Histoire et civilisation du livre

Les livres ont-ils un genre ? (XVIe-XXe siècles)

DOSSIER_19

Introduction

Emmanuelle CHAPRON

Professeur d’histoire moderne, Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme, Aix-en-Provence

Sabine JURATIC

Directrice d’études cumulante, École pratique des hautes études

Les directrices de ce dossier adressent leurs plus chaleureux remerciements aux membres du Comité scientifique, Marie-Cécile Bouju (Univ. Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Jean-Charles Geslot (Univ. Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Rémi Jimenes (Univ. Tours), Annette Keilhauer (Friedrich-Alexander Univ. Erlangen-Nürenberg), Edwige Keller-Rhabé (Univ. Lumière – Lyon 2) et Sylvain Lesage (Univ. Lille).

Aujourd’hui, l’entrée par le genre apparait particulièrement féconde pour renouveler les questions traditionnelles de l’histoire du livre1. L’actualité de la recherche en témoigne. En 2020, un colloque de l’université de Sherbooke proposait de suivre les traces laissées par les femmes dans les archives du monde du livre et de l’imprimé au Québec et de réfléchir à la possibilité de mieux valoriser ces documents, en partant du constat que la faible visibilité des femmes en histoire du livre est aussi un phénomène de type archivistique2. En 2021, la rencontre annuelle de l’USTC History of the Book Conference avait choisi pour thème « Gender and the Book Trades », invitant à considérer la place des femmes et les logiques genrées dans tous les aspects de la vie du livre3. Le dossier que nous publions ici participe de cette dynamique. Il invite à réfléchir, comme le plaidait Christine Planté pour la littérature, à « montrer ce que le genre permet, produit, et comment il renouvelle les lectures – d’une façon qu’il est le seul à pouvoir porter ainsi »4.

Regarder les livres par les yeux des femmes

Depuis la fin des années 1990, les relations entretenues par les femmes avec les livres et, plus largement, avec le monde de l’imprimé ont suscité une attention croissante. Des veuves imprimeurs de l’Ancien Régime5 au développement des éditions féministes dans les années 19706, les travaux ont mis en évidence la participation des femmes à la production et au commerce des livres, jusqu’à souligner la place occupée par les « petites » maisons d’édition fondées par des femmes dans un champ éditorial, celui de la fin des années 1990, globalement guetté par une « révolution conservatrice »7. Au cœur de nombreuses recherches, les lectrices ont été saisies à la fois comme construction normative (la lectrice idéale) et comme réalité sociale. Les travaux ont éclairé les contraintes matérielles, sociales et culturelles qui s’exercent sur la lecture féminine, autant que la capacité des lectrices à s’en accommoder, à les contourner ou à les renverser à leur profit8. Enfin, la place des femmes dans le champ littéraire, leur accès longtemps mesuré et contraint à la publication, ainsi que le façonnement de figures d’autrices, souvent négatives mais parfois positives, ont été questionnés dans la longue durée9.

La multiplication de ces travaux a récemment permis de proposer des perspectives plus englobantes, embrassant l’ensemble des facettes féminines de la vie du livre dans un espace et un temps donnés – la France, l’Angleterre ou l’Italie des xvie et xviie siècles, l’Angleterre du xviiie siècle10. Les femmes y sont saisies à leur table de travail, à écrire, traduire, préfacer, copier, préparer les textes pour la presse, dans l’atelier, la rue et les corporations de métier, dans leurs interactions avec les auteurs, les imprimeurs et les patrons, dans leur confrontation, plume à la main, avec le texte lu, offert, prêté ou échangé. Il n’est plus contestable qu’observer les femmes à l’œuvre ou même, comme le suggère Brian Richardson, de regarder « how activities related to books looked through the eyes of the women »11, permet d’ouvrir des perspectives latérales, de produire un autre regard sur des réalités consolidées par l’historiographie, d’interroger différemment les manières de lire, les formes de l’auctorialité, le genre des inky fingers, les paratextes12, en bref d’examiner autrement l’ordre des livres.

Bien souvent, cette entrée par les femmes est une entrée par le genre, même si elle ne se présente pas frontalement comme telle13. Les travaux n’ont pas simplement pour objet de mettre au jour des figures oubliées du monde du livre – opération dont on sait qu’elle suppose une ténacité archivistique sans commune mesure avec ce que requièrent leurs homologues masculins. Le répertoriage des femmes n’est pas une fin en soi et surtout, il n’a guère de sens si ces actrices ne sont pas replacées dans le contexte historique et social qui leur permet ou les empêche d’agir, et dans leurs interactions avec le reste du monde. Il s’agit non seulement de considérer, assez classiquement, les formes de domination masculine sur les pratiques féminines du livre – invisibilisation des épouses et filles dans l’atelier, décrédibilisation des éditrices, (auto-)censure des autrices ou mise sous contrôle des lectrices – mais aussi, à l’inverse, de mettre en évidence toutes les traces, visibles ou invisibles, de l’incorporation du travail féminin dans les objets et les lieux de l’imprimé dominés par les hommes. Les recherches mettent ainsi en évidence que les livres sont, comme le suggère Helen Smith, des objets indissociablement mâles et femelles, parce qu’ils sont faits (aussi) de « petites mains » féminines dans un monde typographique qui est massivement mâle, parce que les livres savants sont (aussi) lus par les femmes, parce que des autrices peuvent se cacher derrière des pseudonymes masculins14. En contrepartie, il importe de discuter constamment l’idée que, dans la direction d’une maison d’édition, la lecture ou la constitution d’une bibliothèque, le genre serait une ligne de clivage plus pertinente et plus déterminante que les autres. La question que pose ce dossier, « Les livres ont-ils un genre ? », est ainsi une invitation à penser les clivages et les partages, les fronts communs et les fronts renversés, à penser avec mais aussi, quand il le faut, sans le genre.

Une histoire genrée du travail avec les livres

Notre proposition de départ consistait à réinterroger l’histoire des métiers du livre au prisme d’une histoire genrée du travail. Cette approche incluait, en premier lieu, une réflexion sur la participation des femmes à l’économie du livre. On sait que les indicateurs chiffrés qui ont été construits pour cela dépendent pour une bonne part des sources utilisées et de ce qu’on leur demande de renseigner. La faible présence des femmes dans les différents secteurs de la production imprimée renvoie aux lunettes choisies pour les observer. Il est devenu classique de constater que les adresses typographiques et les fonds des corporations peuvent participer à occulter les femmes, tandis que les archives comptables et commerciales, ecclésiastiques et notariées révèlent mieux la place qu’elles tiennent dans la gestion de l’entreprise familiale, dans un contexte où l’espace domestique et celui de l’atelier entretiennent une certaine porosité ; de sorte que la constitution des répertoires doit aller de pair avec une critique des sources et un effort pour pallier les limites des corpus archivistiques les plus souvent exploités15. Une bonne prise en compte de la présence des femmes dans le monde du livre suppose aussi de sortir du sillon des fonctions dominantes, les plus masculines, pour considérer des activités ancillaires ou secondaires, enlumineuses d’estampes, relieuses, vendeuses de rue : l’enquête en cours de Corinne Bouquin sur les imprimeurs-lithographes du xixe siècle en est un bon exemple16. Même lorsqu’elle demeure limitée en termes quantitatifs, la féminisation peut se traduire de manière très concrète, en ébranlant la culture de métiers longtemps très masculins. Camille Barjou et Jean-Michel Galland montrent que la féminisation de l’édition illustrée dans l’entre-deux-guerres, même si elle est très limitée et concentrée dans certains types de productions, est relevée par les contemporains comme un phénomène massif et général, vaguement menaçant. La féminisation de certaines activités conduit en effet souvent à une réflexion sur les « fondamentaux » du métier et les compétences qui lui sont associées. François Jarrige a souligné combien, au xixe siècle, les embauches féminines liées à l’introduction de procédés mécaniques de composition dans les ateliers typographiques s’étaient faites dans un climat d’hostilité, car elles venaient remettre en question les identités ouvrières17. La féminisation du personnel des bibliothèques au cours du xxe siècle a, elle aussi, jeté un « trouble dans le genre de la bibliothèque » et s’est accompagnée d’une importante évolution de la littérature professionnelle18. Il est aussi important de voir dans quelle mesure cette féminisation a concrètement transformé le fonctionnement des institutions ou, à l’inverse, comment l’institution a sourdement résisté à cette évolution19. De fait, à la fin du xxe siècle, les femmes restent sous-représentées dans les comités de lecture de la plupart des grandes maisons d’édition françaises, par rapport à leur importance dans le lectorat20.

La réflexion sur le genre du travail avec les livres doit aller jusqu’à inclure la question du travail intellectuel. La dimension laborieuse de cette activité est un thème récemment affronté par l’historiographie, tant du côté de l’histoire des milieux savants que de celle des artisans, notamment du livre21. Plus spécifiquement, la lecture et l’écriture grise font partie de ces tâches secondaires où l’on trouve les femmes, pour peu qu’on se donne la peine de les y chercher. Trois contributions relatives à la lecture – modalité la plus commune dans la fréquentation des livres, féminine comme masculine – ouvrent donc ce dossier. La contribution de François Lavie rappelle combien la question de la lecture féminine est sensible dans l’Europe moderne : la lectrice est l’objet de fantasmes masculins qui suscitent des dispositifs très concrets de contrôle des pratiques et l’invention d’une littérature adaptée. L’enjeu des recherches actuelles est de dépasser le cadre des lieux communs constamment ressassés pour retrouver la manière dont les lectrices ont pu s’accommoder de ces contraintes, les retourner ou les contourner. Il s’agit aussi de ne pas tomber dans le piège des censeurs et des moralistes selon lesquels il y aurait une manière « féminine » de lire, mais de considérer que les lectrices, comme leurs contemporains masculins, ont à leur disposition un répertoire de manières de lire rendu plus ou moins large par leur familiarité relative avec le monde de l’écrit. Ce n’est qu’en considérant précisément les lecteurs et les lectrices en situation qu’on peut approcher la force des déterminations et la marge de manœuvre des individus. Emily Gervais-Ledoux met en lumière une figure encore mal connue de l’espace curial du xviiie siècle, celle des lectrices de la famille royale. Parce que la charge a laissé peu de sources directes, il faut ruser avec les silences de l’archive pour mettre au jour la plasticité de la fonction, son importance dans une trajectoire curiale et surtout la manière dont sa transmission s’articule au fonctionnement des réseaux familiaux et clientélaires actifs à Versailles, qu’elle mobilise autant qu’elle les renforce. La fonction de lectrice constitue finalement un des rares lieux où le savoir féminin se trouve valorisé.

On sait qu’en la matière, les choses n’évoluent que lentement au xixe siècle : en 1906 encore, les lecteurs de la bibliothèque de la Sorbonne font pétition pour interdire l’accès des femmes qui, disent-ils, troublent leur travail par leur bavardage22. Les femmes artistes ou autrices, à l’instar de Virginia Woolf, travaillent souvent dans et avec la bibliothèque de leur père ou de leur époux23. À l’inverse, les filles et les femmes d’écrivains, de savants ou d’universitaires participent souvent de manière discrète à la gestion quotidienne des livres et des bibliothèques de travail, comme l’ont montré des travaux récents sur les « invisibles de la science » ou le fonctionnement domestique des espaces savants24. Isabelle Matamoros fixe son attention sur les lectrices de la Bibliothèque nationale au xixe siècle : en s’appuyant sur les registres de prêt, elle montre combien cette catégorie minoritaire résiste aux assignations de genre. Ni plus évanescente, butineuse ou frivole que ses équivalents masculins, la lectrice est aussi souvent une emprunteuse régulière d’ouvrages qui lui permettent de travailler. Elle souligne aussi combien le fonctionnement de la bibliothèque est emblématique des mécanismes de la domination masculine sur les lieux de savoir puisqu’alors que rien n’interdit ni n’empêche sa fréquentation par les femmes, leur nombre n’augmente pas significativement au cours du siècle, « preuve d’un rapport à l’institution encombré d’obstacles symboliques ».

Cette perspective ouvre la question de l’agentivité (agency), définie au sens large comme l’ensemble des formes d’accommodation, de contournement, de négociation, jusqu’à des conduites assumées et réflexives de résistance, d’opposition ouverte et de redéfinition de cet ordre des livres. Depuis l’émergence de cet outil d’analyse, on a vu combien il avait permis d’ouvrir de nouvelles perspectives sur des dossiers classiques, comme la participation des femmes à la culture pamphlétaire dans l’Angleterre du milieu du xviie siècle25. Les contributions de la deuxième partie proposent en ce sens une série d’études de cas. Maria Grazia Dalai s’intéresse à une figure bien connue de l’histoire du livre à l’époque moderne, celle d’une femme tour à tour fille, épouse, veuve et sœur aînée d’imprimeur-libraire, la Lyonnaise Denise Barbou. Elle met en lumière la marge de manœuvre étroite, mais réelle, que l’imprimeuse a développée pendant les quelques années où elle s’est trouvée à la tête de l’entreprise familiale, de la mort de son époux Balthazar Arnoullet en 1556 à la majorité de son frère Hugues en 1560 : la recomposition des ouvrages les plus vendeurs, la déclinaison de certains en format inférieur et l’ajout d’une nouvelle référence permettent de maintenir l’affaire à flot. À partir du cas de Christina Foyle, l’une des principales libraires britanniques du second xxe siècle, Elen Cocaign s’interroge sur ce que suppose et implique d’être une femme et une héritière à la tête d’une entreprise du livre. Elle montre la façon dont les critiques manipulent les assignations de genre pour minorer ses compétences et, dans le même temps, la façon dont Christina Foyle construit elle-même une image atypique de femme de pouvoir tout en inventant de nouveaux modes de communication pour soutenir l’activité de l’entreprise.

Cet axe invite aussi à s’intéresser aux formes de renversement qui s’opèrent lorsque les individus exploitent avec un succès inattendu les identités de genre qui leur sont imposées. L’investissement des autrices dans la littérature pédagogique en est un des aspects, comme le montre la construction de véritables « empires » féminins dans les départements jeunesse des bibliothèques, les librairies et les maisons d’édition spécialisées dans les États-Unis du début du xxe siècle26. Dans un tout autre contexte, celui des missions protestantes en Irlande au xixe siècle, Karina Benazech Wendling souligne combien le contexte missionnaire a favorisé l’action des femmes, à l’intérieur de la sphère domestique mais aussi à l’extérieur, et combien les instruments de l’écrit, sous toutes leurs formes, ont été cruciaux dans cette montée en puissance : lectures collectives de la Bible, organisation de la scolarisation des fillettes, recrutement de maîtresses, mise en place d’un réseau de colporteurs, rédaction de littérature grise missionnaire, jusqu’à la publication d’une histoire officielle de la Dingle and Ventry Mission par Anna Maria Thompson. L’étude montre comment Thompson reprend les codes d’une auctorialité féminine dominée (utilisation du nom d’épouse, dédicace à un interlocuteur masculin crédité de l’initiative de l’écriture) mais aussi comment, finalement, elle parvient à imposer sa vision de l’histoire face à une littérature grise masculine peu accessible. Dans la troisième partie du dossier, Fanny Mazzone étudie la manière dont l’édition féministe s’est internationalisée en tirant parti de ses origines militantes : l’existence d’associations capables de relayer la production, la mise en place d’un modèle économique non fondé sur le profit, le sentiment d’une solidarité et d’une communauté d’intérêts indifférente aux frontières politiques et la constitution d’un vivier d’œuvres alimenté par le dynamisme de l’activité de traduction, ont permis au secteur de s’adapter aux défis du moment.

Loin d’héroïser leurs objets d’étude, les contributions mettent aussi en évidence les limites et les échecs de ces protagonistes. En suivant les pionnières de la presse féminine en Chine à la fin du xixe siècle, Jacqueline Estran relève les éléments de contexte qui ont facilité leur action journalistique, mais aussi les difficultés qui ont finalement conduit ces figures à une semi-invisibilité et la presse féminine chinoise à être globalement reprise en main par les hommes. Cette problématique conduit enfin à regarder du côté des échecs ou des revers non contrôlés de ces formes de résistance. Ainsi des anthologies d’autrices anglaises du xviie siècle qui se multiplient au xixe siècle : en construisant un canon de littérature féminine, dans une perspective féministe, elles ont probablement contribué à l’éviction de ces œuvres du champ de l’analyse littéraire, telle qu’elle s’est professionnalisée à l’université dans les années 192027.

Le genre des genres

Tout au long de la vie des livres, les manipulations auxquelles ils sont soumis contribuent à leur conférer une place dans un paysage culturel, social, politique ou religieux historiquement situé : le choix d’une écriture, d’un titre, d’un format, d’un papier, d’un caractère, d’une reliure, d’une place dans la bibliothèque participent (souvent, mais pas toujours et jamais complètement) à connoter l’objet-livre. Au-delà de l’analyse des contenus textuels, l’histoire matérielle des volumes permet ainsi de mettre en lumière les assignations de genre véhiculées par les formes de mise en livre, les arbitrages typographiques, les paratextes ou encore les supports publicitaires. À la fin du règne de Louis XIV, Anne Lefèvre-Dacier, traductrice reconnue d’Homère et de Térence, remet en question l’usage d’imprimer le texte original vis-à-vis de la traduction des textes anciens, au nom, entre autres, de la promotion de l’accès des femmes à leur lecture, certaines d’entre elles lui ayant témoigné que « c’était pour elles une mortification de ne pouvoir tourner un feuillet de son Térence sans avoir les yeux blessez par une page latine »28.

Ces choix éditoriaux en « rose et bleu » méritent d’être interrogés dans la longue durée, en confrontant les objets et les pratiques de lecture et en discutant l’efficacité sociale de ces dispositifs. À ses débuts en 1856, la « Bibliothèque rose » de Louis Hachette est une collection destinée aux enfants, mais l’invention en 1924 de la « Bibliothèque verte » vient introduire une partition fille/garçon dans le public imaginé, projeté et en partie réalisé par les éditeurs29. Les contributions de la troisième partie du dossier examinent des secteurs éditoriaux particulièrement sujets à ces stéréotypes de genre, qu’ils soient théorisés, implicites ou impensés. Leur chronologie tardive, dans les xixe et xxe siècles, rend compte du phénomène souligné par Christine Planté, celui d’une coïncidence historique entre la « redéfinition des rôles et rapports sociaux de sexes d’une part, de la littérature et de ses fonctions d’autre part » après la Révolution30. L’étude qu’elle propose du genre de la romance, genre musical et poétique, réputé féminin, entre xviiie et xixe siècle, constitue un cas d’étude classique31. Augustin Guillot montre comment l’ordre genré de la publication poétique est bousculé dans les premières décennies du xixe siècle. À une époque où cette production est – et reste – un bastion masculin, deux types d’évolutions conduisent à donner à un groupe de poétesses (dont la plus connue est aujourd’hui Marceline Desbordes-Valmore) une visibilité maximale, sans commune mesure avec leur poids dans la production éditoriale. D’un côté, la recherche de nouveaux débouchés commerciaux et l’invention des recueils poétiques destinés aux dames font des femmes un espace privilégié de réception de la poésie. De l’autre, le triomphe d’une conception de la poésie comme miroir lyrique – et son pendant éditorial, le recueil poétique individuel – permettent la promotion, non seulement des auteurs mais particulièrement des autrices, puisque l’élégie, domaine de l’intime, de la plainte et des pleurs (et non de la séduction), apparaît comme une forme d’expression poétique appropriée aux femmes. Inversement, lorsque la conjoncture éditoriale et symbolique se retourne, les faiblesses du genre lyrique sont assignées d’une manière particulièrement forte à son pôle féminin, tandis que se dégage un nouvel idéal poétique, celui du poète homme capable d’exprimer une voix féminine. Camille Barjou et Jean-Michel Galland s’intéressent aussi à un phénomène de sur-visibilité féminine, un siècle plus tard, dans le secteur de l’édition illustrée de l’entre-deux-guerres. Ils montrent que l’irruption des femmes (artistes ou éditrices du secteur) se fait de manière très localisée, dans le secteur des « esthètes », alors que le reste du paysage – de la production académique aux avant-gardes et à l’édition populaire – reste très masculin. L’idée d’une féminisation de ce secteur que l’on trouve chez les contemporains relève donc, au mieux d’une illusion d’optique, au pire d’un fantasme réactionnaire. La contribution de Louis Roux s’intéresse à une production littéraire orale assez genrée, celle des contes populaires du Proche-Orient arabophone associés d’une part au féminin (contes merveilleux) et d’autre part au masculin (contes épiques). Partant de l’hypothèse que le processus d’édition de ce corpus aurait pu faire naître une édition « en rose et bleu », il conclut finalement à une forte asymétrie éditoriale : de fait, à l’exception de la phase de collecte et d’édition de récits féminins dans les années 1960-1980, ce sont bien principalement les textes issus de la tradition masculine qui ont été – et sont encore – édités. Enfin, Fanny Mazzone s’interroge sur la manière dont les textes féministes sont éditorialement marqués, en soulignant deux évolutions. D’un côté, elle montre que ce marquage, constitutif de l’identité de textes primitivement publiés en contexte militant, tend à s’atténuer lorsque certains d’entre eux sont intégrés au catalogue de maisons d’édition généralistes (même si ces titres restent souvent diffusés dans des collections placées sous l’étiquette « femmes »). De l’autre, à l’inverse, le développement des études féministes et des gender studies favorise l’apparition, puis la multiplication à partir de la dernière décennie du xxe siècle, de collections institutionnelles et académiques spécialisées sur le genre.

Les onze contributions rassemblées dans ce dossier montrent combien, du xvie siècle à nos jours, de la Chine au Proche-Orient et, à l’intérieur de l’Europe, des pays de la Réforme catholique à l’Angleterre du réveil protestant, les rapports des hommes et des femmes au monde de l’imprimé se posent en termes significativement différents, contraints qu’ils sont par les niveaux d’alphabétisation, la disponibilité des objets, le système juridique et les conventions sociales. Mais, d’un terrain à l’autre, on espère avoir montré comment l’approche en termes de genre permet le renouvellement des questionnaires et ouvre des pistes fécondes sur les dynamiques de construction de l’ordre des livres.

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1 Le genre peut être défini comme système historiquement situé de construction, de hiérarchisation et d’inculcation de normes sexuées, celles du féminin et du masculin.

2 Colloque « Dans un monde d’hommes : femmes, archives et histoire de l’imprimé au Québec », organisé par Marie-Andrée Bergeron, Anthony Glinoer et Marie-Pier Luneau dans le cadre du congrès de l’Acfas.

3 La rencontre était organisée par Elise Watson, Jessica Farrell-Jobst et Nora Epstein ; les actes sont en cours de publication chez Brill.

4 Christine Planté, « Le genre en littérature : difficultés, fondements et usages d’un concept », dans Épistémologies du genre. Croisements des disciplines, intersections des rapports de domination, Lyon, ENS Éditions, 2018 [en ligne] <http://books.openedition.org/enseditions/9197>

5 Rémi Jimenes, Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance, Tours, PUFR, 2017. Jean Balsamo, Michel Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain, 1574-1620, Genève, Droz, 2002.

6 Bibia Pavard, Les éditions Des femmes : histoire des premières années 1972-1979, Paris, L’Harmattan, 2005. Fanny Mazzone, L’édition féministe en quête de légitimité : capital militant, capital symbolique (1968-2001), thèse de littérature française, Univ. Metz, dir. Jean-Marie Privat, 2007. Simone Murray, Mixed media: feminist presses and publishing politics, Londres, Pluto press, 2004.

7 Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 3-28.

8 Parmi une production abondante, Isabelle Brouard-Arends (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2003. Xenia Von Tippelskirch, Sotto controllo. Letture femminili in Italia nella prima età moderna, Rome, Viella, 2011. Isabelle Matamoros, « Mais surtout, lisez ! ». Les pratiques de lecture des femmes dans la France du premier xixe siècle, thèse d’histoire, Univ. Lyon 2, dir. Christine Planté et Rebecca Rogers, 2017.

9 Martine Reid (dir.), Femmes et littératures. Une histoire culturelle, Paris, Gallimard, 2020.

10 Susan Broomhall, Women and the Book Trade in Sixteenth-Century France, Aldershot, Ashgate, 2002. Helen Smith, “Grossly material things”: women and book production in early modern England, Oxford, Oxford university press, 2012. Brian Richardson, Women and the Circulation of Texts in Renaissance Italy, Cambridge, CUP, 2020. Michelle Levy, « Women and the book in Britain’s long eighteenth century », Literature Compass, 17-9, 2020, p. 1-13.

11 B. Richardson, Women and the Circulation of Texts, op. cit.

12 Edwige Keller-Rahbé, Michèle Clément (dir.), Privilèges d’auteurs et d’autrices en France (xvie-xviie siècles). Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2017 ; Privilèges de librairie en France et en Europe (xvie-xviie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017. Pour les Pays-Bas, voir les recherches de Feike Dietz et Nina Geerdink (Utrecht).

13 Sur les difficultés de ce positionnement pour les études littéraires, Michèle Clement, « Asymétrie critique. La littérature du xvie siècle face au genre », Rapports de sexe et rôles sexués (xvie-xviiis.), Littératures classiques, 90-2, 2016, p. 23-34. C. Planté, « Le genre en littérature », art. cit. [note 4].

14 H. Smith, “Grossly material things”, op. cit.

15 Sur le biais archivistique, Malcolm Walsby, Booksellers and Printers in Provincial France, 1470-1600, Leiden, Boston, Brill, 2020. Sylvain Skora : « Héritières et pionnières : les femmes et le livre à Rouen à l’époque moderne », dans A. Bellavitis, V. Jourdain, V. Lemonnier-Lesage, B. Zucca Micheletto (dir.), Tout ce qu’elle saura et pourra faire : femmes, droits, travail en Normandie du Moyen Age à la Grande guerre, PURH, 2015, p. 67-82. Pour une tentative de dénombrement, Carla Hesse, « French women in print, 1750-1800: an essay of historical bibliography », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 359, 1998, p. 65-82. Sur les espaces, Cait Coker, « Gendered spheres: theorizing space in the English printing house », The Seventeenth Century, 33, 2018, p. 323-336.

16 Corinne Bouquin, Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du xixe siècle. [en ligne] <http://elec.enc.sorbonne.fr/imprimeurs/presentation> (consulté le 16 février 2023).

17 François Jarrige, « Le mauvais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la composition mécanique (France, Angleterre, 1840-1880) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-1, 2007, p. 193-221.

18 Jacalyn Eddy, Bookwomen: creating an empire in children’s book publishing, 1919-1939, Madison, University of Wisconsin press, 2006. Élodie Bonavent, Être une femme bibliothécaire : analyse du regard de la littérature professionnelle. Début xxe siècle-années 1970, mémoire de Master 1 Science de l’information et des bibliothèques, Université d’Angers, 2017-2018.

19 Florence Salanouve, « Les bibliothèques en France ont-elles un genre ? : l’indispensable conversion du regard vers le genre », Revue de l’Enssib, 3, 2016 [en ligne].

20 Anne Simonin, Pascal Fouché, « Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 103-115.

21 Nicole Racine, Michel Trebitsch, Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Éd. Complexe, 2004. Dinah Ribard, « Le travail intellectuel : travail et philosophie, xviie-xixe siècle », Annales HSS, 3, 2010, p. 715-742. Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, 2015.

22 Bibliothèque de la Sorbonne, « Lettre de protestation dénonçant le bavardage des femmes dans la bibliothèque, 15 décembre 1906 », [en ligne] https://nubis.univ-paris1.fr/ark:/15733/3b3f (consulté le 16 février 2023).

23 Daniel Ferrer, « Les bibliothèques virtuelles de James Joyce et de Virginia Woolf », dans Paolo d’Iorio, Daniel Ferrer (éd.), Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 171-194.

24 Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS, 2022. Valérie Burgos-Blondelle, Juliette Lancel, Isabelle Lémonon-Waxin (dir.), Une histoire genrée des savoirs est-elle possible ?, Cahiers François Viète, III-11, 2021. Plus ancien, Bonnie G. Smith, The Gender of History: Men, Women, and Historical Practice, Harvard, Harvard University Press, 2000.

25 Marcus Nevitt, Women and the Pamphlet Culture of Revolutionary England, 1640-1660, Aldershot, Ashgate, 2006.

26 J. Eddy, Bookwomen…, op. cit.

27 Armel Dubois-Nayt, « L’édition des autrices anglaises du xviie siècle : état des lieux, enjeux et prospective », carnet du groupe de recherche Britaix 17-18, Aix Marseille université, LERMA [en ligne] <https://britaix.hypotheses.org/past-programmes/editing-and-translating-2012-2014>

28 Selon ses propos rapportés dans une lettre de l’abbé d’Olivet au président Bouhier du 23 août 1720, publiée dans Entretiens de Cicéron sur la nature des dieux, Paris, Jacques Estienne, 1721, t. I, p. XXXV-XXXVI et citée par Éliane Itti, Edwige Keller-Rahbé <https://madamedacier.huma-num.fr/> [en ligne].

29 Bénédicte Gornouvel et Isabelle Nières-ChevrelLes 150 ans de la Bibliothèque rose (exposition Les Champs libres, Bibliothèque de Rennes Métropole, 15 décembre 2006-31 mars 2007), Rennes, 2006, p. 25.

30 Christine Planté, « Le genre en littérature… », art. cit. [note 4].

31 Christine Planté, « Le genre des genres : la romance aux xviiie et xixe siècle », dans Mélody Jan-Ré (dir.), Le genre à l’œuvre. Réceptions. 1, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 31-56.