Éditer le droit après la Révolution française
Jean-Yves MOLLIER
Professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
Le projet même d’Encyclopédie méthodique cher à Panckoucke n’avait de sens que si les bases de la société demeuraient stables et si des changements brutaux ne venaient pas trop vite rendre caducs tout ou partie de cette entreprise. Commencée en 1782, terminée seulement en 1832, mais tirée initialement à 5000 exemplaires1, la série qui succéda à l’Encyclopédie alphabétique de Diderot et d’Alembert fut frappée de plein fouet par la Révolution française. Sans faire complètement table rase du passé, puisque le droit romain se survit dans le Code civil de 1804, la législation révolutionnaire puis impériale allait cependant rendre très vite obsolètes les livres rédigés en cette matière avant 1789. À titre d’exemple, on se contentera de ce commentaire formulé par le grand Charles-Joseph Panckoucke lui-même à propos des 572 exemplaires du Répertoire de jurisprudence qui demeuraient dans ses magasins en janvier 1794. Il ne les évaluait qu’à la modique somme de 12 000 livres « attendu le peu de valeur de cet ouvrage aujourd’hui »2, ce qui était estimer, au prix exact de la prisée, des livres qui auraient valu cinq à six fois plus cher si l’Ancien Régime avait perduré. Malheur pour les uns, bonheur pour les autres, les mutations du droit et de la jurisprudence comme les changements constitutionnels qui vont marquer le XIXe siècle – sept régimes distincts du Consulat à la Troisième République –, vont faire naître et prospérer de nouvelles dynasties d’éditeurs juridiques, parmi lesquels brillent deux astres, Désiré Dalloz et Jean-Baptiste Sirey.
Jusqu’au rachat, en 1964, des éditions Sirey par la SA la Jurisprudence générale Dalloz et à leur fusion un an plus tard3, ces deux grosses sociétés avaient dominé le secteur du livre juridique français, au point d’éclipser leurs concurrents, Marescq, Cotillon, Pichon, Durand-Auzias, LGDJ – la fameuse Librairie générale de droit et de jurisprudence – ou encore Pédone, Rousseau, Cujas et Montchrestien qui, au XIXe et au XXe siècle, tentèrent de ravir à leurs vieilles rivales quelques parts de marché. La multiplication des saute-ruisseau, des élèves de la basoche, avait évidemment commencé à étendre la gamme des produits à offrir aux utilisateurs, et le quartier de la nouvelle Sorbonne, après 1890, devint le repaire parisien de ces éditeurs et de leurs clients, les deux rues Cujas et Soufflot réunissant la plupart de ces professionnels du droit. Après 1914, le Juris-Classeur et les éditions Rousseau s’étaient montrés très dynamiques, offensifs même, mais après la Seconde Guerre mondiale, l’empire des Dalloz avait repris sa marche ascensionnelle. Il faudra attendre les années 1990-2000 pour voir les actionnaires de la Jurisprudence générale Dalloz vendre leurs actions au Groupe de la Cité, plus tard absorbé dans le conglomérat Vivendi-Universal, et ceux du Juris-Classeur les leurs au groupe anglo-néerlandais Reed-Elsevier, ce qui signifie qu’au début du IIIe millénaire, au prix d’une adaptation à la modernité et à l’édition électronique, les livres de droit continuent à intéresser les géants mondiaux de la communication.
Tributaire des modifications de la législation, de la croissance au XIXe siècle du nombre des juristes, étudiants, avocats, notaires, huissiers mais aussi clercs, avoués, agréés ou simples recors, l’édition juridique le fut également du mouvement de l’économie. Les tribunaux de commerce jouèrent un rôle de plus en plus important, les services du contentieux des grandes entreprises industrielles et commerciales également, le nombre de faillites enregistrées au Tribunal de commerce de Paris prouvant l’importance de ce débouché. À côté de ces secteurs, l’État lui-même, les administrations les plus diverses, les municipalités – que l’on songe au Code des communes – et les simples curieux – La Gazette des tribunaux comptait Stendhal et Flaubert parmi ses lecteurs assidus – s’ajoutèrent aux autres utilisateurs pour venir grossir les bataillons des lecteurs de livres de droit. Aujourd’hui tout le monde reconnaît un « Dalloz » à sa couverture rouge, même sans en avoir jamais feuilleté ni consulté un, et les bibliothèques des facultés juridiques ont fait la fortune du Juris-Classeur, distingué par sa reliure bleue d’un concurrent qui avait privilégié la couleur de la toge des juristes pour révéler son identité4. Alors que Vivendi-Universal Publishing a été récemment revendu à Hachette Livre (40%) et à Editis et que la construction européenne semble vouloir unifier progressivement une partie des législations, il est peut-être utile de revenir sur ces deux siècles qui virent, en France, se constituer un authentique empire de l’imprimé juridique.
LA NAISSANCE DES ÉDITIONS DALLOZ
En 1964, le président Edgar Faure préfaçait la première biographie consacrée à Désiré Dalloz5, mais ce livre se voulait extrêmement discret sur l’introduction du personnage emblématique dans le milieu des juristes parisiens. Cela encourageait l’hyperbole, facilitait l’élévation du père fondateur sur son piédestal, mais cela n’aidait pas nécessairement le lecteur à comprendre pourquoi cet originaire du Jura avait si facilement percé après son mariage. Monté très jeune dans la capitale où il se plaça comme clerc chez un avoué, Me Bavoux, frère d’un illustre professeur de l’École de droit parisienne, Désiré Dalloz commença à collaborer au Journal des audiences en 1814 et en devint le directeur deux ans plus tard après avoir passé sa licence en droit et s’être inscrit au barreau de la capitale6. En une période où les examinateurs n’étaient pas très exigeants envers leurs étudiants et où les recommandations de l’entourage valaient plus que le capital scolaire le plus chèrement accumulé7, ces formalités furent rapidement exécutées. Avocat en 1816, Dalloz devait plaider en août 1817 dans un procès célèbre, celui intenté par les héritiers de La Harpe aux libraires Agasse qui ne payaient plus aucun droit à l’auteur du Cours de littérature ancienne et moderne. En croisant sur son chemin la veuve Agasse, c’est-à-dire l’une des filles de Charles-Joseph Panckoucke, et les fils de l’éditeur du Moniteur universel, Désiré Dalloz allait connaître l’impulsion décisive qui lui manquait pour percer rapidement. Marié en mai 1819 avec la nièce de la veuve Agasse – une petite-fille de Panckoucke par conséquent –, le jeune homme pressé achetait, grâce à la dot de sa femme, une charge d’avocat à la Cour de cassation en 1822 – il la revendra à Ledru-Rollin en 1838 – et devenait ainsi un des maîtres du barreau de son temps en même temps qu’un spécialiste de la législation8.
Depuis la fin de l’Empire, les journaux traitant de jurisprudence s’étaient profondément renouvelés et de multiples titres avaient vu le jour. Deux toutefois allaient s’imposer durablement, la Jurisprudence du tribunal de cassation de Jean-Baptiste Sirey et le Journal des audiences de la Cour de cassation et des cours d’appel de Désiré Dalloz, lequel devint, en 1824, la Jurisprudence générale confiée à ses frères Armand et Emmanuel. C’est ce dernier qui en fut le directeur avant son décès en 1842 et son remplacement par Armand mais, dès 1844, c’est le nom du plus connu des trois, Désiré, par ailleurs député du Jura depuis 1837, qui figura sur la couverture, de même que sur le Dictionnaire général et raisonné de législation ou le Dictionnaire général et raisonné de doctrine et de jurisprudence, les trois grands recueils de la maison Dalloz. Désormais en position dominante sur le marché des livres juridiques, ces périodiques dont la mise à jour régulière était la clé du succès n’avaient pour concurrents que la Revue pratique de droit français et la Revue critique de législation et de jurisprudence de Sirey. Carnassiers, les deux avocats rivaux avaient d’ailleurs commencé à faire le vide autour d’eux, les Dalloz reprenant la maison Marescq et Sirey l’entreprise Cotillon. Pour consolider son avance, Désiré Dalloz laissera l’un de ses fils, Édouard, reprendre son siège de député en 1852 tandis que l’autre, Paul, dirigera le Moniteur universel, le véritable journal officiel de la France avant 1868, date à laquelle un J. O. portant ce nom sera opposé au Moniteur pour transférer à l’État le privilège des comptes rendus « autorisés » puis des sessions des Chambres.
Avec le Répertoire méthodique et alphabétique de tous les codes publiés sous l’Empire, qu’il mit en chantier en 1832 et qui comporta douze volumes, Désiré Dalloz offrait aux juristes un outil approprié à leurs besoins. Il le perfectionna encore par la suite puisque la seconde édition (1848-1870) comprendra quarante-sept volumes auxquels viendront s’ajouter dix-neuf suppléments élaborés entre 1887 et 1897. Devenue société anonyme en 1910, neuf ans avant la Librairie Hachette, la Jurisprudence générale valait déjà 1 215 000 f. – environ 500 000 euros actuels –, et, par le jeu des mariages des héritiers des frères Dalloz, elle comptait désormais Charles et Paul Vergé en son sein, ainsi que des Mame, de Madre, de Rigny et Griolet que l’on retrouvera au XXe siècle très présents dans le monde des affaires et de la politique, des chemins de fer aux mines de charbon en passant par l’édition et la banque9. D’une certaine manière, la saga familiale des Dalloz illustre la percée des livres de droit dans une société profondément transformée par son industrialisation au XIXe siècle et par les révolutions politiques qui ont marqué son histoire. En contrôlant l’actualité de la législation par le Moniteur universel et l’actualisation de la jurisprudence par le recueil du même nom, Désiré Dalloz tentait de monopoliser l’information juridique un siècle après que Panckoucke eut essayé de concentrer l’information proprement dite10.
L’ÉDITION JURIDIQUE AU XIXe SIÈCLE
La Révolution, on l’a vu, avait soudainement rendu à peu près obsolètes les ouvrages utilisés par les tribunaux, les auxiliaires de justice et tous ceux qui, de près ou de loin, des étudiants aux praticiens, utilisaient journellement ces ouvrages. Seuls les livres de droit romain échappèrent au changement et les bibliothèques privées conservèrent précieusement les Pandectes et autres antiques volumes renfermant les principes et les fondements du droit français. Les premiers à avoir compris l’importance du changement furent à la fois Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798), qui créa le Moniteur en 1789, et Jean-Baptiste Sirey (1762-1845), qui lança, en 1791, le Recueil des livres et arrêtés, matrice de ce Recueil Sirey développé par ses héritiers après sa mort. À côté de ces deux géants qui se surveillaient et, surtout, faisaient travailler au renouvellement de leurs périodiques toute une armée de jeunes avocats qui se faisaient les dents en commentant la législation nouvelle et la jurisprudence, d’autres éditeurs tentèrent de participer au banquet. Les maisons Marescq et Cotillon eurent leur heure de gloire mais c’est surtout la Librairie générale de droit et de jurisprudence – la LGDJ – qui, en réunissant, en 1836, les fonds des maisons Pichon et Durand-Auzias, se dota des moyens de participer à la compétition sur un marché en forte croissance.
Globalement les facultés juridiques françaises ont délivré 5994 capacités en droit entre 1815 et 1848, 35 251 baccalauréats en droit, 30 272 licences et 1203 doctorats dans la même période11. Quant aux professions juridiques, elles ont enregistré des phénomènes comparables, leurs effectifs grimpant de 31 000 juristes recensés en 1886 à 45 000 environ en 190612, ce qui donne une bonne mesure de la taille de cette catégorie socio-professionnelle susceptible de lire des livres en rapport avec ses métiers.
Tandis que l’imprimeur Paul Dupont s’intéressait lui aussi à ce secteur dynamique de l’économie du livre et publiait L’École des communes. Journal des maires et officiers municipaux ou participait au Bulletin annoté des lois13, des libraires plus spécialisés s’efforçaient de trouver la niche dans laquelle ils empêcheraient la concurrence de venir les déloger. Auguste Pédone, installé lui aussi rue Soufflot, près de l’École de droit, en 1837, travailla avec la cour d’appel et devint libraire de l’ordre des avocats, ce qui lui permit de commencer à se faire un nom. Ayant très vite compris qu’il ne pourrait évincer Sirey et Dalloz de leurs bastions, il décida de faire de l’histoire du droit la base de son propre fief14 et édita dans ce but la Revue historique de droit français et étranger en 1855. Proposant à son public de multiples codes étrangers, secteur alors non couvert par ses concurrents, il éditera aussi la Revue générale de droit international public (1894) et fera connaître le Recueil des anciennes lois françaises d’Isambert, ouvrage très prisé par ses contemporains. Cette réussite prouve que si tentation de monopole il y eut du côté des Dalloz et Sirey, celui-ci ne fut jamais qu’un espoir ou une velléité. D’un autre côté, la nécessité qu’éprouva Pédone de diversifier sa production en devenant l’éditeur de la célèbre Grammaire grecque de Bailly15 illustre la difficulté des débutants à trouver un espace approprié à leurs ambitions. La LGDJ semble y être parvenue en drainant vers elle une partie du public des facultés de droit après la réforme des études entreprise par la jeune IIIe République, mais deux autres maisons très connues, celle de Gilbert Guillaumin (1801-1864) qui publiait dès 1837 le Dictionnaire de l’économie politique16 et, à partir de 1841, le Journal des économistes, et celle de Laurent-Antoine Pagnerre (1804-1854), qui lançait en 1842 le Dictionnaire politique. Encyclopédie du langage et de la science politique, avaient espéré un temps s’établir sur ce créneau. La première demeura étroitement tributaire du marché de l’économie politique avant de tomber dans l’escarcelle des PUF (Presses universitaires de France) au XXe siècle, et la seconde ne survécut que peu de temps à la disparition du fondateur.
Dans ces conditions, c’est beaucoup plus dans le domaine des bulletins et des revues que dans celui du livre juridique proprement dit que des professionnels entreprenants ou simplement persévérants purent créer des entreprises durables. Ce fut d’abord le cas de la prestigieuse Gazette des tribunaux qui, de sa création en 1825 à son absorption en 1955 par la Gazette du Palais17, représenta, auprès d’un public dépassant celui des professionnels du droit, le passage obligé pour connaître la sévérité des tribunaux à l’égard des criminels ou leur laxisme éventuel. Née en 1881, la feuille rivale qui devait l’emporter au milieu du XXe siècle se voulait moins littéraire, ou moins culturelle, et plus proche de la réalité des audiences. Spécialisée au départ dans les seules annonces judiciaires, comme Les Petites Affiches, dont les éditions provinciales sont innombrables de Bordeaux à Lille, en passant par Banyuls-sur-Mer et Perpignan18, ou Le Droit. Journal des tribunaux qui connaît une très importante longévité de 1835 à 1938 avant d’être phagocyté par la Gazette des tribunaux, la Gazette du Palais élargit considérablement son champ d’intérêt au point d’éclipser bientôt ses concurrentes. Profitant de l’augmentation du nombre des avocats, huissiers, notaires, magistrats, de multiples associations se créent après 1870 et se dotent d’un organe de presse. La Basoche, avec son Répertoire pratique du notariat de France et d’Algérie (1881) et la Gazette des clercs de notaire. Organe spécial de la Basoche (1884), répond à ce modèle, comme Le Notariat. Recueil des intérêts du notariat qui en est extrait19. Il s’agit pour ces périodiques d’enlever au Journal du notariat. Recueil pratique de doctrine et de jurisprudence en matière de droit, de notariat et d’enregistrement de Dalloz, qui paraît depuis 1839, une partie de sa clientèle : la présence d’un de ses principaux rédacteurs, Albert Amiaud, ancien notaire, à la Direction du notariat au ministère de la Justice, après 1880, rend la tâche malaisée20. L’Avocat. Revue de droit pour tous (1896) ou le Journal. Avocat. Droit pratique, revue des tribunaux, jouent un rôle similaire, mais c’est la Revue du Palais, fondée par Me Labori en 1897, et devenue l’année suivante La Grande Revue, qui connut la renommée la plus éclatante, son caractère littéraire et mondain la situant cependant à l’interaction des périodiques culturels et des revues strictement professionnelles.
Compte tenu de l’accroissement du lectorat potentiel, les imprimés à forte teneur juridique intéressèrent donc au XIXe siècle à la fois des éditeurs généralistes et d’autres beaucoup plus spécialisés, comme on l’a vu. Toutefois le dynamisme des héritiers Dalloz, Charles et Laurent Vergé et Roger de Rigny notamment, empêcha la concurrence de s’emparer de parts de marché significatives avant 1914. Les multiples Codes annotés d’après la jurisprudence et la doctrine proposés au public entre 1873 et 1901 avaient permis d’aborder, sans payer le prix des compromissions avec la monarchie de Juillet puis le Second Empire, la période de la IIIe République. La maison sut intelligemment proposer des produits dérivés aux étudiants, notamment les Petits Codes sur lesquels travaillèrent des milliers d’entre eux, et, répondant à l’attaque des professions juridiques et judiciaires qui lançaient alors leurs revues, elle mit sur le marché le Bulletin Dalloz et surtout le prestigieux Dictionnaire des communes qui solidifia durablement l’entreprise. Société anonyme en 1910, la SA La Jurisprudence générale Dalloz avait un chiffre d’affaires de 14,4 millions de francs-or en 1914 – 45 millions d’euros d’aujourd’hui – et elle réalisait un bénéfice de 2,5 millions (7,5 millions d’euros)21. À la veille de la Première Guerre mondiale, la plus grosse maison d’édition européenne, la Librairie Hachette, réalisait, elle, un chiffre d’affaires de 58 millions de francs, soit quatre fois plus seulement que la maison Dalloz alors qu’elle disposait d’énormes infrastructures – tout le réseau des bibliothèques de gare – et de plusieurs centaines d’employés. La modernité et la puissance des éditions Dalloz se lisent dans ces chiffres et dans la transformation juridique de la société, désormais mieux adaptée que ses concurrentes aux batailles du XXe siècle.
UN EMPIRE JURIDIQUE
L’entre-deux-guerres connut une situation complexe pour les éditeurs en général, et les professionnels du droit n’échappèrent pas à la règle. La croissance de la LGDJ dont les patrons Jacques-Adolphe Rousseau et Raymond Durand-Auzias dirigèrent le Cercle de la Librairie, en est un premier signe, l’apparition des éditions Rousseau en 1924 et du Juris-Classeur au même moment un autre. Le lancement du Dictionnaire pratique de droit en 1905 avait manifesté la volonté des Dalloz de s’adapter à la demande du public, mais l’entreprise commençait à donner des inquiétudes à ses dirigeants et elle fut remaniée pour la rendre plus performante. La clientèle initiale, les souscripteurs et les abonnés aux revues, ne suffisait plus, et des représentants de commerce attitrés la démarchaient désormais à domicile, tandis que la librairie du 11 rue Soufflot, édifiée en 1912, visait plus particulièrement les étudiants parisiens22. C’est sur un autre plan que le Juris-Classeur livra une bataille importante en empruntant à l’imprimerie La Reliure industrielle la formule qui fit son succès : le caractère souple et mobile de sa reliure résolvait le problème redoutable de la mise à jour des informations. En proposant une structure modulable, à la façon d’un classeur à perforations, la Reliure industrielle inventait un système incontestablement moderne. Faute d’y avoir songé, les éditions Dalloz durent redoubler de vigilance, embaucher les meilleurs juristes, soigner l’édition de leurs suppléments annuels et veiller à connaître les desiderata et éventuels reproches des utilisateurs, ce qui était la tâche des voyageurs de commerce.
En essayant de reprendre les éditions Rousseau en 1910 et les éditions Sirey, mises en difficulté à la fois par la crise mondiale et par la concurrence du Juris-Classeur vingt ans plus tard, Roger de Rigny répondait au défi par une nouvelle offensive, mais ses offres furent repoussées et la maison connut de sérieuses difficultés en 1940 lorsque l’imprimerie Mame de Tours fut bombardée et détruite. Par l’intermédiaire des descendants d’Armand Dalloz, les Mame faisaient en effet partie des actionnaires et des administrateurs de la Jurisprudence générale23, et l’entreprise confiait à l’imprimerie de Tours la plus grosse partie de ses commandes. La disparition du stock en 1940 aurait pu être l’annonce de très graves difficultés ultérieures, comme les problèmes d’approvisionnement en papier24, mais, dans la mesure où les indemnités perçues pour dommages de guerre à la Libération furent généreuses et où la famille sut patienter de 1940 à 1944, les lendemains de la Seconde Guerre mondiale s’annoncèrent comme une période très faste. Sous la présidence d’Emmanuel Vergé, avec Alfred Mame et Roger de Rigny comme administrateurs, l’entreprise redémarra et décida, ce qui était une révolution dans ses pratiques, d’imiter la technique du Juris-Classeur. En offrant, dès 1945, des fascicules annuels, et non plus de simples mises à jour, et surtout des reliures mobiles, la Jurisprudence générale Dalloz conservait son savoir-faire et lui ajoutait celui du Juris-Classeur. En négociant avec la banque de l’Union parisienne, entrée en 1955 dans le capital des éditions Sirey, des accords qui visent à une entente entre les deux vieilles rivales, la société se dote d’armes nouvelles. La même année, elle absorbe l’imprimerie Jouve qui travaillait déjà pour elle et, surtout, les éditions Rousseau, ce qui lui permet de mieux surveiller l’édition universitaire, à la veille de bouleversements importants.
Les petites éditions Montchrestien, nées au début du siècle, comme les éditions Rousseau, faisaient porter l’essentiel de leur action sur la réceptivité de ce public, ce qui supposait d’entretenir avec les professeurs de droit des facultés des liens privilégiés afin d’obtenir l’exclusivité de leurs cours. Toutefois la croissance des effectifs, après 1960, allait bouleverser ce marché, faire naître de multiples concurrents mais, en même temps, confirmer l’avance des deux principales entreprises, la Jurisprudence générale Dalloz et le Juris-Classeur, rejointes par les PUF qui, avec le lancement de la collection « Themis » tentaient, en 1948, de s’implanter dans ce secteur de l’édition universitaire. Maurice Duverger entraîna Raymond Barre, Jean Carbonnier et Jacques Ellul dans l’aventure de la « Themis » et, en moins de dix ans, cette collection se fit un nom aussi connu des étudiants que celui de la collection « Clio » ou même des « Que sais-je ?»25. La non-spécialisation des Presses universitaires de France dans ce domaine et l’avance des éditions Dalloz aboutirent cependant au maintien de ces dernières à la tête du secteur et, en 1964, le rachat des éditions Sirey consacrait la victoire de la vieille dame de la rue Soufflot sur sa concurrente née avant elle, au tout début de la Révolution française. Un an plus tard, en 1965, les vertus de l’intégration horizontale se faisaient sentir et les recueils Dalloz et Sirey étaient fusionnés afin de les rendre encore plus performants au moment où l’université voyait ses effectifs doubler avant d’être encore multipliés par quatre en deux décennies.
L’IMPRIMÉ JURIDIQUE ET LES BATAILLES DE LA COMMUNICATION
Quand le Groupe de la Cité reprit, en 1989, les éditions Dalloz-Sirey, ce ne fut nullement la conséquence d’une baisse de l’activité mais plutôt la preuve que, pour demeurer performante, une entreprise d’édition devait accepter d’être intégrée à un conglomérat puissant à vocation internationale26. C’est du moins ainsi que la presse économique et les observateurs analysèrent cette opération qui pourrait également, comme le rachat du groupe Masson, lui aussi en excellente santé, être interprétée comme la volonté, pour des actionnaires familiaux, de réaliser une bonne fortune en cédant des actifs évalués au plus haut27. Après tout, rien n’interdisait aux patrons de Dalloz et de Sirey de continuer à maintenir des liens étroits avec les UFR juridiques, la magistrature, le notariat et le Parlement, comme la famille Masson aurait pu continuer à être présente dans les amphithéâtres de médecine si elle l’avait souhaité. La constitution, dans les années 1980, du Groupe de la Cité, matrice de Havas Publications Édition puis de Vivendi-Universal Publishing28, modifia la stratégie des éditeurs français en conduisant certains d’entre eux à renoncer à leurs ambitions. Au nom de la mondialisation des échanges, de la globalisation et des batailles de la communication qui se préparaient, on laissa se former des empires gigantesques capables de lutter à armes prétendues égales avec la concurrence internationale sans se soucier de préserver leurs arrières.
Les avatars de Vivendi-Universal en 2002, l’écroulement du titre, la revente du pôle médical Masson-Vidal à un fonds financier britannique29, donnent à penser que « J6M.com » – « Jean-Marie Messier moi-même maître du monde », comme il affectait de se présenter un an auparavant30 – aurait évité bien des déboires s’il avait lu et médité certaines Fables de La Fontaine. Désiré Dalloz et Jean-Baptiste Sirey avaient conscience, eux, des risques que l’effet de taille peut faire encourir à une entreprise mais ils étaient, il est vrai, des hommes du XIXe siècle et non pas du XXe. S’ils surent jeter les bases de puissantes entreprises d’édition juridique, ils n’espéraient probablement pas que celles-ci se prolongeraient au-delà de trois ou quatre générations. Leurs espoirs furent dépassés et la maison Sirey vécut cent soixante-quinze années, tandis que celle de Désiré Dalloz atteignait cent soixante-cinq ans quand elle fut cédée au Groupe de la Cité.
Alors que le livre de droit semble, à première vue, étroitement associé à l’espace national qui l’a vu naître et difficilement exportable dans un autre paysage, il devenait tout d’un coup l’objet des mêmes attentions que le roman ou le manuel scolaire. L’avenir dira si ce pari était absurde ou réaliste mais il est probable que la réponse à cette question dépendra de la plus ou moins grande vitesse de l’intégration, européenne et mondiale, et que, par conséquent, les conditions d’édition de l’imprimé juridique connaîtront encore de nouvelles révolutions, plus redoutables peut-être que les précédentes. Déjà, depuis dix ans, la constitution, sous l’égide du groupe des Petites Affiches, des Éditions Juridiques associées, qui contrôlent à la fois la LGDJ, Montchrestien, Gualino éditeur, spécialisé dans la comptabilité, Defrénois, dans le notariat, et les éditions Joly, dans le droit des entreprises, est une réponse à ces défis à venir. La guerre des codes31 occupe une partie de leurs efforts, mais l’essentiel des stratégies vise à la conquête du numérique, tous les éditeurs étant maintenant persuadés que ce n’est plus tant dans la commercialisation des volumes sur papier – codes exceptés – que dans la numérisation des contenus que se jouera l’avenir de l’édition juridique. De ce fait, les cédéroms se sont multipliés depuis dix ans, les éditions Lamy, filiales de WoltersKluwer, et Francis Lefebvre, du groupe Lefebvre-Sarrut, étant même les pionniers de cette évolution. Toutefois, là encore, l’association de la maison Dalloz avec le groupe Lefebvre-Sarrut pour lancer, en 2002, un portail d’information juridique sur Internet semble vouloir dire que, même dans ce domaine encore relativement inexploré, la vieille dame de la rue Soufflot a son mot à dire, du moins pour autant que son tout nouveau propriétaire, Hachette Livre, ne l’abandonnera pas à une destinée plus tragique32, à l’instar du groupe Masson, ou de Baillière, plusieurs fois revendus ces dix dernières années.
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1 Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition. 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 28.
2 Arch. nat. MCNP, étude LXXXIII/673, inventaire des biens de C.-J. Panckoucke, et J.-Y. Mollier, ouvr. cit., p. 28.
3 J.-Y. Mollier, « Dalloz », Dictionnaire encyclopédique du livre, sous la dir. de P. Fouché, D. Péchoin, P. Schuwer, et sous la responsabilité scientifique de J.-D. Mellot, A. Nave et M. Poulsin, t. I, A-D, Paris, éd. du Cercle de la librairie, 2002, pp. 714-715.
4 Aujourd’hui encore la toge des professeurs de droit demeure attachée à la couleur rouge au grand désespoir des littéraires à qui le jaune, en fonction de symboliques plus modernes, soulève le cœur.
5 François Papillard, Une Vie de labeurs surhumains, Désiré Dalloz (1795-1865), Paris, Dalloz, 1964.
6 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres…, ouvr. cit., pp. 37-38.
7 Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814- 1851), Paris, A. Colin, 1997.
8 J.-Y. Mollier, ouvr. cit., p. 37.
9 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres…, ouvr. cit., pp. 56-57.
10 Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française. 1736-1798, Pau-Paris, Marrimpouey Jeune et Jean Touzot, 1977, et Robert Darnton, L’Aventure de l’Encyclopédie, trad. française, Paris, Perrin, 1982.
11 J.-C. Caron, ouvr. cit., pp. 45-46.
12 Christophe Charle, « La bourgeoisie de robe en France au XIXe siècle », Le Mouvement social, n° 181, 1997, pp. 53-72, et Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1991 (coll. « Points Histoire »).
13 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres…, ouvr. cit., p. 127.
14 Valérie Tesnière, « L’édition universitaire », Histoire de l’édition française, rééd., Paris, Fayard, 1989-1991, 4 vol., t. III, pp. 245-246.
15 Ibid., p. 246.
16 Lucette Le Van-Lemesle, « Guillaumin, éditeur d’économie politique (1801-1864) », Revue d’économie politique, 1985, 2, pp. 134-149.
17 Hélène Pouchot, « La Gazette des tribunaux, journal de jurisprudence et des débats judiciaires, 1825-1848 », maîtrise d’histoire, dir. D. Cooper-Richet et J.-Y. Mollier, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (ci-après UVSQ), 2000, et La Naissance de la revue de faits divers à travers les journaux judiciaires au XIXe siècle, mémoire de DEA, dir. J.-Y. Mollier, UVSQ, 2001.
18 Jean-Paul Barrière, « Un genre à part : les revues juridiques professionnelles », La Belle Époque des revues. 1880-1914, dir. J. Pluet-Despatin, M. Leymarie et J.-Y. Mollier, Paris, éd. de l’IMEC, 2002, p. 274.
19 Ibid., p. 278.
20 Ibid., p. 279.
21 Jean-Noël Joly, La Jurisprudence générale Dalloz. Histoire économique d’une maison d’édition. 1910-1967, maîtrise d’histoire, dir. Jacques Marseille, université Paris-I-Sorbonne, 1992.
22 J.-N. Joly, ouvr. cit.
23 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres…, ouvr. cit., pp. 56-58.
24 Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, Paris, Bibliothèque de littérature contemporaine de l’université Paris-VII, 1987, 2 vol.
25 Valérie Tesnière, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire. 1860-1968, Paris, PUF, 2001, pp. 392-393.
26 Où va le livre ?, dir. J.-Y. Mollier, 2e éd., Paris, La Dispute, 2002, pp. 35, 49, 50 et 53 notamment.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 50.
30 Ce surnom fut revendiqué par Jean-Marie Messier pour montrer son humour, mais il était plus généralement présenté par ses collaborateurs comme « J2M ».
31 Jérôme Citron, « Droit : la croissance tranquille », Livres Hebdo, n° 482, 20 septembre 2002, pp. 73-83.
32 À l’issue des négociations avec la Commission européenne, Hachette Livre a été autorisé à conserver Dalloz dans les 40% de VUP qu’il a repris.