Livres, travaux et rencontres
LTR
Jean-Charles Geslot, L’Histoire de France de Victor Duruy
Paris, CNRS éditions, 2022. 399 p., ill. (ISBN 978-2-271-13638-1)
En 2009, Jean-Charles Geslot, maître de conférences d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, publie aux Presses universitaires du Septentrion, sa thèse de doctorat, Victor Duruy, historien et ministre (1811-1894), préfacée par Jean-Yves Mollier, son directeur de recherche. Avec cette nouvelle publication, qui porte sur une œuvre majeure de Victor Duruy, sommes-nous en présence d’une version enrichie de ce travail académique ? Absolument pas. Jean-Charles Geslot nous livre ici un ouvrage original et magistral, qui illustre parfaitement ce qu’on appelle aujourd’hui l’histoire culturelle, inventée, il y a une quarantaine d’années, par les travaux pionniers de Roger Chartier, Jean-Yves Mollier et Pascal Ory, entre autres.
Elle réfute l’approche traditionnelle de l’historiographie, qui valorisait, de manière totalement subjective et arbitraire, les grands noms de l’écriture romantique de l’histoire – ceux de Jules Michelet, François Guizot, Alphonse de Lamartine, Augustin Thierry, Alexis de Tocqueville, Hippolyte Taine, par exemple – choisis pour des raisons étrangères aux méthodes de la science historique, notamment le style, les idées et les engagements politiques. De fait, elle lui substitue des critères plus neutres et plus objectifs, que l’on peut résumer par ce triptyque, dépourvu de préjugés : production, médiation, réception. Le cas de l’Histoire de France de Victor Duruy, publiée en 1858 et, plusieurs fois rééditée jusqu’en 1914, – ouvrage de synthèse, à mi-chemin entre la démarche savante et celle de la vulgarisation de haut niveau – permet à Jean-Charles Geslot de montrer très concrètement, et néanmoins de manière très vivante, ce qu’apporte l’histoire culturelle appliquée aux publications historiques dans la deuxième moitié du xixe siècle.
Son livre s’articule en effet autour de sept chapitres, qui constituent autant d’étapes dans la vie du livre, dont le parcours va en quelque sorte de l’auteur au lecteur. Le premier porte sur la conception du livre, sa genèse, et le replace dans la production générale de l’auteur, déjà célèbre en raison de ses monumentales Histoire des Romains et celle des Grecs.
Le second chapitre nous fait pénétrer dans l’atelier de l’auteur, nous assistons ainsi, dans son cabinet de travail, par-dessus son épaule, à l’élaboration de l’œuvre en temps réel. Nous pouvons relever quelles sont ses sources, de quelle bibliographie il dispose, à quels collaborateurs il peut faire appel.
Avec la troisième séquence, nous pouvons vérifier la pertinence de la remarque des spécialistes de l’Histoire culturelle selon laquelle le romantisme correspond au sacre de l’éditeur, nouvel acteur majeur de la chaîne du livre au xixe siècle, symbolisé par le splendide portrait de la femme de l’éditeur Georges Charpentier et de ses enfants, chef-d’œuvre d’Auguste Renoir en 1878. Certes, il n’est pas reproduit ici, à juste titre du reste, puisque la quasi-totalité des livres de Victor Duruy sont publiés chez Hachette, mais son évocation illustre mieux qu’un long discours la démarche de Jean-Charles Geslot.
Avec le quatrième chapitre, nous abordons les problèmes concrets liés à la fabrication du livre. Jean-Charles Geslot nous rappelle opportunément que si le livre de Victor Duruy constitue le support privilégié du savoir historique, il représente aussi un objet matériel, dont l’impression, le brochage et la reliure sont des éléments indispensables à son existence et à sa diffusion. Même si l’iconographie n’occupe pas encore, sous le Second Empire, la place considérable qui est la sienne au xxe siècle, elle est néanmoins bien présente. Sur le plan des illustrations, le livre, conçu vraisemblablement en liaison étroite entre l’auteur et son éditeur, opère même une petite révolution : alors que les monographies précédentes privilégiaient les portraits des rois de France, on assiste chez Victor Duruy à une sorte de « dé-monarchisation » volontaire de l’histoire de France au profit des représentations des lieux et des monuments essentiels du passé national.
Le sixième chapitre témoigne de la portée de l’essor du livre dans la seconde moitié du xixe siècle en répertoriant de manière très complète les multiples canaux de diffusion de l’imprimé, notamment celui de la publicité et en posant de bonnes questions : qu’est-ce qu’un best-seller au xixe siècle, quels sont les tirages moyens et à partir de quels critères, l’éditeur lance-t-il des rééditions ?
La dernière partie n’est pas la moins intéressante dans la mesure où elle porte sur la réception du livre, problème infiniment délicat à traiter car il porte sur les contours du lectorat, toujours difficile à cerner. Comment évaluer, par exemple, la portée des articles critiques parus dans la presse ? Une condamnation de l’Église catholique par le biais de l’Index est-elle un atout majeur pour amplifier un succès de scandale, comme ce fut le cas pour la controversée Vie de Jésus de Renan, ou, au contraire, provoque-t-elle, dans un lectorat sensible à l’autorité ecclésiastique, un rejet catégorique ? Enfin, cet ouvrage principalement destiné à la bourgeoisie libérale, est-il parvenu, par le biais des bibliothèques, à toucher un public populaire ? Autant de questions complexes auxquelles, Jean-Charles Geslot fournit, chaque fois, des réponses mesurées pertinentes.
Soulignons aussi que le stimulant travail de Jean-Charles Geslot est très soigné et je n’y ai relevé, en dehors d’une faute d’orthographe banale – à la page 353, approche « traditionnaliste » de l’histoire pour traditionaliste – qu’une seule scorie, très vénielle : à la page 69, il signale que François Guizot a emprunté à la Bibliothèque nationale 240 livres entre 1836 et 1886. Or, il est décédé en 1874 !
Cet ouvrage solide, qui, par ses fines analyses sur l’histoire du livre et ses riches annexes, fera désormais autorité dans le territoire de l’historien, constitue une contribution de premier plan pour comprendre la centralité de l’imprimé dans les pratiques culturelles, non seulement au xixe siècle, mais encore jusqu’à une époque récente. Et ce n’est pas sans une forme de nostalgie et de mélancolie qu’on le referme, conscient qu’aujourd’hui, à l’heure où le savoir sous toutes ses formes connaît une diffusion électronique exponentielle, nous assistons, probablement, à la mort du livre conquérant de l’époque de Victor Duruy, ou du moins à son irrésistible déclin.