Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

Sarah Fourcade, La noblesse à la conquête du livre, France, v. 1300 – v. 1530

Paris, Honoré Champion (coll. « Études d’histoire médiévales » ; 17), 2021. 716 p. (ISBN 978-2-7453-5591-1)

Marie-Hélène Tesnière

Conservatrice générale honoraire des bibliothèques, BnF

Cerner la relation qui existe entre la noblesse combattante et lettrée et le livre, entre 1300 et 1530, tel est le projet que Sarah Fourcade conduit à partir d’un corpus constitué par les fichiers de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (fichier « possesseurs » de la section de codicologie, intégré dans la base Bibale [https://bibale.irht.cnrs.fr/], et fichier « auteurs » de la section romane). Par noblesse combattante et lettrée, l’auteure entend les laïcs ayant obligation du service armé : « commun des nobles » aux revenus modestes vivant loin des cours ; moyenne noblesse chevaleresque dotée de fonctions curiales ; haute noblesse pourvue d’importants patrimoines et de charges prestigieuses. Le clergé et les princes sont exclus du corpus. Le livre bat en brèche l’idée qu’à la fin du Moyen Âge combattre est le privilège de la noblesse, là où écrire est la vocation des clercs. Les nobles s’approprient d’abord matériellement le livre, avant que n’émerge, dans les deux derniers tiers du xve siècle, une littérature proprement nobiliaire : en cela réside « la conquête du livre-manuscrit ».

Dans la seconde partie de l’ouvrage, qui représente une somme désormais indispensable à qui s’intéresse à la culture littéraire de la fin du Moyen Âge, l’auteure présente successivement : 1) les nobles (673) possédant moins de dix manuscrits ; 2) les nobles (59) possédant une collection de plus de dix manuscrits : ce sont généralement de grands seigneurs pour lesquels la bibliophilie constitue un attribut social indispensable, bien représentés dans le Nord (Hainaut, Flandres, Artois, Picardie) et en Bretagne ; 3) les écrivains (78), petits nobles ou officiers moyens cherchant à asseoir leur réussite ; 4) les collaborateurs (67) de cercles poétiques, qui ont en commun d’avoir servi le prince ; 5) enfin les rédacteurs (27) d’actes privés. Pour chacune de ces cinq catégories l’auteure établit de courtes notices mentionnant la titulature du noble lettré, son origine régionale, la liste de ses manuscrits, la bibliographie de référence. Figure ensuite une annexe listant les collections de plus de vingt manuscrits.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteure cherche à faire parler ces sources (manuscrits et inventaires) pour définir en premier lieu le profil des nobles lettrés, leur capacité à instruire et à transmettre : on retiendra particulièrement les chapitres qui abordent l’éducation des nobles et l’usage des livres dans les cercles intra-familiaux. Dans un second temps, elle s’attache à caractériser la culture propre à cette noblesse combattante : les nobles apprécient surtout la littérature de délassement, la littérature didactique et morale, en français. L’auteure tente de reconstituer une bibliothèque typique, mais l’étude apparaît ici quelque peu biaisée, car les œuvres sont rarement uniques au sein d’un manuscrit : L’Histoire ancienne jusqu’à César se lit en effet généralement avec les Faits des Romains, et la Guerre Punique de Leonardo Bruni ne se comprend qu’avec la traduction des Décades de Tite-Live. Témoins pragmatiques d’un mode de vie et d’un idéal qu’ils s’efforcent de transmettre, les nobles « combattants » écrivent, généralement dans la force de l’âge, en premier lieu des traités de guerre, de chasse ou des cérémoniaux, et, surtout dans la seconde moitié du xve siècle, des œuvres historiographiques, qui vont de pair avec la constitution d’archives ; pour leurs travaux d’écriture, ils sont souvent aidés par des tiers.

L’ouvrage est donc important, particulièrement riche et bien mené, même si en raison de la disparité des sources il donne dans le détail une impression de pointillisme. En dépit de son titre, il concerne surtout le xve siècle. On s’étonne toutefois que l’auteure, à l’esprit nuancé par ailleurs, n’ait pas cherché à évaluer la représentativité de son corpus, c’est-à-dire selon quels critères ont été constitués les fichiers de l’IRHT, qui font la part belle au domaine français, autant du point de vue de la conservation des manuscrits que de la langue : d’importants catalogues de manuscrits enluminés, ceux d’Alison Stones (Gothic Manuscripts, 1260-1320, Londres-Turnhout, 2013-2014, 4 vol.) et de François Avril et Nicole Reynaud (Quand la peinture était dans les livres…1440-1520, Paris, 1993) ne sont pas cités ; de même, hormis les manuscrits paraliturgiques, on a peu d’information sur les ouvrages en langue latine.