Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

Isabelle Pantin et Gérald Péoux (dir.), Magasins de savoirs. Rassembler et redistribuer la connaissance par le livre (XVIe-XVIIe siècles)

Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain (coll. « L’atelier d’Érasme »), 2021. 251 p. (ISBN 978-2-39061-101-1)

Oury Goldman

LabEx Comod, Université de Lyon

L’émergence du livre imprimé en Europe a profondément affecté la manière de structurer et de diffuser les connaissances. L’ouvrage collectif co-dirigé par Isabelle Pantin et Gérald Péoux, s’empare de la métaphore commerciale du magasin pour étudier la double fonction de certains imprimés qui tâchent d’entreposer des connaissances et de les proposer à un public varié. L’ouvrage qui réunit des auteurs issus de traditions disciplinaires différentes (histoire, littérature, musicologie, histoire du livre, des sciences ou de l’art) repose sur une articulation féconde entre une approche intellectuelle attentive aux formes et aux contextes d’élaboration des connaissances et une analyse sensible à la matérialité de l’objet-livre permettant de comprendre les conditions de la composition et de la transmission des savoirs. La précieuse introduction d’Isabelle Pantin et de Gérald Péoux justifie l’emploi collectif de la métaphore du « magasin de savoirs », discutée par chacun des contributeurs, en la distinguant d’une catégorie proche et plus souvent étudiée, celle de l’encyclopédie. Rappelant l’étymologie de ce dernier terme et ses usages mouvants aux xvie-xviie siècles, les deux auteurs montrent que les termes de « magasin » et ses dérivés, en partie utilisés par les acteurs étudiés, permettent de mieux appréhender certaines publications s’adressant à un public élargi et d’étudier non seulement le travail de compilation mais aussi celui de redistribution des savoirs. Pour ce faire, le livre propose une « galerie d’ouvrages » relativement hétéroclite dont il s’agit d’étudier la « dimension magasine », c’est-à-dire le travail de sélection, d’appropriation, de rangement des matériaux, et l’effort ensuite d’exposition, de séduction et d’adaptation au lectorat. L’introduction présente les différents cas d’étude et tâche de dégager certains éléments communs, tout en insistant sur la diversité des solutions trouvées par chacun pour rassembler et distribuer le savoir. Sans chercher à faire un résumé de chaque contribution ni à redoubler le louable effort de recension croisée proposé par l’introduction elle-même, nous soulignerons certains éléments qui se dégagent à la lecture de l’ensemble du livre.

Les neuf contributions sont disposées selon un ordre chronologique, allant du tout début du xvie siècle jusqu’à l’extrême fin du xviie siècle, et se concentrent sur des publications issues de l’Europe occidentale. De manière générale, il s’agit d’une série d’études de cas, qui examinent soit un ouvrage pouvant être qualifié de « magasin de savoir » (la Margarita Philosophica de Georg Reisch en 1503 par Isabelle Pantin ; L’Inventaire des plus curieuses recherches du royaume d’Espagne d’Ambrosio de Salazar en 1612 par Aurore Schoenecker ; El Melopeo y Maestro de Pedrone Cerone en 1613 par Christophe Dupraz et François Dry ; la Geographia generalis de Bernard Varenius en 1650 par Axelle Chassagnette ; l’Almagestum novum de Giovanni Battista Riccioli en 1651 par Gérald Péoux ; le Sepulchretum de Théophile Bonet en 1679 par Anne-Sophie Pimpaud), soit qui se concentrent sur une figure qualifiée de « magasinier du savoir » (Georg Pictorius par Rachel Darmon et Blaise de Vigenère par Paul-Victor Desarbres au xvie siècle ; Henry Oldenburg à la fin du xviie siècle par Nydia Pineda de Ávila).

Tous les ouvrages étudiés sont confrontés à la tension entre une volonté d’exhaustivité et une nécessaire sélection des matériaux, sans pour autant déployer les mêmes solutions ni les mêmes formes. Certains articles se concentrent ainsi sur des ouvrages qui semblent centrés sur un domaine spécifique de savoir (la musique pour El Melopeo y Maestro, la géographie pour la Geographia generalis, l’astronomie pour l’Almagestum novum, l’anatomie du corps malade pour le Sepulchretum, la mythographie ou l’histoire naturelle pour les écrits de Pictorius) ou sur un objet (l’Espagne pour l’ouvrage d’Ambrosio de Salazar ; le sel et le feu, les comètes, les pénitences, les alphabets et le chiffrement pour les différents traités de Blaise de Vigenère). D’autres articles examinent des publications dont l’ambition affichée est de couvrir de nombreux domaines savants, comme la Margarita Philosophica ou les différentes publications du périodique savant des Philosophical Transactions. Pour autant, l’intérêt du livre est précisément de montrer que toutes ces entreprises savantes brassent en réalité des champs multiples du savoir, justifiant leur appellation de magasin. Ainsi, pour former un parfait musicien, Pedrone Cerone dans El Melopeo y Maestro insiste sur la nécessité de son éducation extra-musicale et sur sa santé morale et physique, qui sont traitées dans son ouvrage. Quant à la Geographia generalis, elle aborde également la physique, l’optique et la chimie, alors que l’ouvrage sur l’Espagne d’Ambrosio de Salazar traite de sa géographie, de l’histoire dynastique, de la vie des personnes illustres, de l’organisation administrative, tandis que les traités de Vigenère mêlent explications naturalistes à des considérations alchimiques et kabbalistiques.

En cela, l’ensemble des articles prête une attention aux modalités de structuration de ces savoirs par l’imprimé, en combinant des analyses centrées sur les projets intellectuels, les sources utilisées, les méthodes de composition des ouvrages et un examen des éléments matériels du livre (composition, chapitrage, indexation, manchettes, etc.) qui permettent d’entreposer et de faire circuler les connaissances. De ces analyses, différents profils d’ouvrages émergent, sous la forme de boutiques bien organisées et rangées systématiquement comme pour l’Almagestum novum ou la Geographia generalis, quand d’autres offrent l’image de magasins hétéroclites et bigarrés comme les traités de Vigenère ou de Pictorius. Un tel partage ne recoupe pas totalement les modalités de lecture proposées par chaque publication, modalités qui sont liées à la composition des ouvrages et aux instruments de repérage qu’ils proposent. Certains offrent des modèles encourageant davantage une lecture continue, comme la Geographia generalis ou les traités de Vigenère, d’autres permettent une lecture plus butinante et fragmentée, comme l’Almagestum novum, le Sepulchretum, ou la Margarita philosophica. Les articles se concentrent également sur la destinée des ouvrages après leur parution initiale, entre ceux ayant connu un succès notable et d’autres à la diffusion plus ponctuelle, et prêtent une attention à la manière dont leur histoire éditoriale (rééditions, traductions, etc.) peut profondément modifier leur structure. Ainsi, l’étude initiale de la Margarita philosophica élaborée par Georg Reisch au début du xvie siècle, démontre combien les éditions successives dont elle a fait l’objet au cours du même siècle la font passer d’une encyclopédie des savoirs étudiés à l’université à un magasin plus divers incorporant différents strates de connaissances et d’écrits.

L’ambition générale est d’explorer les « multitudes déclinaisons expressions qui peuvent […] révéler le potentiel » (p. 18) de la métaphore centrale, en prêtant une attention aux lexiques utilisés pour les titres, les appareils liminaires, les commentaires métalittéraires, qui renvoient au monde commercial, ou au travail « d’emmagasinage et de redistribution des savoirs » (p. 19). Pour autant, les articles oscillent entre un usage relativement limité et modeste de l’image du magasin, notamment quand ils traitent d’ouvrages qui s’y ajustent plus difficilement car représentant des traités de synthèse à destination d’un public érudit ou professionnel comme la Geographia generalis, l’Almagestum novum et le Sepulchrum. D’autres études tentent de faire leur miel d’un usage métaphorique de ce modèle, en insistant sur la diversité des matériaux « stockés » par les ouvrages, sur les méthodes de travail par collage et assemblage des matériaux, sur la « prose magasine » de Vigenère, sur la figure du compilateur de « savoirs d’occasion » pour Ambrosio de Salazar. Quelques contributions mettent à profit de manière plus évidente l’image du magasin, dès lors qu’elle est elle-même utilisée par les livres et les acteurs étudiés. C’est le cas de Georg Pictorius qui intitule, dans la deuxième moitié du xvie siècle, deux de ses ouvrages par des termes grecs qui peuvent se traduire par magasin, Le Magasin des dieux et le Magasin général. Rachel Darmon analyse les usages lexicaux de ces termes, leur lien avec l’ambition de ces deux traités, la « poétique de l’échantillon » (p. 61) de l’auteur, et son usage des métaphores mercantiles lui permettant de présenter ses écrits comme une boutique où l’on trouve de tout, comme un réservoir de savoirs et un étalage d’échantillons attrayants. De son côté, Henry Oldenburg conçoit son journal savant comme un « vaste magasin philosophique » (p. 209), sous la forme d’un périodique commercial permettant une économie sans cesse réactualisée des échanges intellectuels. Les savoirs présentés par les Philosophical Transactions se veulent en outre des recherches productives et utiles, notamment pour le commerce, selon une veine utilitariste qu’on retrouve également dans d’autres ouvrages du xviie siècle étudiés dans le livre, démontrant combien ce siècle correspond à une transformation dans l’usage des savoirs. De nombreuses contributions insistent également sur l’interaction qui s’opère entre les érudits et certains acteurs directement liés aux mondes des affaires, à savoir les imprimeurs-libraires, qui jouent un rôle central dans les projets savants et éditoriaux, comme Andreas Schott à Bâle et Johann Grüninger à Strasbourg pour la Margarita philosophica, les Elzevier à Amsterdam pour la Geographia generalis, ou les libraires parisiens Antoine du Breuil pour l’ouvrage d’Ambrosio de Salazar sur l’Espagne ou encore Abel L’Angelier pour certains traités de Vigenère, à la présentation plus aérée et structurée (p. 86). Il est à noter que ce dernier libraire est installé dans la grande galerie du Palais de la Cité à Paris, aux côtés d’autres boutiques proposant des marchandises et articles de luxe hétéroclites (draps, éventails, parfums), ce qui pose la question de possibles liens entre ces différents objets de commerce. Cette dimension, peu explorée dans l’ensemble des contributions, ouvrirait à d’autres considérations en lien avec l’ambition du livre, en examinant la place de chacun des ouvrages étudiés dans la politique éditoriale des libraires, afin de comprendre comment ces magasins de papier trouvent leur place dans la boutique physique de chacun de ces marchands de livres. Une articulation avec l’histoire économique et sociale des métiers de l’imprimerie aurait été intéressante pour examiner les réseaux concrets de commercialisation, de distribution et d’appropriation de ces différentes entreprises de savoir, afin d’évaluer leur classification et leur prise en considération par leurs lecteurs contemporains.

Ces quelques lignes n’épuisent pas la richesse individuelle et collective de l’ensemble des contributions, qui montrent bien combien l’imprimé a reconfiguré l’économie des savoirs au début de l’époque moderne. Le livre démontre que ces ouvrages aux langues, formats, genres a priori différents peuvent être étudiés selon des grilles d’analyse en partie communes et parallèles, et que loin de n’être que des entrepôts froids et figés de connaissances, ils méritent d’être revisités, à l’instar d’une boutique vivante sans cesse réapprovisionnée.