Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

Alain Riffaud, Les libraires des Augustins, Paris, 1636-1746 / Alain Riffaud, Le libraire de Molière, Jean Ribou, 1630-1702

Arles, Portaparole (coll. Sources ; 1), 2021, 224 p., ill. (ISBN 978-2-37864-049-1) / Arles, PortaParole (coll. « Sources » ; 2), 2022, 452 p., ill. (ISBN 978-2-37864-050-7)

Isabelle Pantin

ENS-PSL / IHMC (UMR 8066)

Depuis une quinzaine d’années, Alain Riffaud a transformé la perception qu’on avait de la vie théâtrale au xviie siècle, en éclairant, par une série de publications remarquables, les différents aspects d’un phénomène irréversible : l’entrée dans le jeu, de façon de plus en plus envahissante à partir de 1630, d’un nouvel acteur, le libraire. Longtemps réduit à un rôle marginal, voire tenu volontairement à l’écart par les compagnies et leurs écrivains, celui-ci devint alors un partenaire indispensable pour faciliter la carrière, la notoriété et la réussite financière des auteurs, et assurer la publicité et la pérennité de leurs œuvres. Parti d’une approche philologique (il a publié, depuis la fin des années 1990, des pièces de Racine, Rotrou, Mairet et Corneille, et a fait partie de l’équipe dirigée par Georges Forestier qui a réalisé le Molière de la Pléiade, sorti en 2010), Alain Riffaud a connu les difficultés de l’éditeur et de l’exégète confronté à des textes au statut relativement indécis : dans quelle mesure la forme qu’ils avaient conservée portait-elle la marque des contraintes scéniques ? Fallait-il plutôt y chercher surtout la sacro-sainte et toujours fuyante « volonté de l’auteur » ? La bibliographie matérielle offrait un moyen de sortir de telles impasses, avec ses méthodes pour retrouver, derrière les multiples petits accidents de la typographie (des variations injustifiées dans l’orthographe aux vers oubliés), le tableau souvent mouvementé de l’activité concrète de ces petits ateliers qui se partageaient, dans l’urgence, l’impression de pièces dont il fallait saisir au vol le succès sur la scène.

Devenu expert dans l’étude des variantes d’exemplaires, l’identification du matériel des ateliers et le débusquage des émissions, comme des petites et grandes pirateries, Alain Riffaud publia La Ponctuation du théâtre imprimé au xviie siècle (Droz, 2007) qui détruisit l’hypothèse selon laquelle cette ponctuation donnerait des indices sur la diction des comédiens : elle ne révélait rien d’autre que la sensibilité, ou le caprice, des compositeurs devant leur casse. Vint ensuite un Répertoire du théâtre français imprimé 1630-1660 (Droz, 2009), complété par une version en ligne, régulièrement mise à jour, qui couvre la totalité du siècle9.

Avec les nombreux exemples exposés dans Une Archéologie du livre français moderne (Droz, 2011), manuel d’initiation à la bibliographie matérielle, conçu pour éveiller des vocations, et avec les études de cas et les chapitres de synthèse de L’Aventure éditoriale du théâtre français au xviie siècle (PUPS, 2018), on aurait pu croire que le chercheur avait fini de baliser son territoire. Il vient cependant de publier deux livres qui explorent de nouveaux secteurs, l’un est consacré à un lieu où furent installées des boutiques, louées à des gens du livre à partir de 1636 : le couvent des Augustins, bordant le quai des Augustins et une partie du quai de Conti, entre la rue des Grands-Augustins et la rue de Nevers ; l’autre suit la carrière d’un libraire entreprenant, Jean Ribou, qui sut flairer dès 1660 le potentiel éditorial de Molière, et qui accompagna la dernière partie de la carrière du dramaturge, à partir du Misanthrope (1667).

Les Libraires des Augustins retrace donc l’histoire d’un lieu où le monde du livre parisien trouva une nouvelle implantation au xviie siècle, au débouché du Pont-Neuf, quand le développement du commerce des nouveautés, littéraires et autres, amenait des libraires à déborder des quartiers qui leur étaient règlementairement assignés : celui de l’université sur la Montagne Sainte-Geneviève, et, par tolérance, l’Île de la Cité, avec le Palais et les abords de Notre-Dame. Alain Riffaud a retrouvé aux Archives nationales le Répertoire […] des titres et papiers contenus dans les archives du grand couvent […] de Saint Augustin, gros volume in-folio de plus de 1000 pages, accompagné d’un plan, rédigé en 1746 par un notaire royal. À partir de ce document exceptionnel, et grâce à des recherches complémentaires en archive, il a pu reconstituer et « mettre en espace » toute l’histoire d’une audacieuse opération immobilière conçue par les pères de ce très vaste couvent pour faire fructifier les fonds reçus du trésor afin de les indemniser de la perte de plusieurs bâtiments, lors du percement de la rue Dauphine, créée au début du xviie siècle pour prolonger le Pont-Neuf.

Les premiers chapitres détaillent toutes les étapes de l’entreprise, consistant à bâtir des logis et des boutiques offerts à la location, en transformant certains des locaux conventuels ou en utilisant des espaces perdus, ce qui se réalisa par plusieurs campagnes de construction, entre 1608 et 1718 ; en particulier, 14 échoppes, ménagées entre les contreforts de l’église, furent ouvertes le long du quai. D’autre part, sont éclairées les circonstances qui expliquent le succès de l’opération. Pour mieux exploiter la curiosité des chalands, colporteurs et étalants avaient pris l’habitude de coloniser les ponts, transformant notamment le Pont-Neuf et les quais voisins en « bazar à ciel ouvert » (p. 33), sans se laisser décourager par les poursuites. Cette petite guerre entre autorités et vendeurs à la sauvette (ou quasi) atteignit son paroxysme sous la Fronde (1648-1653), avec l’explosion des libelles. Or les échoppes des Augustins, idéalement situées, offraient un abri assez stable et sûr à des détaillants qui n’avaient pas encore les moyens des libraires cossus du Palais ou de la rue Saint-Jacques, mais n’en nourrissaient pas moins des ambitions. Conscients de cet enjeu, les religieux du couvent défendirent opiniâtrement leurs locataires et, de requête en requête, finirent par obtenir que « les boutiques près les Grands-Augustins » fussent exemptées des interdictions (p. 37, arrêt du Conseil privé du roi du 10 février 1665, repris dans l’édit royal d’août 1686). En même temps, ils intentaient des actions contre tous les gêneurs qui pouvaient perturber la paix du commerce sur leur quai, des cochers encombrants aux revendeurs et « joueurs de tourniquet » (p. 38).

Des bailleurs on en vient aux locataires, avec l’identification des libraires qui se sont succédé dans les différents locaux, ce qui permettra aux bibliographes de préciser bien des adresses incertaines. Des profils ainsi dessinés ressort tout un tableau du milieu des libraires des Augustins, de leurs liens de parenté, de leurs activités et niveaux de fortune (p. 117-127). Ensuite, la conception des constructions, l’organisation et l’aménagement des lieux, et leur utilisation pour le stockage et la vente sont reconstitués grâce au Répertoire, à la documentation iconographique et à des archives complémentaires, marchés de construction, baux et inventaires après décès (dont Martine Lefèvre et Frédéric Michel donnent en annexe une transcription complète). Enfin, l’analyse des baux et d’autres documents, comme des procès-verbaux de visites et le Terrier du roi de 1700, permettent de dresser le cadastre du couvent (limité aux vendeurs de livres, d’estampes ou de gazettes) pour les années 1660, 1698, 1701 et 1740. L’ouvrage opère donc une résurrection du lieu, de ses espaces, de ses habitants et du négoce qui s’y développa sur plus d’un siècle. La richesse et la qualité de l’illustration y participent, alliant la reproduction d’estampes et de relevés d’architecture anciens à des dessins de l’auteur.

Jean Ribou a été un locataire des Augustins, à plusieurs moments de sa carrière, et il transmit son bail à son fils Pierre (dont l’inventaire après décès, signé le 28 juin 1719, est transcrit dans Les Libraires des Augustins, p. 191-212). Ce furent d’ailleurs les recherches menées sur lui par Alain Riffaud qui amenèrent la découverte du précieux Répertoire. Ces recherches ont désormais abouti à un gros volume, Le Libraire de Molière.

Jean Ribou était connu de son contemporain Jean de La Caille qui s’abstint pourtant de le mentionner dans son Histoire de l’imprimerie et de la librairie (1689), sans doute parce qu’il jugeait que ce confrère, qui attirait sans cesse l’attention de la justice, ternissait la respectabilité de la profession. Cette omission en entraîna d’autres et beaucoup n’ont commencé à découvrir l’entregent et l’absence de scrupules du personnage qu’en lisant « À la recherche des Précieuses », le bel article consacré par Jeanne Veyrin-Forrer à la première impression d’une comédie de Molière (Bulletin du bibliophile, 1982).

Mais désormais, c’est toute la geste de Ribou qui se dévoile à nous, et nous devons un trésor à ses multiples péripéties : une collection incomparable de documents d’archives (nos 103-516 de la section « Sources », analysés p. 147-244 et exploités dans l’ensemble de l’ouvrage). Grâce à eux, il est possible de se représenter de façon concrète et précise les multiples enjeux de la circulation des livres qui échappent largement aux bibliographes qui se contentent de recenser et de décrire les éditions. En effet Jean Ribou, qui ne parvint à progresser vers une fortune confortable qu’en alternant brillants succès (amplifiés par son génie de la publicité) et catastrophes, ne conserva jusqu’à la fin sa faculté de rebondir après ses revers que grâce à sa familiarité avec les divers circuits du commerce de la librairie (dont certains passaient par la Hollande et conduisaient vers Paris contrefaçons et ouvrages interdits) ; il connaissait aussi l’art de travailler et de vendre dans la clandestinité, en se cachant derrière un assortiment de prête-noms, parents et autres. Pour qui s’intéresse aux relations entre le monde du livre et la police, mieux connues pour le xviiie siècle que pour le xviie, Ribou, plusieurs fois embastillé et banni, fournit une anthologie de cas de figure.

Le plus remarquable, c’est qu’à travers tous ces remous, il poursuivit la constitution d’un catalogue auquel il s’efforça de donner une orientation. Dès ses débuts très besogneux, il eut l’idée de se spécialiser dans les nouveautés littéraires, en particulier théâtrales, en s’attachant des auteurs prometteurs et en repérant les modes émergentes. Il ne réussit pas toujours à garder ce cap et connut des périodes difficiles où il était réduit à publier des rééditions, mais il revint toujours à sa première intention et son bilan est plus qu’honorable puisqu’il publia (seul ou en association) des éditions originales d’œuvres de Somaize, Donneau de Visé, Dorimond, Montfleury, Madame de Villedieu, Thomas Corneille, Jean de La Chapelle, Racine, Campistron, et bien d’autres. Le catalogue dressé par Alain Riffaud (p. 255-424), selon les règles de la bibliographie matérielle, permet de le mesurer. Notons que ce catalogue est entièrement chronologique puisque, pour une année donnée, il cherche à classer les éditions selon leur ordre de parution (non selon l’ordre alphabétique des auteurs), ce qui permet de suivre la production de plus près.

Le plus grand auteur de Ribou a bien sûr été Molière, et le travail d’Alain Riffaud permet de mieux comprendre l’évolution du dramaturge sur la question de l’impression de ses livres. Au départ, en 1660, notre aventurier tenta de lui dérober ses Précieuses ; Molière s’en défendit, avec l’aide de Guillaume de Luyne, gros libraire du Palais, et n’oublia pas la leçon : puisque l’impression de ses pièces semblait inévitable, mieux valait prendre les devants. Ribou fit, à nouveau, une ingénieuse tentative pour capter Le Cocu imaginaire et fut condamné. Molière préféra confier ses huit premières pièces à une solide équipe de huit libraires du Palais, dont Luyne et Claude Barbin. Mais ces libraires obtinrent sans son aveu, en 1666, un privilège pour la réimpression de toutes ses comédies, ce qui amena une rupture, et ce fut vers Ribou que le dramaturge se tourna pour publier le Misanthrope et ses pièces suivantes. Désormais soucieux de contrôler entièrement le processus et d’en recueillir les bénéfices, il mit en place un nouveau système à partir de Tartuffe (1669) : au lieu de déléguer son privilège, il se chargeait lui-même d’engager un imprimeur, mais il garda jusqu’à sa mort Ribou comme diffuseur, même quand celui-ci, condamné et banni, devait recourir à un homme de paille.

Les deux ouvrages ici recensés montrent le caractère pluridimensionnel de l’approche d’Alain Riffaud ; Yann Sordet, dans sa préface au Libraire de Molière, dit justement qu’elle relève d’une « histoire du livre totale, qui est dans le même temps celle des hommes, des lieux, de la production imprimée et de ses formes, et des cadres juridico-administratifs qui les servent ou les contraignent » (p. 14). Il faut aussi souligner l’élégance et la clarté de leur impression, due à Portaparole, maison d’édition franco-italienne implantée à Arles. Ils prennent place dans la collection « Sources », réservée à des études basées sur la mise en lumière de fonds documentaires inconnus ou négligés. Alain Riffaud observe si strictement ce principe qu’il ne se réfère quasiment jamais (sauf dans ses Avant-propos) à des travaux d’historiens ou de critiques postérieurs au xviiie siècle. Au début, on en est surpris ; puis, la magie de cette immersion dans un monde sorti des archives commence à opérer.

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9 http://repertoiretheatreimprime.othone.com [consulté le 10/07/2023]