Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

François Déroche, Nuria De Castilla, Lbachir Tahali, Les livres du sultan. Matériaux pour une histoire du livre et de la vie intellectuelle du Maroc saadien (XVIe siècle)

Paris, AIBL (« Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres » ; 58) ; Louvain, Peeters, 2022. 2 vol. 451, 520 p. ISBN 978-2-87754-684-3.

Marie-Geneviève Guesdon

Ces deux grands volumes présentent les résultats de recherches menées de 2016 à 2021 dans le cadre du projet SICLe (ERC) (Saadian Intellectual and Cultural Life) sur les manuscrits marocains de la période saadienne. Les manuscrits des bibliothèques marocaines n’ont pu être inclus du fait de la pandémie, seuls sont donc concernés les livres conservés par la bibliothèque du monastère de San Lorenzo de l’Escorial, où ils sont entrés en 1614, deux ans après la capture en mer par les Espagnols de la bibliothèque du sultan saadien Mulây Zaydân (m. 1627), qui régna d’abord à Fès puis sur l’ensemble du Maroc. Un incendie a détruit en 1671 la moitié des collections du monastère alors que les 3975 volumes de la bibliothèque saadienne n’avaient pas fait l’objet à leur entrée d’une liste précise, si bien que son contenu exact n’est pas connu. Les auteurs estiment que les 349 volumes pourvus d’ex-libris représentent un peu moins de 20% de ceux qui ont survécu à l’incendie, mais beaucoup ne peuvent pas être rattachés de façon certaine à la bibliothèque saadienne.

Chacun des volumes rend compte majoritairement d’un des aspects mentionnés dans le sous-titre (Matériaux pour une histoire du livre et de la vie intellectuelle du Maroc saadien), même si ceux-ci sont très étroitement liés. En effet, l’ouvrage met en œuvre de façon remarquable les apports réciproques entre codicologie, histoire des bibliothèques, de la vie intellectuelle et des relations interrégionales.

Les auteurs se sont attachés, à propos de la matérialité des livres ou de leur contenu intellectuel, à préciser la place particulière d’une bibliothèque princière dans la vie intellectuelle du pays, ainsi que son usage. En plus d’une contribution à l’histoire de cette bibliothèque et de son contenu, l’ouvrage contient une importante étude codicologique d’un corpus de 89 manuscrits en écriture maghrébine datés ou datables de 1495 à 1612. Les descriptions accompagnées d’une reproduction en pleine page sont suivies d’une synthèse qui aborde de façon extrêmement précise et détaillée tous les aspects de la fabrication du livre. Un chapitre sur la paléographie des écritures de l’époque saadienne suit avec le constat d’une grande diversité des écritures, décrivant deux styles principaux, mujawhar et mabsût et en proposant une définition qui, à défaut de faire consensus, a le grand mérite de la précision dans un domaine où la terminologie est souvent confuse. La coïncidence avec la parution récente d’une importante étude de la paléographie des manuscrits andalous jusqu’au xiie s. (M. Bongianino, The manuscript tradition of the Islamic West : Maghribî round scripts and the Andalusî identity, Edinburgh University Press, 2022) semble montrer un intérêt récent en dehors du Maghreb lui-même pour la production de cette région, moins étudiée malgré sa grande valeur esthétique et ses nombreuses particularités qui la distinguent de celle de l’Orient. Dans le second volume, Analyse thématique de la collection saadienne à l’Escorial, chaque section (selon le classement retenu au xviiie s. pour le rangement des ouvrages) est examinée. Les ouvrages de chaque discipline sont mis en relation avec le développement de la vie intellectuelle de l’époque. Leur provenance et leur cheminement jusqu’à la bibliothèque sont minutieusement examinés, des manuscrits antérieurs au xvie s., ou copiés en Orient, ne relevant pas du corpus déjà décrit, sont étudiés et reproduits.

De l’ensemble des contributions, il ressort que la bibliothèque était une propriété personnelle du souverain Mulây Zaydân, qui comprenait une partie seulement de celle de son père Ahmad al-Mansûr (r. 1578-1603), ainsi que des ouvrages rassemblés par son frère, Abû Fâris (r. Marrakech, 1603-1608), et que ceux-ci en faisaient un usage savant. Auteurs d’ouvrages, Ahmad al-Mansûr et Mulây Zaydân ont laissé de nombreuses notes marginales et commentaires dans les manuscrits. Leurs acquisitions montrent qu’ils ont partagé le cursus d’études de l’élite marocaine et qu’ils étaient de plus dotés d’une curiosité encyclopédique, ouverte sur les ouvrages de belles-lettres, politique et sciences. Ces derniers, peu nombreux, comptent parmi eux les plus anciens de la collection (Arabe 950 et 791, copiés en 1003 et 1101).

Tous les chapitres convergent dans la démonstration du fait que le Maroc saadien est loin d’être isolé. Tout ce qui concerne la bibliothèque (textes recherchés, acquisition des ouvrages, matériaux utilisés, techniques de fabrication du livre et notamment de la reliure, styles d’ornementation, …) est marqué par les échanges, principalement avec l’Orient ottoman, ce qui va contre l’idée répandue d’un isolement.

L’étude des ex-libris et des notes marginales, des marques de transmission des volumes, des mentions d’achat ou de prix, montre un effort important pour l’acquisition d’ouvrages et met en évidence la constitution d’un réseau international (achats en Égypte et à Constantinople notamment), parallèlement à l’achat de collections de savants marocains. Les copies en écriture orientale représentent 60 à 80 % des ouvrages des différentes sections. Deux rubriques où les copies maghrébines représentent 45% des manuscrits font exception : le droit (l’école malékite qui a peu produit en Orient domine au Maghreb) et les sciences. Les auteurs orientaux ne sont pas les seuls recherchés en Orient, les Andalous sont aussi prisés. Le chapitre Un jeu d’influences s’attache aux contacts entre traditions : un copiste oriental était employé au Maroc, une copie andalouse marque l’intérêt pour cette région, une copie africaine montre le rayonnement du Maroc avant la conquête de Tombouctou. La bibliothèque contient en effet plusieurs manuscrits qui ont appartenu à Ahmad Bâbâ al-Timbuktî (1556-1627), pris à la suite de l’occupation de la ville par Ahmad al-Mansûr en 1591.

Du point de vue de l’art du livre, la période saadienne marque une transition. Les pratiques évoluent en relation avec celles de l’Orient, tout en conservant une originalité (un exemple parmi d’autres : l’usage des foliotations en chiffres du type fâsî). La bibliothèque n’est pas faite pour l’apparence, mais les auteurs relèvent tout de même la naissance, au palais, d’une nouvelle esthétique qui marquera l’art du livre au Maroc. Les manuscrits de la bibliothèque saadienne sont peu ornés, à l’exception de deux d’entre eux : un recueil de prières copié en 1584 dans la tradition de l’enluminure maghrébine, (Arabe 1181) et un coran, dit « de Mulây Zaydân » mais réalisé pour son père en 1599 (Arabe 1340). L’ornementation et la mise en page de celui-ci contiennent des éléments traditionnels, mais une influence ottomane est nettement perceptible. Un traité sur les animaux illustré copié en Orient en 1354 (Manâfi’ al-hayawân de Ibn al-Durayhim, Arabe 898), a probablement fait partie de la bibliothèque saadienne, mais les seules peintures réalisées au xvie s. se trouvent dans un Sulwân al-mutâ’ d’Ibn Zafar al-Siqillî (Arabe 528) qui présente 47 scènes réalistes, se déroulant dans le monde musulman et en Europe, exécutées sur une copie probablement antérieure. F. Déroche suggère qu’elles pourraient être l’œuvre du peintre espagnol Blas de Prado qui séjourna au Maroc entre 1593 et 1599. Témoin des circulations qui nourrissent la production des manuscrits saadiens, le caractère isolé de celui-ci en montre aussi les limites : il est exceptionnel, tant par son illustration que par une ouverture qu’il révèle sur le monde non musulman. La réalité de contacts n’est pas associée à un intérêt intellectuel : la bibliothèque ne contient pas de dictionnaires, de traductions, ni d’ouvrages d’histoire relatifs à l’Europe. Les ouvrages d’histoire et de géographie concernent surtout la famille du Prophète (la dynastie saadienne, chérifienne, se situe parmi ses descendants), l’Arabie, le monde musulman, dont al-Andalus et l’Afrique voisine. L’étude de 56 reliures produites au Maroc met en évidence une période de changement à la fin du xvie s., avec l’usage croissant de modèles ottomans : cuirs de plusieurs couleurs, décor central à plaque au détriment des compositions de petits fers. L’étude des encres et des matériaux de la couleur s’appuie sur deux séries d’analyses publiées en annexe, réalisées par Benoît Prochet et Patricia Roger, ingénieurs au Laboratoire Laplace, Université Paul Sabatier de Toulouse. Celle concernant Le bleu du sultan met en évidence l’emploi dans l’enluminure du coran Arabe 1340, d’un matériau importé probablement de Hollande : le bleu de smalt. L’autre, Tout ce qui brille n’est pas or, analyse le matériau qu’utilisaient les souverains pour saupoudrer l’encre des ex-libris.

Cet ouvrage rédigé par des spécialistes de la codicologie des manuscrits arabes, de France et du Maroc, auxquels se sont joints ceux de différentes disciplines pour les analyses thématiques ainsi que des ingénieurs, constitue un apport important à la codicologie des manuscrits du Maghreb et fournit une image extrêmement précise, détaillée et documentée de la bibliothèque saadienne et de son contenu, s’élargissant à une image d’ensemble permettant de la situer, en tant que bibliothèque princière dans le Maroc savant, avec ses préoccupations identitaires, alors qu’elle est aussi le résultat d’échanges avec le monde ottoman pour l’acquisition des ouvrages et avec l’Europe pour l’importation de papier ou de couleurs.