Histoire et civilisation du livre

Livres, travaux et rencontres

LTR

Mathieu Deldicque, Caroline Vrand (dir.), Albrecht Dürer. Gravure et Renaissance [catalogue de l’exposition du Musée Condé, Chantilly, 2022]

Paris, In fine, 2022. 287 p., carte, ill. (ISBN 978-2-38203-025-7)

Frédéric Barbier

Ne boudons pas notre plaisir : il y a si rarement, en France, de grandes manifestations consacrées à Albrecht Dürer (1471-1528), quand l’exposition présentée à Chantilly en 2022 se signalait par l’exceptionnelle série des pièces présentées, tout en éclairant des pans entiers de l’histoire de nos collections. Le catalogue publié à cette occasion, magnifiquement illustré, constitue à la fois un livre d’art, et un précieux instrument de travail et de référence. Les œuvres exposées ont été exclusivement tirées des fonds de la Bibliothèque nationale de France et du Musée Condé : Nicole Garnier-Pelle présente rapidement, en introduction, l’histoire de ce dernier fonds, trop peu connue (voir le no 83 !). Le catalogue lui-même se présente en cinq grandes parties : 1) La fabrique d’un artiste ; 2) Dürer et l’Italie à l’heure de la gravure ; 3) Dürer et les maîtres allemands ; 4) Dürer à son sommet : représenter le monde ; 5) Dürer et les Pays-Bas. Chaque partie comprend elle-même plusieurs chapitres brefs, introduits par une courte présentation, celle-ci suivie du détail des pièces exposées.

Si l’historien du livre est peut-être moins sensible aux perspectives relevant plus strictement de l’histoire de l’art, un certain nombre d’autres observations le concerne très directement.

Et, d’abord, le caractère exceptionnel de l’environnement de Dürer, à savoir la ville de Nuremberg dans la deuxième moitié du xve et au début du xvie siècle. La présentation du « Rayonnement culturel de Nuremberg à l’aube de l’année 1500 » (p. 31 et suiv.) est intéressante, mais les travaux de Philippe Braunstein et des historiens allemands1, y compris s’agissant d’histoire du livre, pourraient être davantage exploités. De fait, le statut d’une ville libre et impériale est en soi très particulier2, et Nuremberg3 est en outre l’une des villes les plus peuplées de l’Empire, à la position idéale sur les grandes routes d’Italie (par Innsbruck4 et le val de Trente), mais aussi de Bohême, d’Allemagne et des anciens Pays-Bas (no 3, notice de Marie-Pierre Dion). La ville abrite un secteur artisanal très actif (dont les orfèvres), tandis que les grands négociants, qui tiennent le Magistrat, sont aussi des investisseurs et des banquiers, qui n’hésitent pas à intervenir au loin, et d’abord à Venise (no 100). Dans le même temps, ces personnages très fortunés sont sensibles aux choses de l’esprit, leurs fils étudient en Italie, ils pratiquent un mécénat actif et collectionnent eux-mêmes curiosités et objets d’art, livres et gravures, jusqu’à constituer des cabinets de curiosités souvent remarquables (p. 31).

Pour l’historien, toujours attentif aux realia, c’est là l’environnement culturel de la famille des Dürer depuis la mi-xve siècle5 : solidarité de groupe (les relations professionnelles sont souvent renforcées par des alliances familiales), compétences, familiarité certaine avec les affaires d’argent, ouverture aux curiosités artistiques et intellectuelles. Rien de surprenant, on le voit, si Dürer, lorsqu’il débute, innove en intervenant dans le processus éditorial de certaines de ses œuvres, en organisant lui-même la diffusion de ses estampes sur les foires et marchés (p. 41), ou encore en utilisant systématiquement son monogramme « AD » en manière de signature (p. 42, 191 et suiv., etc.) – d’autres artistes de premier plan seront, plus encore que lui, engagés sur cette voie du capitalisme, à commencer par Cranach à Wittenberg. Rien de surprenant non plus si, comme Cranach, il intervient directement dans les activités de la typographie, cette branche entièrement nouvelle et tout particulièrement ouverte au capitalisme moderne. Enfin, pour revenir à Nuremberg, il conviendrait de faire aussi intervenir les solidarités de voisinage puisque, lorsque les Dürer s’installent en ville, ils sont logés sur l’arrière de la maison de Johann Pirckheimer, père de Willibald (1470-1530), le célèbre humaniste et mécène de Dürer (son portrait, no 93).

Envisager la question de l’« artiste entrepreneur » nous fait toucher un point essentiel pour l’histoire du livre : il s’agit de la distinction entre l’estampe d’illustration (illustrer un livre imprimé) et l’estampe autonome, ce que Dürer lui-même appelait simplement l’« image » (Bild). Il est difficile de penser que le jeune Dürer ait pu se rendre à Colmar en 1492 sans voir aucune des deux métropoles du Rhin supérieur, Strasbourg et Bâle. Dans cette géographie, le Narrenschiff publié par Bergmann en 1494 connaît un succès immédiat. Que Dürer ait pu y collaborer nous semble probable6, mais l’essentiel tient surtout dans le fait qu’il se familiarise alors avec le modèle du livre imprimé conçu comme une suite de gravures autonomes : c’est précisément cette formule qu’il mettra en œuvre dans son admirable Apocalypse parue en 1498 (p. 85 et suiv.), et plus tard avec ses deux autres « grands livres » (p. 157).

II faut insister sur le caractère novateur de l’opération de l’Apocalypse (GW M12930) non seulement du point de vue entrepreneurial7, mais aussi dans la mise en livre : de fait, traditionnellement, les Apocalypses figurées sont abrégées, et illustrées de petites vignettes. Pour son Apocalypse, Dürer adopte un parti tout différent : il publie le texte, et privilégie l’illustration, avec une suite ininterrompue de gravures imprimées au recto, le texte correspondant venant au verso. Les images forment donc un ensemble sur la « belle page », et il n’y a pas de possibilité de « lire » l’iconographie en regard du texte. En revanche, nous ne suivons pas l’auteur du catalogue, lorsqu’elle affirme que les « images [ne fonctionnent pas comme] l’illustration littérale du texte » (p. 85), mais développer cette analyse nous entraînerait trop loin. Enfin, il conviendrait de poser la question des publics éventuellement différents auxquels s’adressent les différents produits – des livres illustrés, et présentés sous toutes sortes de formes différentes, ou des « images » indépendantes.

Nous aurons négligé bien des problèmes posés, implicitement ou non, par notre très beau Catalogue, mais ne pouvons échapper au dernier, omniprésent qu’il est au fil des pages : il s’agit en effet de la précoce appétence des amateurs pour les œuvres de Dürer. Certes plus récent, l’intérêt du duc d’Aumale a été à cet égard maintes fois souligné et documenté, et c’est l’un des apports de l’exposition, que de montrer comment cette curiosité intelligente a pu s’enrichir au contact aussi bien des collectionneurs que des spécialistes et des marchands (p. 19 et suiv.). Arrêtons-nous plutôt sur le rôle de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, cette maison bénédictine des bords de l’Indrois. Que nous dit, en effet, celui que l’usage veut d’appeler « l’abbé de Marolles »8 ? Avant tout que, s’il a fait le choix de collectionner les estampes, c’est par goût, certes, mais aussi par obligation financière (il n’avait pas les moyens d’acheter des tableaux). Et de préciser que son recueil des « œuvres d’Albert », comprenons Albrecht Dürer, est complet des 104 pièces identifiées, mais qu’il est incomparable par sa provenance (« l’abbé de Saint-Ambroise », alias Claude Maugis), et surtout parce qu’il inclut « douze pièces uniques à la plume et au crayon ».

On est en effet stupéfait de la qualité des pièces alors en possession de l’abbé, et dont certaines sont présentées au fil de l’exposition (par ex. nos 24, 31, etc.). Que Dürer soit l’un des précurseurs de l’art du paysage en Occident est mis en évidence par le charmant Moulin aux saules, petit dessin à l’aquarelle rehaussée de gouache datant très probablement des dernières années du xve siècle : or ce Moulin, comme tant d’autres pièces, vient lui aussi du cabinet de monsieur de Marolles (p. 219). Le Catalogue Dürer nous livre ainsi un certain nombre d’informations très précieuses sur l’essor du collectionisme, en France, du xviie au xixe siècle, et là aussi nous ne pouvons qu’être très reconnaissants aux éditeurs et aux contributeurs.

Nous n’avons pu proposer que quelques réflexions, quand l’exposition et son Catalogue nous en suggèrent nombre d’autres autour du dossier « Dürer » : mentionnons, par exemple, la « quête des proportions idéales » (p. 119 et suiv.), la problématique de la perspective, celle des portraits (p. 268 et suiv.), sans oublier, bien sûr, les voyages en Italie et aux Pays-Bas. On l’aura compris, le Catalogue est exceptionnel par la masse d’informations qu’il fournit, tout comme par la multiplicité des approfondissements ou prolongements qu’il suggère. Si, comme il est de règle, l’érudit doit émettre un regret, celui-ci portera sur l’absence d’index (surtout index nominum) et sur l’absence des références usuelles aux bases de données bibliographiques, l’ISTC, le GW ou encore le VD16 (par ex. pour le no 35). Mais peu importe : nous attendons maintenant avec confiance les célébrations à venir pour le cinquième centenaire du décès du maître.

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1 Par ex. Stephan Füssel, Die Welt im Buch. Buchkünstlerischer und humanistischer Kontexte der Schedelschen Weltchronik von 1493, Mainz, Gutenberg-Gelleschaft, 1996.

2 Nuremberg est depuis le xie siècle dominée par la résidence impériale (Kaiserburg) et la ville est chargée de la garde du trésor de l’Empire (Reichsschatz), déposé par Sigismond en 1424 à l’église du Saint-Esprit.

3 Maximilien met en place, en 1490, la première route postale de l’Empire, en l’occurrence entre sa résidence d’Innsbruck et Malines ou Bruxelles – route concédée à la famille des Taxis. Un prolongement fonctionne par le Tyrol du sud vers l’Italie (1522 : d’Innsbruck à Trente et à Rome). Nuremberg et sa concurrente principale, Augsbourg, sont à l’épicentre du réseau qui va dès lors se développer, et dont le guide de Giovanni da L’Herba, en 1563, donnera le détail.

4 Innsbruck (avec sa Hofburg) est alors fréquemment la ville de résidence de l’Empereur.

5 Rappelons que les Dürer sont d’origine hongroise : ils viennent en effet d’un village situé aux portes de Gyula, à la frontière de la Transylvanie, où l’on connait un Anton Dürer (Ajtósi), orfèvre dans la première moitié du xve siècle. L’un de ses enfants, Albrecht l’Ancien (der Ältere), accomplit, selon les pratiques usuelles du compagnonnage allemand, un voyage de formation qui le conduit jusqu’aux anciens Pays-Bas, avant qu’il ne s’établisse en 1455 à Nuremberg. En 1467, il se marie et est reçu à la bourgeoisie, puis à la maîtrise l’année suivante (Neue deutsche Biographie., IV). Comme on sait, son fils, également prénommé Albrecht, naît à Nuremberg en 1471.

6 Friedrich Winkler, Dürer und die Illustrationen zum Narrenschiff. Die Baseler und Straßburger Arbeiten des Künstlers und der altdeutsche Holzschnitt, Berlin, Deutscher Verein für Kunstwissenschaft, 1951 (« Forschungen zur deutschen Kunstgeschichte », 36). Hans Joachim Raupp, « Zum Verhältnis von Text und Illustration in Sebastian Brants Narrenschiff », dans Bibliothek und Wissenschaft, 19 (1985), p. 146-184.

7 De par l’intervention de Koberger, ou encore avec l’idée de s’adresser au public le plus large possible, en donnant une édition en latin et une en vernaculaire, ou en conservant les bois (les matrices) pour sortir une nouvelle édition (ici, en latin, en 1511) (VD16, B 5248).

8 Michel de Marolles, Les Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin. Divisez en trois parties. Contenant ce qu’il a vû de plus remarquable en sa vie, depuis l’année 1600. Ses entretiens avec quelques-uns des plus sçavants hommes de son temps. Et les généalogies de quelques familles alliées dans la sienne, avec une briève description de la très illustre Maison de Mantouë et de Nevers, À Paris, chez Antoine de Sommaville, au Palais, dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France, MDCLVI [1656], 2°.