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Yann SORDET, Histoire du livre et de l’édition. Production et circulation, formes et mutations

Postface de Robert Darnton. Paris : Éditions Albin Michel (coll. « L’Évolution de l’humanité »), 2021. 798-[1] p. (ISBN 978-2-226-45767-7)

Renaud ADAM

Liège

Avec son Histoire du livre et de l’édition, Yann Sordet, directeur des bibliothèques Mazarine et de l’Institut de France, propose une synthèse ambitieuse de près de 800 pages qui emmène le lecteur de l’apparition de l’écriture à la fin du ive millénaire au monde de l’édition numérique, explorant les nombreux soubresauts de l’écosystème livre. Comme il le précise d’emblée, « au-delà d’une présentation synthétique de l’histoire du livre et de l’édition, nous avons fait le choix d’attirer régulièrement l’attention du lecteur sur des objets particuliers, tel ou tel ensemble de manuscrits, tel livre ou telle entreprise révélatrice d’une logique éditoriale à un moment précis » (p. 10). En effet, s’il dresse les grands courants et les mutations de l’histoire de l’écriture et de la communication graphique, il n’oublie pas d’émailler son propos de nombreux exemples puisés dans une large et riche documentation qui témoignent de sa solide érudition. Cet ouvrage se veut global dans son approche, même si comme le reconnaît avec honnêteté son auteur, son récit est « consacré de manière privilégiée à la France » (p. 10).

Inutile de produire ici un résumé détaillé de cette somme, essayons plutôt d’en dégager les grandes lignes. Commençons avec son ossature. L’ouvrage est divisé en sept parties, de tailles égales, rythmées par 53 chapitres, certains plus succincts que d’autres. Ces grandes subdivisions ne sont pas thématiques, mais correspondent à des balises chronologiques qui témoignent de l’évolution de l’écosystème livre sur le long terme. Yann Sordet décline ainsi son Histoire du livre et de l’édition autour du livre manuscrit, de l’invention de l’imprimé, de la première modernité du livre, de la librairie à l’âge classique, de la révolution apparue au cours de la moitié du xviiie siècle, de l’ère industrielle avant de terminer par l’époque contemporaine.

L’un des grands défis de cet ouvrage est d’offrir à ses lecteurs une tentative de décorticage et de mise en perspectives des trois grandes « révolutions » du livre : celle liée à Gutenberg, celle née dans la foulée de l’industrialisation du début du xixe siècle et de la massification de la consommation de l’écrit, ainsi que celle que nous vivons depuis les années 1970-1980. Si ces grands bouleversements sont liés à des innovations techniques (invention de l’imprimerie en caractères mobiles, mise au point de la fabrication du papier en continu, publication assistée par ordinateur…), il n’en reste pas moins qu’ils ont entraîné des bouleversements socioculturels et économiques majeurs, déclinés au fil des pages de ce volume. À ce sujet, l’un des constats les plus frappants posé par Yann Sordet est sans conteste celui de l’accélération progressive des mutations liées à l’introduction de nouveaux médias. Alors que le volumen apparaît dans l’Égypte ancienne, le codex ne s’impose réellement qu’au ive siècle de notre ère comme support de la culture écrite. La civilisation de l’imprimé met pour sa part moins d’un siècle pour transformer l’Europe. La Réforme en cristallise d’ailleurs tout le potentiel, faisant de ce schisme l’un des premiers événements mass-médias de l’histoire. Les années 1830 sont quant à elles marquées par une intensité sans précédent du renouvellement technique, qui tranche après trois siècles de relative continuité du procédé typographique. Ces évolutions répondent à la nécessité de réduire les coûts de production et à une augmentation croissante de la demande (notamment avec les « travaux de ville »). Enfin, la rapidité de la dématérialisation de la production et de la consommation de l’écrit déconcerte, et l’on peine actuellement à en prendre toute la mesure. Ainsi, seulement quelques décennies séparent la disparition totale du plomb dans l’industrie du livre de l’hégémonie des GAFAM25. Pour l’anecdote, notons aussi que le terme révolution évoque le retour périodique d’un astre à son point d’orbite. Il en est en quelque sorte de même avec la « révolution du numérique » qui « a réactivé des dynamiques de consultation ancienne […] : défilement vertical sur l’écran, à l’image du rotulus ; défilement latéral sur la tablette ou la liseuse, à l’image des colonnes de texte juxtaposées dans le volumen » (p. 710).

Les conséquences de ces révolutions sont nombreuses et cette Histoire du livre et de l’édition les détaille avec précisions : mutations des supports, reconfigurations des métiers du livre, bouleversements techniques et économiques, apparitions et disparitions d’acteurs dans la chaîne du livre, évolutions graphiques, modifications de pratiques religieuses, fixation de normes linguistiques, standardisations graphiques… La liste est trop longue pour être reprise ici. Cependant, il convient de s’arrêter sur l’une d’entre elles, qui possède une réelle résonnance avec les enjeux sociétaux actuels, celle de la régulation, tant économique que légale. Son étude sur le long terme ne peut d’ailleurs que profiter à une meilleure compréhension des débats du moment, car, comme le souligne Yann Sordet, « un balisage plus précis des “révolutions” antérieures qui ont marqué l’histoire du livre et de la communication écrite [permet] d’éclairer les métamorphoses du présent par une intelligence des mutations du passé » (p. 705). Ainsi, les chapitres en relation avec les régulations des métiers du livre à l’époque médiévale ou à la période classique, ou ceux sur la lutte contre la dissidence religieuse du xvie siècle ou politique au xixe siècle, entrent en résonnance avec les tentatives de l’État français de réguler l’expansion continue de la communication numérique, du commerce en ligne et de l’édition numérique, notamment avec la loi pour une République numérique de 2016, et, à un niveau supranational, avec la refonte actuelle du Digital Services Act et du Digital Markets Acts par la Commission européenne. À ce propos, dans la dernière partie, un chapitre dédié à la problématique de la privatisation de la censure ou à celle des dangers de l’éditorialisation algorithmique des GAFAM aurait été le bienvenu, tant leurs effets se font ressentir sur le monde de l’édition ou de la presse en général. Il s’agit de faits nouveaux dont on ne mesure pas encore assez toute l’étendue délétère pour nos sociétés démocratiques.

L’ouvrage de Yann Sordet peut en outre se lire sur deux niveaux : dans son approche globale sur le long terme, comme je viens de le préciser, mais aussi de manière transversale, voire sur des sujets plus précis. La table des matières très détaillée, couplée à l’index, accompagnera le lecteur désireux d’approfondir ses connaissances sur l’un ou l’autre point sans pour autant vouloir lire l’ouvrage dans son ensemble : modifications des pratiques de lecture entraînées par le passage du volumen au codex, apparition de l’écriture caroline au viiie siècle, mise au point du système de la pecia au xiie siècle, naissance de la presse périodique au xviie siècle, apparition des grandes maisons d’édition au xixe siècle, diffusion de la presse clandestine pendant la Seconde Guerre mondiale… ou encore se pencher sur les différentes techniques pour illustrer un livre (gravure au burin, à l’eau-forte, lithographie, offset…).

Si le codex est véritablement au centre de ce volume, l’ensemble de la production écrite et imprimée n’est pas pour autant marginalisée. Ainsi, Yann Sordet évoque le regain d’importance de la fonction des maîtres écrivains à l’âge classique et leur rôle dans la refonte des canons calligraphiques français au début des années 1630, avec la mise au point de la nouvelle « ronde » française promise à un grand avenir. Du côté des imprimeurs, nombre d’entre eux doivent leur survie à la production d’éphémères : almanachs, billets d’enterrement, formulaires administratifs, tarifs de merciers, etc. Dans ce domaine, malheureusement, « notre connaissance de cette production n’est pas à la hauteur de son poids économique » (p. 408). La situation est mieux documentée pour le xixe siècle où « certains entrepreneurs du livre vont du reste établir leur fortune en fondant des stratégies spécifiques sur ce secteur » (p. 603). Et de citer comme exemple l’Almanach du facteur lancé en 1854 par l’imprimerie Oberthür à Rennes qui subsiste encore au xxie siècle, malgré plusieurs changements de titre.

En parlant de succès éditoriaux, la notion de long-sellers plutôt que de best-sellers pour décrire des succès de librairie sur le long terme me semble des plus pertinentes (p. 401-406). L’absence d’indicateurs chiffrés et comparés pour la vente de livres avant la seconde moitié du xxe siècle rend en effet délicat l’emploi du terme best-seller. Le cas de l’Imitatio Christi de Thomas a Kempis est dans ce domaine des plus spectaculaires : 800 manuscrits médiévaux conservés et quelque 2300 éditions antérieures à 1800. Si pour l’époque classique le succès du Cid de Corneille est cité à juste titre, que dire du théâtre de Molière qui est célébré partout en France en cette année 2022 et qui a également entraîné une production livresque de qualité plus qu’inégale.

Dans sa postface, Robert Darnton pointe que la vision développée par Yann Sordet dans son livre « apparaîtra souvent franco-centrée », mais ne conteste pas pour autant cette perspective (p. 726). Je le suis dans son avis, le fait ayant d’ailleurs été annoncé d’entrée de jeu par l’auteur. Le poids de la France dans l’Europe du livre des xviie-xixe peut justifier cette démarche. Sans compter que le récit n’est aucunement enfermé dans une perspective franco-française. Au contraire, Yann Sordet se réfère régulièrement aux écosystèmes livres des voisins de la France et, parfois, largement au-delà, jusqu’aux confins du continent asiatique en passant par l’Afrique francophone. Comment évoquer la Réforme catholique sans parler des index mis au point dans le Saint-Empire ou dans la foulée du Concile de Trente ? Impossible également de ne pas citer les Provinces-Unies, ce magasin du monde, dans les chapitres où est évoquée la problématique de la contrefaçon. Il en est de même de la Belgique pour la première partie du xixe siècle jusqu’à la signature d’une convention en août 1852 entre les deux pays. À ce sujet, il aurait été plus complet d’évoquer également la problématique des préfaçons qui contribuèrent également au succès de l’industrie typographique bruxelloise et dont un Balzac fut l’une des premières victimes. En outre, comme Robert Darnton, je partage l’opinion selon laquelle « le moment était bienvenu pour faire le point des recherches […] depuis la publication en 1983-1986 de la monumentale Histoire de l’édition française dirigée par Roger Chartier et Henri-Jean Martin » (p. 726). La lecture de la dernière partie de l’Histoire du livre et de l’édition achèvera de convaincre toute personne qui en douterait.

Cette dernière partie pose d’ailleurs un constat plus que désolant, voire désespérant, sur l’évolution actuelle de l’écosystème livre. Même si le recul nécessaire manque encore, la troisième révolution du livre aura entraîné une restructuration profonde, tant économique, technique que socioculturelle ; sans parler de la mondialisation implacable du processus. Dans la monde de l’édition, depuis les années 1980 et la libéralisation accrue de l’économie, se sont progressivement constitués des oligopoles absorbant les anciennes maisons d’édition et les divers acteurs et actrices du monde du livre. En France, le plus important est le groupe Hachette Livre qui compte plus de 7200 salariés, rassemble 150 marques (Fayard, Grasset, Larousse, Calmann-Lévy…) et qui est implanté dans 70 pays. Au niveau mondial, ce groupe figure parmi les 10 plus importants et côtoie d’autres consortiums internationaux, tels le Britannique Pearson qui domine le marché scolaire et universitaire ou l’Américain Thomson Reuters spécialisé dans l’information scientifique, financière et professionnelle. De son côté, la librairie indépendante est exsangue avec une rentabilité extrêmement faible (1 % de marge moyenne sur le chiffre d’affaires). Ces risques de marginalisation se sont considérablement accrus avec l’apparition des GAFAM et la vente en ligne. Ces derniers ont également investi le monde de l’édition en favorisant l’autoédition et en court-circuitant les logiques traditionnelles d’évaluation et de promotion par le truchement des réseaux sociaux. Cette mondialisation laisse toutefois poindre quelques craintes pour l’existence et la diffusion des littératures nationales. Ainsi, la part de livres traduits de l’anglais est passée de 45 % à 60 % des années 1980 aux années 2020. Le développement du numérique aura toutefois renforcé les positions favorables à la libre circulation des textes et contribua, à partir des années 1990, au mouvement pour l’open access, position renforcée pour la recherche avec la loi pour une République numérique de 2016 et l’appel de Jussieu, lancé en octobre 2017 par un collectif français de chercheurs et de professionnels de l’édition scientifique. Cette question n’est pas neuve et, comme le montre Yann Sordet en fin de volume, ce débat était déjà vif dans le dernier tiers du xviiie siècle.

Avec cette vaste somme, Yann Sordet réussit le pari osé de rendre accessible en une seule monographie une synthèse fouillée, dans une langue ciselée, de près de 4000 ans d’histoire du livre, essentiellement pour le monde occidental (sauf pour la première partie qui s’ouvre plus volontiers aux cultures orientales). Il nous relate, sans jamais s’égarer en longues digressions inutiles, toute la complexité de l’histoire de la transmission de l’écrit et de la communication graphique où le livre, au sens large du terme, est envisagé en tant que support d’une pensée et objet manufacturé, mais aussi, et surtout, en tant que bien symbolique à fortes valeurs identitaires.

Ce travail impressionne d’autant plus qu’il est rédigé par un seul auteur, à l’heure où la monographie est généralement délaissée aux collaborations éditoriales. La floraison de manuels co-écrits par de nombreux historiens et historiennes du livre en France à l’occasion de la question d’agrégation d’histoire moderne pour les années 2021-2022 en constitue un bel exemple. Ce travail repose sur une solide bibliographie présentée forcément de manière sélective et selon l’ordre des différentes parties, ce qui renforce le côté pratique de son utilisation pour le lecteur. Les titres les plus récents côtoient les « classiques » du genre. Les rares notes de bas de page qui renvoient à des articles, voire même à des rapports de l’administration, témoignent que cet ouvrage n’est pas une simple accumulation de synthèses, mais bien le résultat d’un solide travail heuristique. Si je devais émettre un bémol, ce serait celui de l’absence d’une conclusion qui aurait repris les grandes lignes des grandes mutations rencontrées par l’écosystème livre au cours des différents siècles et en les possibles dynamiques parallèles. Ce travail est fait progressivement au cours des pages, certes, mais il aurait été bienvenu en fin de volume. Ce manque est toutefois pallié par la brillante postface de Robert Darnton.

Évidemment, comment ne pas évoquer au terme de ce compte rendu L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin paru en 1958 chez le même éditeur et dans la même collection ? L’ombre de cet ouvrage tutélaire pour de nombreux historiens et historiennes du livre plane autour de cette Histoire du livre et de l’édition, mais il serait vain de les comparer. Il convient toutefois de rappeler cette formule de Lucien Febvre dans l’introduction d’un des articles pionniers d’Henri-Jean Martin : « L’histoire du livre, terra incognita »26. Force est de constater que 60 ans plus tard, la formule est devenue obsolète et que le continent de l’histoire du livre est dans son ensemble terra cognita, même s’il reste encore des zones à explorer, voire à mieux défricher. L’Histoire du livre et de l’édition de Yann Sordet témoigne assurément de la maturité de cette discipline qu’est l’histoire du livre.

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25 L’acronyme GAFAM ne possède pas d’entrée dans l’index du volume. Acte politique de l’auteur face à l’hégémonie de ces acteurs/liquidateurs du monde du livre ?

26 « L’édition parisienne au xviie siècle : quelques aspects économiques », Annales ESC, 7 (3), 1952, p. 309.