du département, sont présentées en libre accès dans les mêmes salles que celles du droit (salle D en haut-de-jardin : 8000 volumes prévus, et salle O en rez-de-jardin : 6750 volumes prévus) ou conservées dans des magasins voisins (3854 ml).
Les ressources électroniques : une offre diversifiée en droit
Les signets : une sélection de sites juridiques. La sélection de liens proposée par la BNF sur son site Internet (www.bnf.fr) et consultable en réseau dans les salles de lecture comporte environ 2500 « ressources » issues majoritairement du Web. Il ne s’agit pas de viser l’exhaustivité en la matière, mais de répertorier des ressources de qualité contrôlée et d’usage courant qui complètent les collections de la bibliothèque. Les sites entièrement payants ne sont pas retenus.
Les quatorze sites sélectionnés pour le droit sont classés en quatre catégories: 1) Législation (par exemple le site Légifrance : http://www.legifrance.gouv.fr) ; 2) Jurisprudence (ex. : le site de la Cour de cassation : http://www.cour de cassation.fr) ; 3) Répertoires et moteurs de recherche spécialisés (par exemple le site élaboré par la Bibliothèque du Congrès : Guide to law online : http://www.loc.gov/law/guide/ index.html) ; 4) Catalogues de bibliothèques juridiques (ainsi le site de la bibliothèque interuniversitaire Cujas à Paris : http://www-cujas.univ-paris1.fr/). Une cinquième catégorie est en cours de constitution et a pour objet les centres de recherche en droit.
Comme pour les documents imprimés, les sites offrant une perspective comparatiste et/ou internationale sont privilégiés.
Les revues électroniques. Renet, le site Intranet de la bibliothèque, propose quatre-vingt-sept titres de périodiques en droit. La majorité des périodiques électroniques sont en langue anglaise. Les éditeurs anglo-saxons proposent de plus en plus un double abonnement : papier et électronique, ce qui est rarement le cas des éditeurs français. Seuls vingt-sept titres font l’objet d’une double présentation électronique et en version papier dans les salles de lecture, comme par exemple l’International and comparative law quarterly (en ligne depuis 2001, en libre accès en rez-de-jardin depuis 1998 et en magasin depuis 1952). On pourrait encore citer le Journal of African law (en ligne depuis 2001 et en libre accès en haut-de-jardin depuis 1996). Les périodiques électroniques offrent un rétrospectif en ligne moins important que ce qui est proposé en version imprimée. Ce sont plutôt des revues spécialisées qui ont été sélectionnées (couvrant par exemple le droit des nouvelles technologies). Enfin, seuls les sites offrant le texte intégral sont retenus par la BNF, alors que la bibliothèque Cujas propose une offre plus large en indiquant des sites qui ne mettent à disposition que des sommaires et/ou des résumés.
La bibliothèque a numérisé quelques titres de périodiques du XIXe siècle, dans le cadre de la bibliothèque numérique. Ainsi, à titre d’exemple, sont disponibles en version numérisée : la Revue générale de droit international public (1894-1929), la Revue de législation ancienne et moderne, française et étrangère (1870-1876) et la Nouvelle Revue historique de droit français et étranger (1877-1921)…
Les cédéroms et bases en ligne. Dix-sept cédéroms spécialisés en droit sont accessibles sur le réseau de la bibliothèque, dans toutes les salles de lecture. Ces cédéroms proposent : la législation et la jurisprudence (Juridisques Lamy, le Journal officiel, Euroloi, Transposial…), un dépouillement de la presse spécialisée (Le Doctrinal, Index to foreign legal periodicals, Wilson Index to legal periodicals) ou encore le texte intégral de certains périodiques juridiques (Petites Affiches, Recueil Dalloz…). Une étude sur les possibilités de s’abonner à différentes bases en ligne (comme Lamyline, Lexbase…) est actuellement en cours. L’abonnement à la version en ligne des Juris-Classeurs semble primordial. En effet, leur version électronique permet une recherche plus souple, plus rapide et surtout plus aisée. Enfin, l’intérêt de la version électronique réside également dans la mise à jour hebdomadaire de la version en ligne, alors que les publications à feuillets mobiles sont actualisées tous les trimestres.
La bibliothèque numérique. Depuis le lancement du projet, la bibliothèque numérique (et en particulier l’accès à distance aux documents numérisés) est l’une des priorités de développement de la BNF. Mise en chantier en 1992 et accessible dans toutes les salles de lecture, elle est actuellement composée, toutes disciplines confondues, d’environ 100 000 documents imprimés et 250 000 images fixes.
Créé en 1997, le site web Gallica (http://gallica.bnf.fr ou http://www.bnf.fr, rubrique Gallica) propose un extrait de la bibliothèque numérique, composé de la partie libre de droits de cette collection et regroupant à ce jour 70 000 documents numérisés (monographies et périodiques), essentiellement en mode image, et 80 000 images. Gallica constitue un des sites les plus importants en matière de documents numérisés accessibles gratuitement sur Internet. Cette offre documentaire est conçue comme une collection encyclopédique et patrimoniale, principalement francophone, allant du Moyen Âge au début du XXe siècle et concernant des disciplines telles que l’histoire, la littérature, la philosophie, les sciences ainsi que le droit, la science politique et l’économie. Cependant, compte tenu de leur importance dans la constitution des fonds de la BNF et de leur prépondérance dans les demandes de consultation des documents originaux, l’histoire-géographie et la littérature représentent chacune un tiers de la numérisation des textes, alors que la catégorie des sciences sociales, où figure le droit, ne couvre que 9% des documents numérisés.
Si les documents juridiques sélectionnés pour la numérisation n’ont pas vocation à former un corpus complet, représentatif de l’ensemble de la discipline ou de tous les fonds de la BNF dans le domaine du droit, ils permettent néanmoins d’approfondir de nombreuses questions de cette discipline, à travers un échantillon chronologique et thématique de documents. On y trouve des textes d’auteurs classiques ou moins connus, des dictionnaires, des biographies, des thèses, des revues, des outils bibliographiques et critiques. Les textes choisis comprennent, par exemple : des coutumiers imprimés au XVIe siècle ainsi que des études du XIXe siècle sur ce sujet, des ouvrages des XVIIe et XVIIIe siècles sur la doctrine du droit naturel, plusieurs titres de l’œuvre de Grotius et des essais postérieurs consacrés aux principes du droit international, le Code civil de 1804, des bibliographies juridiques du XIXe siècle, des documents relatifs aux grandes lois de la IIIe République portant sur les libertés publiques, en particulier sur la liberté de la presse, des traités de droit constitutionnel, droit administratif et droit international parus au XIXe siècle ainsi que des ouvrages de la même époque se rapportant à des débats tels que celui sur le droit de propriété ou sur la peine de mort13.
QUI SONT LES LECTEURS DE LA BNF ?14
Avec ses ouvertures successives (décembre 1996 pour le haut-de-jardin, octobre 1998 pour le rez-de-jardin), le site François Mitterrand de la BNF a connu une montée en charge progressive. Aujourd’hui, sur ce site implanté à Tolbiac, la BNF accueille quotidiennement environ 2300 lecteurs en haut-de-jardin et plus de 1000 en rez-de-jardin. En termes quantitatifs, l’élargissement du public a été atteint grâce notamment à l’ouverture du haut-de-jardin.
La structure des publics est différente selon les niveaux de la bibliothèque.
En haut-de-jardin : une majorité d’étudiants
La très forte présence des étudiants caractérise le haut-de-jardin depuis son ouverture : ils étaient 77% en novembre 1997, 81% en avril 2000 mais « seulement » 70% durant l’été 2001. La BPI (Bibliothèque publique d’information, Centre Georges-Pompidou à Paris) connaît une situation similaire, partagée par toutes les bibliothèques de lecture publique. Ce phénomène de fond est accentué en Île-de-France par le manque de places dans les bibliothèques universitaires. L’évolution de ce public étudiant tend plutôt à un renforcement du deuxième cycle universitaire (39% des lecteurs du haut-de-jardin en avril 2000 contre 33% en 1999) au détriment des étudiants du premier cycle (29% des lecteurs en 2000 contre 36% en 1999).
La place occupée par les publics qui n’ont pas de lien direct avec le monde scolaire ou universitaire est donc faible (environ 12% si l’on exclut les enseignants et les chercheurs institutionnels). La vocation « d’étude » de la bibliothèque du haut-de-jardin est confirmée lorsqu’on interroge les lecteurs non étudiants et non lycéens : 17% d’entre eux en avril 2000 ont déclaré préparer une thèse, 14% un concours et 8% suivre une formation continue.
En 2001, au moins la moitié des lecteurs détenteurs d’une carte annuelle haut-de-jardin déclaraient s’intéresser à des disciplines autres que littéraires, artistiques ou relevant des sciences humaines, ce qui contraste avec les centres d’intérêt des lecteurs de la bibliothèque de recherche (rez-de-jardin), où ces matières sont nettement prédominantes. Or, parmi ces autres disciplines, celles regroupées au sein du département Droit, économie, politique arrivaient en tête puisque 30,2% des inscrits affirmaient s’y intéresser. Cette prédominance a été confirmée par l’enquête réalisée durant l’été 2001 : les étudiants fréquentant le haut-de-jardin sont 41% à suivre un cursus dans des disciplines relevant du département Droit, économie, politique.
Ces données sur le public éclairent les statistiques relatives à la fréquentation : la salle du département Droit, économie, politique (salle D) est la plus fréquentée du haut-de-jardin. Elle est régulièrement saturée, en particulier le week-end où l’attente pour y entrer peut atteindre deux à trois heures, les temps de consultation étant particulièrement longs (la moyenne pour le haut-de-jardin avoisine quatre heures et, dans la salle D, une majorité de lecteurs déclare rester une demi-journée en moyenne).
Nous disposons de peu de données sur le public spécifique de chaque salle. La seule étude concernant la salle D date de 1997 et confirme un certain nombre des tendances générales constatées pour le haut-de-jardin dans son ensemble. La proportion des étudiants dans la salle D était écrasante, en 1997, puisqu’ils représentaient 83% de l’ensemble du public accueilli. 90% des lecteurs avaient moins de trente ans, la tranche des moins de 25 ans étant la plus représentée (76% des lecteurs). 75% des lecteurs fréquentaient la salle pour leurs études, 13% pour des motifs personnels et 11% pour des motifs professionnels. Le droit est la discipline qui attire le plus de lecteurs dans cette salle : 44,5% des personnes ayant répondu au questionnaire déclaraient s’intéresser à cette discipline. L’économie arrivait en deuxième position (39,5%) et, beaucoup plus loin derrière, le Pôle de ressources et d’information sur le monde l’entreprise (PRISME), la science politique et les publications officielles.
Aujourd’hui, les déséquilibres entre les disciplines sont moins marqués. Le PRISME, en particulier, a connu un succès grandissant. Néanmoins, malgré ces évolutions, le droit reste la discipline prépondérante et structure le profil des lecteurs de la salle D. En 1997, parmi les étudiants qui fréquentaient cette salle, 40% suivaient un premier cycle d’études universitaires (DEUG principalement), 13% étaient en maîtrise, et 11% poursuivaient leurs études en troisième cycle. Même si elle s’est un peu atténuée, cette forte proportion de premier cycle perdure aujourd’hui en grande partie à cause des étudiants des filières juridiques. En 1997, l’enquête révélait que 51% des étudiants inscrits en droit qui fréquentaient la salle D suivaient un premier cycle. Pour les autres disciplines, les résultats différaient sensiblement : chez les étudiants en science politique, les seconds cycles et au-delà étaient majoritaires, les étudiants de premier cycle ne représentant que 38% du public. En économie, la part des premiers cycles tombait à 32%, les étudiants en licence et maîtrise étant les plus nombreux (56%).
Si la salle du département Droit, économie, politique a très rapidement trouvé un public en haut-de-jardin, en étant parfois même victime de son succès, il n’en va pas de même en rez-de-jardin.
En rez-de-jardin : un public à diversifier
La composition sociologique des lecteurs du rez-de-jardin diffère sensiblement de celle observée en haut-de-jardin, principalement en raison de la moindre présence des étudiants. La part globale des étudiants y avoisine néanmoins 55% (39% durant l’été 2001). Celle des étudiants de troisième cycle, qui peuvent être assimilés à des chercheurs, progresse (35% de l’ensemble des lecteurs en avril 2000) au détriment des seconds cycles qui semblent se « replier » vers le haut-de-jardin. Le deuxième ensemble prépondérant est constitué des enseignants du supérieur et des chercheurs qui représentent 22% des lecteurs et même 50% durant la période estivale. Les autres catégories socioprofessionnelles forment un ensemble très hétérogène (23% des lecteurs en avril 2000), dans lequel dominent les enseignants du secondaire et du primaire et les autres professions intellectuelles (cadres supérieurs des secteurs public et privé, ingénieurs…).
L’affirmation de la vocation encyclopédique de la bibliothèque dans le projet BNF s’est traduite par un développement important de l’offre dans des disciplines (par exemple les sciences, le droit, l’économie…) ou secteurs (l’audiovisuel, les publications officielles…) peu représentés dans l’ancienne Bibliothèque nationale. Cependant, la répartition des disciplines de recherche a faiblement évolué : les matières littéraires et l’histoire continuent d’être prépondérantes. En 2000, les étudiants des filières littéraires (lettres, philosophie, art) représentaient 47% des lecteurs étudiants du rez-de-jardin et la proportion des enseignants du supérieur et des chercheurs de ces mêmes disciplines atteignait 57%. La fréquentation des salles de lecture et les statistiques de communication des documents confirment cette tendance. Le département Droit, économie, politique accueille, principalement dans ses deux salles du rez-de-jardin (N et O), de nombreux lecteurs venus consulter la presse. La proportion de juristes, d’économistes ou de politologues est encore minoritaire. La BNF reste associée aux recherches en littérature et en histoire, et le recours à ses ressources dans d’autres disciplines est encore peu exploité, en grande partie par méconnaissance de la diversité et de la richesse de l’offre proposée.
L’UTILISATION DES COLLECTIONS JURIDIQUES À LA BNF
Prépondérance des étudiants de premier cycle en salle D
La forte présence des étudiants de premier cycle de droit structure les pratiques et les comportements des lecteurs de la salle D. Il convient de préciser que tous n’ont pas accès à la bibliothèque Cujas, laquelle accueille uniquement les étudiants en premier cycle des universités de Paris-I et Paris-II et seulement à partir de la deuxième année de DEUG. Les bibliothécaires ont à faire face aux demandes de ce public largement inexpérimenté, qui ne maîtrise ni la méthodologie de la recherche en bibliothèque, ni les outils de la recherche documentaire dans le domaine juridique. Ils sont donc amenés à combler les lacunes de cursus universitaires proposant trop rarement une formation à la méthodologie de recherche spécialisée dans la discipline. Les demandes récurrentes de ces jeunes étudiants sont élémentaires, et concernent en particulier l’identification des abréviations de titres de périodiques (souvent erronées dans les bibliographies transmises aux étudiants par manque d’une normalisation efficace) et la recherche d’arrêts de jurisprudence ou de commentaires d’arrêts.
Il est frappant de constater que la plupart des étudiants ne maîtrisent pas l’utilisation des grands recueils de jurisprudence. De plus en plus, le personnel, dans l’incapacité, par manque de temps, d’expliquer de manière détaillée le maniement de chaque outil, oriente les lecteurs vers des ressources électroniques souvent plus faciles à utiliser. Le cédérom « Juridisque Cassation », édité par la société Lamy, est ainsi l’un des plus utilisés. Le Recueil Dalloz est également disponible sur cédérom. De même, pour les recherches de commentaires, les bibliothécaires renvoient souvent, en première intention, vers le cédérom « Le Doctrinal », qui dépouille environ cent quatre-vingt dix périodiques, essentiellement français. Les jeunes lecteurs fréquemment pris d’un « vertige numérique » s’étonnent alors que le cédérom ne leur propose que des références d’articles et pas le texte intégral. Réagissant à l’inexpérience de leur public, les bibliothécaires sont ainsi les premiers promoteurs des supports électroniques. Cependant, un outil papier de base, comme l’Encyclopédie Dalloz, reste très utile pour commencer des recherches sur les principales notions juridiques.
D’autre part, le jeune public étudiant est souvent dérouté par l’offre documentaire de la salle D. Rappelons que les collections ont été initialement constituées pour un public de second cycle. Lors de l’enquête sur la salle D (1997), 14% des personnes interrogées trouvaient le niveau des collections trop élevé. Depuis, la part des ouvrages en français a sensiblement augmenté mais l’approche comparatiste qui constitue l’originalité de ce fonds a été maintenue. Les ouvrages présentant les droits étrangers sont acquis presque exclusivement dans leur langue originale, compte tenu de la rareté des traductions. Les ouvrages en langues étrangères représentent 50% du fonds en haut-de-jardin.
Malgré la pression du public, la bibliothèque a pris le parti de ne pas se substituer aux bibliothèques universitaires : les documents sont proposés en un seul exemplaire à l’exception des codes. La cohabitation des éditions successives des manuels (avant « désherbage ») permet de présenter plusieurs exemplaires avec parcimonie.
De « la notion de bonne foi » à « l’intégration du droit communautaire et du droit international dans l’ordre juridique national », les questions posées aux bibliothécaires chargés du renseignement bibliographique en salle D sont néanmoins extrêmement diversifiées, certaines nécessitant souvent des recherches approfondies, ce qui témoigne également de la présence en salle D d’un public étudiant de deuxième ou de début de troisième cycle.
Les pratiques des autres publics de la salle D
Comme le reste de l’espace haut-de-jardin de la BNF, la salle D est ouverte à tous à partir de seize ans. Cependant, la place occupée par les publics qui n’ont pas de lien direct avec le monde scolaire ou universitaire est faible : environ 12% pour l’ensemble du haut-de-jardin. En 1997, 13% des personnes ayant répondu à l’enquête réalisée déclaraient fréquenter la salle D pour des motifs professionnels, et 11% pour des motifs personnels. Cette proportion n’a guère évolué depuis, et les professionnels comme le « public citoyen » constituent des publics marginaux pour la salle D, sans doute par manque d’information sur les ressources proposées. Il est vrai que la plupart des cabinets d’avocats importants disposent de leur propre documentation, parfois même gérée par des documentalistes spécialisés. La salle D accueille cependant des avocats ou des consultants juridiques travaillant dans de plus petites structures et qui n’ont pas les moyens de posséder une documentation étendue. Ils sont souvent intéressés par l’utilisation du cédérom « Doctrinal », qui leur permet de retrouver des articles sur des sujets pointus. Le public professionnel reste également marginal à la bibliothèque Cujas. Les prestations sont payantes pour ce public et pour les particuliers. Le CERDOC (Centre d’études et de recherche documentaire) facture ses recherches dans des bases de données et la fourniture à distance des documents. Les cabinets d’avocats sollicitent très souvent ce service.
À la BNF, la mise à disposition en libre accès d’une documentation juridique étrangère importante est sans doute un atout à valoriser pour conquérir un public de professionnels. En effet, les avocats, juristes d’entreprise, hauts fonctionnaires, etc., sont de plus en plus fréquemment confrontés aux expériences et réglementations en vigueur dans les autres pays. La réalité économique caractérisée par le développement des échanges internationaux implique que les Français et leurs partenaires connaissent mutuellement leurs droits.
Par ailleurs, les étudiants qui travaillent actuellement en salle D (notamment ceux qui préparent des concours d’avocats, de magistrats…) sont des futurs praticiens du domaine. Les outils employés au cours de leurs études seront également ceux qu’ils utiliseront plus tard pour leur carrière professionnelle. Certains qui auront pris l’habitude de travailler à la BNF connaîtront ses ressources et seront susceptibles de la fréquenter dans le cadre de leur future activité.
Installé sur la mezzanine de la salle D, le Pôle de ressources et d’information sur le monde de l’entreprise (PRISME) attire, lui, de manière significative, un public de professionnels des secteurs économiques, de particuliers en phase de reconversion, de demandeurs d’emploi… Ces lecteurs sont susceptibles d’être intéressés par les collections en droit fiscal, droit commercial, droit du travail…
Le public qui fréquente la salle D pour des motifs personnels est souvent à la recherche d’informations touchant à la vie quotidienne : divorce, adoption, succession, problèmes de voisinage, licenciement… Cela dit, le fonds essentiellement constitué de publications universitaires ne propose pas d’ouvrages de vulgarisation, ce qui le différencie, notamment, des fonds de la Bibliothèque publique d’information. Ce public de particuliers demande un accompagnement spécifique car il faut l’aider à retrouver dans des publications spécialisées les informations qui répondent à sa question. Cet accompagnement est parfois délicat : la demande peut aller jusqu’à l’interprétation des documents trouvés, ce qui dépasse largement le rôle et les compétences des bibliothécaires et relève plus de la consultation juridique.
Les ressources du PRISME constituent parfois un complément intéressant pour le grand public, car il propose des ouvrages pratiques. Ainsi le « Guide pratique et complet des associations » est proposé par le PRISME, alors que dans les collections juridiques, on trouvera des manuels, traités, publications à feuillets mobiles (par exemple : Lamy associations) présentant le droit des associations. La collection « Encyclopédie Delmas – Ce qu’il vous faut savoir » proposée en droit peut répondre à des demandes élargies : créée en 1955 et éditée par Dalloz, elle se présente comme une collection d’ouvrages pratiques de droit et de gestion sur la vie privée, professionnelle et publique. Elle propose deux ouvrages sur les associations et couvre des sujets très divers comme « s’installer à son compte », « aller aux prud’hommes », « le PACS », « le harcèlement moral au travail »…
Parce que « nul n’est censé ignorer la loi », l’accès aux textes législatifs (base élémentaire pour un public de spécialistes comme pour le grand public) a été privilégié sur les deux niveaux de la bibliothèque. Le Journal officiel est disponible sur différents supports selon les périodes : version papier ou électronique (cédéroms du J. O. et accès à Légifrance via les signets de la bibliothèque…), microfiches pour l’approche rétrospective. Les codes aussi sont largement présents en haut et rez-de-jardin, et le cédérom « Multicodes » des éditions Dalloz est proposé dans toutes les salles de la bibliothèque, via les postes informatiques. D’autres documents-sources comme les conventions collectives sont accessibles sous différentes formes en salle D et sont très consultés par les particuliers.
Le droit : la discipline la plus consultée de l’espace haut-de-jardin de la BNF15
La nouvelle Bibliothèque nationale a mis l’accent sur le développement des collections en libre accès. Dans ce contexte, les lecteurs n’ayant pas systématiquement recours au personnel présent en salle de lecture, l’évaluation de leurs pratiques devient difficile. Soucieuse de connaître l’ampleur et la nature des consultations de documents dans ses salles, la BNF a décidé, quatre ans après son ouverture, de réaliser une enquête susceptible de fournir des éléments plus tangibles que la seule observation empirique du comportement de son public. La consultation des collections imprimées du haut-de-jardin a donc fait l’objet d’un sondage en décembre 2000. À cette occasion, une méthode originale de collecte et de traitement des données a été testée. Durant six jours (d’où le terme de sondage), les codes à barres des monographies et des périodiques consultés ont été systématiquement relevés (sur des lecteurs portables) au moment du rangement des documents par le personnel. Une confrontation de ces données avec le catalogue de la bibliothèque a permis une analyse du contenu des 12 700 consultations ainsi précisément identifiées. Même si ce volume est important, il ne constitue qu’un échantillon réduit des consultations annuelles (six jours sur près de trois cents jours d’ouverture), ce qui limite la portée de l’étude. Cependant, certaines conclusions se sont révélées particulièrement intéressantes quant à la consultation des collections juridiques.
L’étude a d’abord montré que le plus grand nombre de consultations avait été enregistré dans la salle du département Droit, économie, politique : 33,8% des monographies et des périodiques consultés durant les six jours du sondage l’ont été en salle D. La salle du département Histoire, philosophie, sciences de l’homme arrive en deuxième position et représente 31,2% de l’ensemble des consultations. Le calcul d’un rapport entre la part occupée dans l’ensemble des consultations et la part occupée dans l’ensemble des collections a permis d’établir des comparaisons. L’étude révèle que le droit est d’assez loin la discipline la plus consultée du haut-de-jardin de la BNF. Certes le poids des « multi-consultations », particulièrement élevé dans ce secteur, n’est pas étranger à ce résultat : chaque lecteur consulte en moyenne deux documents par séance dans ces deux salles, contre une moyenne d’un document par lecteur pour l’ensemble du haut-de-jardin.
La consultation, à plusieurs reprises, du même exemplaire d’un volume de monographie est très fréquente. Là encore, la salle D détient le record des «multi-consultations»: 1540 multi-consultations sur 3183 consultations (48%). Ce phénomène touche en particulier les collections juridiques : tous les codes, de nombreux manuels ou assimilés de droit administratif, de droit des sociétés, etc., connaissent cinq consultations et plus en salle D. Les deux exemplaires du Code civil ont été consultés dix-neuf fois durant les six jours. La tendance se confirme pour les périodiques : 75% des fascicules de périodiques consultés l’ont été dans le département Droit, économie, politique. Ce sont les titres de droit et d’économie qui sont le plus consultés en salle D, la revue Droit social, la Revue trimestrielle de droit civil et l’Actualité juridique arrivant en tête. Une analyse plus fine des résultats par série de cotes met en évidence la sur-consultation du droit social, du droit privé, du droit constitutionnel ainsi que des lois et de la jurisprudence. En revanche on constate une très nette sous-consultation du droit international public, des généralités (incluant l’histoire du droit) et de la criminologie.
Par ailleurs, la quasi-totalité des consultations des sections 342-348 (voir graphique ci-dessus pour la répartition des disciplines) concernent le droit français (plus de 96%, pour seulement 51% des collections dans ces séries de cotes).
L’approche comparatiste défendue par la bibliothèque ne rencontre donc pas encore complètement son public, en haut-de-jardin. Les collections de droit comparé constituent « un plus » à valoriser, mais elles n’empiètent aucunement sur le droit français, couvert de manière très approfondie. L’offre d’une bibliothèque comme le haut-de-jardin de la BNF, qui s’adresse à un public extrêmement large, n’est pas la simple réponse à un certain type de public même s’il est prédominant. De plus, elle doit être évaluée dans le long terme et, dans le domaine documentaire aussi, l’offre peut créer la demande.
Des profils de lecteurs en évolution en rez-de-jardin
Les chercheurs des disciplines juridiques ne représentent pas une proportion majoritaire du public des salles N et O. L’observation du public dans les salles de lecture permet toutefois d’avancer que la part des étudiants de troisième cycle, chercheurs et enseignants en droit a augmenté depuis l’ouverture du rez-de-jardin.
Les premiers intéressés par la richesse des fonds anciens de la BNF sont les historiens du droit, qui sont des lecteurs réguliers du rez-de-jardin et fréquentaient déjà l’ancienne Bibliothèque nationale rue de Richelieu. D’autres profils de chercheurs ou d’étudiants dont la thèse est en cours de rédaction ont rejoint la nouvelle bibliothèque. Interrogé sur les motivations qui l’ont conduit à fréquenter la bibliothèque, Philippe Jouary (notre « lecteur témoin ») avance d’abord, comme beaucoup de lecteurs, les conditions de travail très favorables (espace, calme, climatisation, équipements…). Il insiste également sur l’intérêt d’un environnement ouvert qui facilite les échanges entre disciplines, à la fois par le caractère encyclopédique des collections et par la diversité des lecteurs, conditions qui ne sont pas réunies dans des bibliothèques spécialisées. Les chercheurs ou doctorants en droit travaillant sur des sujets transdisciplinaires seraient ainsi plus motivés par la fréquentation de la BNF que ceux dont les recherches sont plus strictement juridiques. À titre d’exemple, Philippe Jouary a poursuivi un double cursus en économie et en droit.
Le public s’élargit également dans le domaine juridique car la politique d’accréditation pour le rez-de-jardin a évolué. Des personnes préparant l’agrégation et des étudiants en DESS (troisième cycle à visée professionnelle) ont maintenant accès à l’espace de recherche. Outre la carte annuelle, d’autres titres d’accès permettent de travailler en rez-de-jardin pour des durées plus limitées (deux ou quinze jours). Les fonds juridiques du rez-de-jardin pourraient également s’ouvrir plus à des spécialistes non universitaires (juristes, chargés d’études…). D’autre part, l’approche comparatiste des fonds juridiques en libre accès, très marquée en rez-de-jardin (les ouvrages en langues étrangères représentent 85% du fonds), constitue un atout sur lequel il serait sans doute nécessaire de communiquer davantage afin de faire savoir que les collections en droit de la BNF ne se limitent pas à l’édition française entrée par dépôt légal.
Enfin, la diversité, la complémentarité et l’accessibilité des différents supports (imprimés, électroniques, audiovisuels) à la BNF créent des conditions de travail uniques, susceptibles d’attirer des lecteurs. Ce public du rez-de-jardin est plus autonome dans ses recherches. Les demandes récurrentes portent beaucoup sur le fonctionnement même de la bibliothèque et l’accès aux documents. Les lecteurs du rez-de-jardin sollicitent les bibliothécaires essentiellement pour les aider dans leurs commandes de documents conservés en magasins, le catalogue n’étant pas toujours très facile à utiliser.
Organisation des collections et pratiques des lecteurs
La spécificité de la nouvelle bibliothèque est de déployer ses collections sur trois espaces distincts : le haut-de-jardin (libre accès), le libre accès du rez-de-jardin et les magasins. En avril 2000, en rez-de-jardin, moins d’un lecteur sur deux avait consulté les ouvrages et les périodiques en libre accès. Aujourd’hui, l’utilisation de ces collections progresse de manière sensible dans toutes les salles de lecture. En 2002, la fusion du catalogue des documents du libre accès et de celui des documents conservés en magasin a été opérée. Ce catalogue unique favorise grandement la visibilité des collections présentées dans les salles de lecture et évite qu’un lecteur réserve un document patrimonial (conservé en magasin) alors que le même document est disponible sur un rayonnage à quelques mètres de sa place.
Les attentes exprimées, en particulier en droit, portent sur l’actualisation du fonds avec des documents plus récents. Une nouvelle procédure d’acquisition pour les ouvrages français (achat systématique, directement auprès d’un libraire parisien, de l’ensemble des ouvrages des principales collections dès leur parution) devrait répondre à ce souhait. En lecteur attentif, Philippe Jouary nous a rapporté avoir constaté une amélioration depuis septembre 2002.
La logique de complémentarité entre les niveaux qui a présidé à la constitution des collections n’est pas toujours très bien comprise par les lecteurs du rez-de-jardin. Le critère de spécialisation par niveau (plutôt deuxième cycle en haut-de-jardin, plutôt troisième cycle en rez-de-jardin) fait que certains documents peuvent se trouver uniquement en haut-de-jardin. Les lecteurs du rez-de-jardin réclament, en particulier en droit, une plus grande présence d’ouvrages de référence et d’usuels. Philippe Jouary nous a fait part de son étonnement concernant la répartition des périodiques entre les niveaux haut et rez-de-jardin. En effet, les trois cents titres de périodiques présents sur chaque niveau sont complémentaires et peu sont doublés, à l’exception de quelques publications françaises indispensables comme la Gazette du Palais, la Semaine juridique et le Recueil Dalloz. En haut-de-jardin, en salle D, les titres proposés sont essentiellement français. En rez-de-jardin, en salle O, la majeure partie des périodiques en libre accès est d’origine étrangère puisque tous les titres français entrant par le dépôt légal sont conservés en magasins et sont communicables dans cet espace via le système d’information de la bibliothèque. Cette organisation déroute le lecteur souhaitant avoir, en rez-de-jardin, des titres français (comme, par exemple, la Revue trimestrielle de droit civil, surtout utile, selon notre utilisateur témoin, à partir du troisième cycle) présentés sur de larges périodes rétrospectives (à l’image de ce qui se pratique en salle des professeurs de Cujas). Il regrette d’avoir recours à l’exemplaire patrimonial, car il ne se déplace pas en haut-de-jardin, même s’il en a la possibilité.
Le pari fait par la bibliothèque sur la circulation du public entre les niveaux haut et rez-de-jardin se heurte en effet à la pratique des lecteurs. Les procédures de circulation semblent lourdes à certains (nécessité de rendre ses documents et de se déclarer en sortie temporaire dans le système informatique pour quitter le rez-de-jardin) et la taille du bâtiment est une contrainte supplémentaire. De plus, la salle D est très souvent saturée et, dans ce cas, les lecteurs du rez-de-jardin n’ont pas d’accès privilégié et doivent s’insérer dans la file d’attente. Néanmoins, Philippe Jouary a pu découvrir, grâce à cette configuration du libre accès en rez-de-jardin, des titres étrangers (notamment italiens) dans sa spécialité (le droit civil) qu’il ne connaissait pas. Et c’est sans doute une des vertus essentielles du libre accès que de permettre le « butinage » dans les rayons…
En ce qui concerne les publications à feuillets mobiles, la logique est similaire à celle des périodiques. Cent quatre-vingts titres sont proposés, en libre accès, en salle D, ce qui constitue une spécificité de la BNF sans équivalent. Ils font l’objet de mises à jour très régulières, l’intercalation des nouveaux feuillets étant assurée à la fois par du personnel interne et externe (pour le Juris-Classeur) à la BNF. Ils ne sont pas doublés en rez-de-jardin, à l’exception du Juris-Classeur et de l’Encyclopédie juridique publiée par les éditions Dalloz.
Les partages documentaires entre les départements perturbent aussi le public qui ne les trouve pas toujours lisibles et cohérents par rapport à sa recherche. Là encore, la bibliothèque a misé sur la circulation des lecteurs entre les départements, en évitant de doubler les documents du libre accès entre les disciplines et en faisant du rez-de-jardin un espace ouvert, sans séparation entre les salles de lecture de chaque département. Le principe est que seuls les documents strictement juridiques figurent systématiquement dans les collections de droit. Ainsi, les partages sont-ils nombreux avec le département Histoire, philosophie, sciences de l’homme. L’histoire du droit est rattachée au droit, mais les historiens disposent dans leurs salles de recueils de lois anciennes. Par exemple, les ordonnances royales ont d’abord été implantées en salle O puis elles ont été déplacées vers le département Histoire, voisin du département Droit en rez-de-jardin. De même, Philippe Jouary s’étonne de ce que la sociologie du droit soit surtout traitée dans le fonds de sociologie. Quant aux collections patrimoniales de droit canon et de droit ecclésiastique, elles sont conservées et enrichies par le département Histoire. En libre accès, le droit canon est présent dans les collections des deux départements, mais le département Droit propose des titres plus généralistes et privilégie dans ses acquisitions l’aspect strictement juridique.
En revanche le système de classement ne semble pas poser de problèmes majeurs aux lecteurs. Rappelons que les collections du libre-accès sont réparties selon la classification Dewey : d’origine anglo-saxonne et donc plus fondée sur les principes de la common law que sur ceux du droit romano-germanique, cette classification a fait l’objet d’une adaptation par les équipes de la BNF afin de proposer un déroulé de cotes respectueux du découpage traditionnel du droit français. L’adaptation a également consisté à créer des sous-classes pour les généralités du droit, le droit communautaire et la jurisprudence, et à remanier les cotes du droit public. Les périodiques sont présentés selon un classement alphabétique et certains sont classés avec les monographies, s’ils traitent d’un sujet unique et précis. Plusieurs lecteurs ont émis le souhait d’un classement thématique de ce fonds : pour répondre à ce besoin, une liste présentant les revues par thèmes a été établie.
VERS UNE COMPLÉMENTARITÉ DES BIBLIOTHÈQUES DU SECTEUR JURIDIQUE ?
En Île-de-France, il n’existe pas de véritable réseau de la documentation en droit, et le paysage documentaire juridique est dominé par la bibliothèque Cujas. Le reste des ressources est dispersé entre les bibliothèques universitaires et des centres de recherches, la Bibliothèque administrative ou la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (en cours d’informatisation), celles des grandes institutions dont l’accès est restreint (Sénat, Assemblée nationale, Conseil constitutionnel, Conseil d’État), de la Fondation nationale des sciences politiques (mais les droits d’inscription y sont élevés pour les lecteurs extérieurs), de la Documentation française ou du centre de documentation de la Chambre de commerce de Paris. Les lecteurs du rez-de-jardin intéressés par les collections de droit fréquentent aussi occasionnellement la BPI (pour ses horaires d’ouverture étendus en soirée et son nombre de jours d’ouverture à l’année), parfois Sainte-Geneviève, mais surtout et principalement la bibliothèque interuniversitaire Cujas. Les enseignants y bénéficient d’un accueil privilégié : ils disposent d’une salle qui leur est réservée et ont accès aux magasins de la bibliothèque.
Les bibliothèques universitaires ont des liens directs avec les enseignants et les chercheurs qui leur garantissent censément une adéquation de l’offre avec les différents cursus. La BNF n’est pas insérée dans ces réseaux de proximité. En revanche, elle bénéficie de crédits d’acquisition importants lui permettant d’assurer une veille éditoriale internationale, même si moins spécialisée. Aussi, dès 1994, la collaboration entre la BNF et les bibliothèques (ou des groupements d’établissements) de référence des différents domaines a-t-elle été formalisée par des conventions qui structurent un réseau de « pôles associés ». En échange d’une aide financière versée chaque année, les pôles associés s’engagent à développer leurs collections dans un secteur spécifique complémentaire des fonds de la BNF, à traiter les documents acquis et à mettre ces ressources documentaires à la disposition des chercheurs sur place et à distance.
Pour le droit, c’est bien entendu la bibliothèque Cujas qui a été retenue. Bibliothèque interuniversitaire (service interétablissements de coopération documentaire, SICD) dépendant des universités de Paris-I (Panthéon-Sorbonne) et Paris-II (Panthéon-Assas), rattachée administrativement à Paris-I, la bibliothèque Cujas est également CADIST (centre d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique) en sciences juridiques. La première convention signée entre la BNF et la bibliothèque Cujas date de 1995 et fixe les domaines de coopération entre les deux établissements. Avec la subvention versée par la BNF, Cujas acquiert : des monographies en provenance des pays d’Asie et d’Amérique latine, des têtes de collections et des titres courants de périodiques étrangers, des thèses d’universités américaines, des cédéroms juridiques étrangers spécialisés. En 2003, une nouvelle convention a été négociée : les acquisitions de monographies étrangères ont été élargies aux publications en provenance d’Afrique (en particulier d’Afrique du Sud), les abonnements courants aux revues spécialisées et aux cédéroms devant céder progressivement la place à une politique de conservation partagée en matière de périodiques (microfilmage et/ou numérisation de titres juridiques fondamentaux).
Cette coopération est de nature à encourager la circulation des lecteurs (de niveau recherche) entre les deux établissements. Cela suppose une bonne connaissance mutuelle des ressources des deux bibliothèques pour une orientation réciproque optimum du public. Cependant, cette politique de partage documentaire est mal connue des lecteurs qui fréquentent les deux établissements pour des raisons d’ordre souvent plus pratique. Philippe Jouary nous explique par exemple :
Lorsque certains ouvrages ne sont accessibles que sur microfiches à la BNF, je vais les consulter à Cujas, et lorsque certains documents sont manquants à Cujas, je viens les consulter à la BNF.
De plus, l’été, il préfère venir travailler à la BNF pour cause de climatisation (entre autres !).
LA SOUS-UTILISATION DES RESSOURCES ÉLECTRONIQUES
Après des débuts plutôt lents, le secteur de l’édition juridique électronique est en pleine croissance en France, mais tous les types de publications ne sont pas concernés de la même manière par le changement de support16. Les manuels, en particulier, sont très peu touchés par le phénomène. Pour les thèses, une opération de numérisation a été lancée par le ministère de l’Éducation nationale. Parallèlement, les bibliothèques françaises mettent en œuvre leur propre programme de numérisation qui porte sur des documents anciens libres de droits. En matière de périodiques électroniques, l’offre est encore dominée par des titres anglo-saxons. Les revues juridiques traditionnelles françaises sont très lentement diffusées sous forme électronique. La mise en ligne des textes législatifs et de la jurisprudence est massive et de plus en plus rapide grâce au développement de bases qui intègrent commentaires et doctrine. Les éditeurs proposent très souvent encore une version électronique sur cédérom (notamment pour les outils encyclopédiques) en accompagnement de la version papier. L’offre est donc, actuellement, très hétérogène.
La BNF, pour avoir beaucoup investi dans un important réseau de cédéroms (200 titres accessibles dans l’ensemble de la bibliothèque, dont un tiers relevant du département Droit, économie, politique), accuse un certain retard en ce qui concerne les bases en ligne – contrairement aux bibliothèques universitaires qui, réunies au sein de consortiums, négocient avec les éditeurs des conditions d’abonnement plus favorables. Cependant, tous les produits éditoriaux de type cédéroms et antérieurement disquettes d’accompagnement (y compris ceux du domaine juridique) sont déposés à la BNF au titre du dépôt légal et communicables aux lecteurs, en rez-de-jardin, dans le département audiovisuel (salle P).
Une particularité de la BNF est de proposer sur un poste unique, dans les salles de lecture à proximité des collections imprimées, l’ensemble de ses ressources électroniques (catalogues, cédéroms, bibliothèque numérique, signets, périodiques électroniques) sans coût supplémentaire (autre que le titre d’accès à l’un ou l’autre niveau de la bibliothèque). Malgré cet accès facilité, les ressources électroniques sont largement sous-utilisées. En 2000, seulement 13% des lecteurs du rez-de-jardin et 8% des lecteurs du haut-de-jardin avaient utilisé un poste informatique pour consulter les fonds numérisés ou les cédéroms. Néanmoins, les statistiques de connexion aux cédéroms montrent que le département Droit, économie, politique est celui où ils sont le plus utilisés.
La consultation des catalogues est obligatoire en haut-de-jardin, compte tenu de la masse des collections proposées (280 000 documents en libre accès), et en rez-de-jardin car le catalogue permet de commander les documents conservés en magasins (11 millions de volumes). La fusion des catalogues intervenue début 2002 fait maintenant apparaître l’exemplaire numérisé (lorsqu’il existe) parmi les documents imprimés de la bibliothèque. Malgré ce progrès, l’utilisation de la bibliothèque numérique reste très limitée dans les salles de lecture alors que le site Gallica, qui permet sa consultation à distance, est un véritable succès.
Interrogé sur ses pratiques, Philippe Jouary s’est longuement exprimé sur les freins, qui, de son point de vue, limitent l’utilisation des ressources électroniques dans le domaine juridique. Jeune chercheur, il manipule les différents produits avec aisance et ne souffre pas d’un « barrage générationnel ». Selon lui, la principale difficulté réside dans la difficulté de lire un texte long à l’écran (même un article). De plus, il considère qu’il n’y a pas assez de postes informatiques disponibles en rez-de-jardin et que l’espace, trop exigu, ne permet pas la prise de notes.
En termes de contenu, il est parfois dubitatif sur la qualité de certaines bases en ligne. Certaines ne proposent que l’information brute et d’autres produisent des commentaires jugés parfois « légers », sans citer les textes auxquels ils se réfèrent. Il est vrai que la question du contrôle scientifique du contenu et de la validation de l’information reste posée. La rapidité de la mise à jour est un argument avancé par les éditeurs, qui contribue à éclipser la problématique de la qualité du contenu. Mais la notion de fraîcheur de l’information, essentielle pour le droit de type common law, a-t-elle la même importance pour le droit romano-germanique ? Comme beaucoup, Philippe Jouary est enthousiasmé par le nouveau site Légifrance, qui propose la loi et la jurisprudence françaises et européennes sur des périodes rétrospectives importantes, mais il juge souvent moins exhaustives les bases payantes.
Le support électronique est parfois plus complet que l’édition papier. C’est le cas du cédérom Juridisque Lamy Cour de cassation qui inclut des arrêts ne figurant pas dans le Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, ainsi que les pourvois déposés par les parties. Cependant c’est le périodique en version papier qui fait référence et a une portée normative. De plus, comment citer les arrêts, lois, décisions des versions électroniques ? D’autre part, « l’anonymisation » des données juridiques dans les bases (toujours en attente de décision de la Commission nationale informatique et libertés) est antinomique avec la pratique des juristes. Pour toutes ces raisons, selon Philippe Jouary, se reporter aux documents imprimés reste indispensable.
Une enquête réalisée par l’Association française des juristes d’entreprise et la société Legisway17, en avril 2001, auprès des professionnels du droit confirme cette tendance. Les personnes interrogées privilégient les supports écrits traditionnels pour leur information professionnelle (38% citent comme premier support la presse écrite et 34% les ouvrages de référence) : 12% d’entre elles lisent en priorité le Juris-Classeur périodique (J. C. P.), 11% privilégient la revue Dalloz et près de 7% la Gazette du Palais. Elles sont majoritairement (68,5%) intéressées par des informations liées à la législation (en particulier française et européenne) et à la jurisprudence (66%). Les dix sites d’information juridique les plus fréquentés sont : legifrance.com (33% des citations), legalnews.fr (11,6%), europa.eu.int (10,5%), journal officiel.gouv.fr (10,5%), jurifrance.com (10%), village-justice.com (5,3%), assemblée nationale.fr (5,3%), dalloz.fr (4,7%). Ce classement souligne le fait que les professionnels du droit préfèrent rechercher des informations à la source, en particulier si celles-ci bénéficient d’un label officiel ou d’une forte légitimité (éditeurs connus).
P. Jouary, qui fréquente pourtant quotidiennement la BNF, n’a jamais consulté les signets ou les revues électroniques proposés sur les postes informatiques des salles de lecture. L’utilisation intensive d’Internet par certains lecteurs (et pas toujours à des fins documentaires…), difficile à réguler (malgré l’appui du règlement intérieur et l’affichage sur les écrans d’accueil des postes de la charte informatique en vigueur dans l’établissement), constitue incontestablement un frein à l’accès aux autres ressources électroniques. Enfin le coût et parfois l’impossibilité des impressions ne favorisent pas non plus le recours généralisé aux documents électroniques.
Face à ces évolutions, les bibliothèques sont confrontées actuellement au problème de charge budgétaire que représente la coexistence des deux supports électronique et imprimé. Ainsi, au cours de l’année 2002, la BNF a décidé de supprimer, en haut-de-jardin, la version papier de certains périodiques électroniques accessibles sur son réseau. Aujourd’hui, elle n’envisage pas d’établir un coût supplémentaire pour l’accès à des bases payantes (autre que le titre d’accès), mais la question des moyens à y consacrer est débattue. Enfin, les préoccupations des bibliothécaires concernent également la pérennité et la conservation de l’information proposée sur Internet.
Ce constat de l’utilisation encore limitée des ressources électroniques illustre une certaine stabilité des pratiques des lecteurs par rapport aux mutations de l’offre. À l’heure de l’électronique, le secteur de l’édition juridique française est en évolution rapide. Les bibliothèques spécialisées tentent de s’adapter chacune à son rythme en fonction de contraintes internes. Les comportements du public, eux, évoluent beaucoup plus lentement, et cela peut-être plus particulièrement dans le secteur juridique. Le développement de l’utilisation des ressources électroniques ne passe pas uniquement par des facteurs techniques ou financiers, mais également par la formation des professionnels des bibliothèques et par celle de leurs usagers.
STABILITÉ RELATIVE DU PUBLIC ET DE SES PRATIQUES ; ÉVOLUTION DE L’OFFRE : ENJEUX ET PERSPECTIVES
La bibliothèque est le lieu de confrontation de plusieurs logiques qui ont chacune des enjeux et un rythme propres : celle des éditeurs, qui structurent l’offre selon une stratégie commerciale, celle des bibliothécaires, qui organisent cette offre selon une mission de service public avec des contraintes budgétaires, spatiales, etc., et celle du public, faite de comportements individuels pragmatiques et de pratiques plus collectives liées aux méthodes et usages des différentes communautés disciplinaires ou des groupes professionnels d’appartenance.
Les bibliothèques sont des diffuseurs actifs des différentes formes de la documentation juridique produite par les éditeurs vers des publics plus ou moins spécialisés. Parce qu’elle détient déjà en un exemplaire au moins l’ensemble de la production juridique française grâce au dépôt légal, la Bibliothèque nationale de France a fait le choix de proposer une offre originale dans le domaine juridique, en orientant ses collections en libre accès vers le droit comparé et les publications de niveau universitaire. Le présent article montre cependant qu’une distorsion existe actuellement entre cette offre et les pratiques des lecteurs. La stabilité relative des comportements des lecteurs face à une offre qui se diversifie et évolue est une première explication, mais d’autres sont à rechercher du côté de la sociologie du public. Comme le souligne Daniel Renoult :
On sait que, depuis longtemps, le public de la Bibliothèque publique d’information est dominé par les étudiants, de même que le niveau haut-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France, alors que la vocation de ces bibliothèques n’est pas de desservir une population exclusivement étudiante…18
La réhabilitation architecturale des locaux de l’ancien collège Sainte-Barbe dans le cadre du plan U3M pourrait permettre un rééquilibrage de l’accueil des étudiants à Paris qui, à la BNF, se traduirait par un « désengorgement » de la salle D. Sur ce nouveau site du Quartier latin, une bibliothèque pluridisciplinaire (lettres, sciences humaines, sciences sociales, droit) de 1200 places offrira 150 000 volumes en libre accès (et des services documentaires) destinés aux étudiants en premier et en deuxième cycle.
D’autre part, un important travail de communication centré sur la valorisation de ses ressources dans le domaine juridique reste à mener pour la BNF, dans un contexte de complémentarité et d’émulation avec les autres bibliothèques du secteur. À la suite des rapports Badinter et Lyon-Caen, une Fondation pour les études comparatives a été créée le 28 février 200219. Elle a notamment pour but de constituer et valoriser un fonds documentaire de référence et de favoriser l’accès aux ressources existantes. Un partenariat avec cette nouvelle structure pourrait, dans l’avenir, permettre de mieux faire connaître les fonds de droit comparé de la BNF.
____________
1 7500 magistrats, 35 000 avocats, 3200 huissiers de justice, 7600 notaires, 7800 greffiers dans les juridictions de l’ordre judiciaire, plus les juristes d’entreprise, les consultants juridiques de plus en plus nombreux… Données : sous-direction de la statistique de la Direction de l’administration générale du ministère de la Justice, 1997.
2 160 000 inscrits en droit dont 40 000 en première année, 17 800 professeurs des universités. Données : ministère de l’Éducation nationale, 2000.
3 Sous-directeur des bibliothèques et de la documentation à la Direction de l’enseignement supérieur.
4 Claude Jolly, « Le plan U3M et les bibliothèques des établissements d’enseignement supérieur », Techniques et architecture, juin-juillet 2001, n° 454, pp. 80-83.
5 Philippe Jouary est un lecteur très régulier de la BNF, site Tolbiac-François Mitterrand, depuis son ouverture en 1996. Après avoir exercé à l’université de Paris-I, il enseigne le droit civil à des étudiants de premier et de deuxième cycle de l’université de Paris-XII (Saint-Maur) et vient de terminer une thèse en droit privé sur le thème Valeur et contrats sous la direction de Jacques Ghestin, ce qui l’a amené à travailler quotidiennement dans les salles N et O du département Droit, économie, politique.
6 Pour une approche historique et synthétique, voir : Bruno Blasselle, Jacqueline Melet-Sanson, La Bibliothèque nationale, mémoire de l’avenir, Paris, Gallimard, 1996.
7 La salle des Imprimés, dite salle Labrouste, date de 1868, et celle des Périodiques de 1936.
8 Communiqué officiel du service de presse de la présidence de la République, 14 juillet 1988.
9 Pour une analyse du projet, voir : François Stasse, La Véritable histoire de la Grande Bibliothèque, Paris, Seuil, 2002.
10 En 1996, à la demande de François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, Robert Badinter avait présidé une commission d’étude sur le développement du droit comparé en France.
11 Le Développement du droit comparé en France, rapport remis en juillet 2000 à Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale, et à Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la Recherche.
12 http://www.sigu7.jussieu.fr/GIP.htm.
13 La bibliothèque Cujas, avant de procéder à la sélection définitive des onze documents de sa Réserve de livres anciens choisis pour son propre projet de numérisation, s’est référée à la bibliothèque numérique de la BNF afin d’éviter les doublons.
14 Depuis le début des années 1990, la BNF mène des enquêtes afin de mieux connaître son public. Notre présentation s’appuie sur des documents internes rendant compte de ces enquêtes et préparés par Romuald Ripon, chargé de mission à la délégation à la stratégie de la BNF.
15 Résultats s’appuyant sur une étude qui a fait l’objet de comptes rendus et de synthèses internes réalisés par Bruno Béguet, alors membre de la mission de coordination rattachée à l’adjoint aux questions scientifiques et techniques du directeur des collections de la BNF.
16 Jean-Luc Lobet, Catherine Renard, « Du papier à Internet, l’évolution de l’édition juridique française : quel impact pour les bibliothèques ? », Bulletin des bibliothèques de France, 2002, 47, 1, pp. 99-101.
17 Pour le résultat complet de l’étude voir : http://www.legisway.com/sondage.
18 Daniel Renoult, « Le plan U3M en Île-de-France », Bulletin des bibliothèques de France, 2002, 47, 2, pp. 4-11.
19 Loi n° 2002-282 du 28 février 2002. J.O. du 1er mars 2002.