Dennis E. Rhodes, The Early Bibliography of Central Italy. Annali tipografici (sec. XV-XVII) di alcuni centri di Umbria, Marche e Abruzzo
Florence : Leo S. Olschki, 2021 (Biblioteca di bibliografia, CCXII), XVIII-232 p., ill. (ISBN 978-88-222-6758-0)
Ce volume constitue le dernier travail de Dennis E. Rhodes (1923-2020), bibliographe dont le nom n’a pas besoin d’être présenté. Il est impossible de rappeler toutes ses publications : il suffira de dire que, pour ce qui est du domaine italien, ses contributions sont des outils essentiels pour la recherche bibliographique. C’est le cas du douzième volume du catalogue des incunables de la British Library, consacré aux éditions italiennes (1985), ainsi que du catalogue short-title des éditions italiennes du xvie siècle conservées à la British Library, publié l’année suivante, ou encore de l’étude dédiée aux éditions vénitiennes du Cinquecento sans nom d’éditeur (Silent printers, 1995). L’inlassable capacité de Rhodes de repérer les données bibliographiques concernant les éditions, de les ordonner et de produire des catalogues ou des annales minutieusement organisés lui a souvent permis d’enrichir la forme du short-title catalogue, si chère au milieu anglophone. En effet, ses contributions non seulement mettent les informations bibliographiques essentielles à disposition des chercheurs, mais elles sont souvent complétées par des recherches dans les archives et tiennent compte des mises à jour bibliographiques venant parfois d’autres disciplines contigües. Deux de ses dernières publications – la première dédiée à une figure centrale de l’édition italienne entre Renaissance et âge baroque (Giovanni Battista Ciotti (1562-1627 ?) : publisher extraordinary at Venice, Venise, Marcianum Press, 2013), la deuxième à une famille d’éditeurs dans le Latium du Seicento (Una tipografia del Seicento fra Roma e Bracciano : Andrea Fei e il figlio Giacomo, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2019) – en sont deux exemples particulièrement convaincants.
Dernière étape des enquêtes de Dennis Rhodes, le volume en question met en lumière un aspect non secondaire de ses recherches, à savoir son intérêt pour les ateliers typographiques italiens périphériques, souvent négligés dans l’histoire du livre en Italie au profit d’autres centres culturels et éditoriaux plus importants. Plusieurs contributions du bibliographe anglais ont reconstitué l’activité de nombre d’ateliers peu ou prou connus, notamment ceux de l’Italie centrale, comme le montre le volume consacré aux éditions publiées à Viterbe (La stampa a Viterbo 1488-1800 : catalogo descrittivo, Florence, L.S. Olschki, 1963), ainsi que d’autres publications plus récentes et plus ponctuelles (cf. « La stampa a Todi nel Cinquecento : sì o no? » La Bibliofilía, vol. 117, no 3, 2015, p. 231-234). Par ailleurs, le titre du volume en question paie un hommage à un ensemble d’articles que Dennis Rhodes avait publiés entre 1954 et 1980 dans les pages de la revue La Bibliofilía, sous le titre collectif de « The Early Bibliography of Southern Italy ».
Cette Early Bibliography of Central Italy se différencie cependant des publications que nous venons de citer. Comme le rappellent Edoardo Barbieri et Carlo Dumontet dans la Préface et dans l’Introduction (p. XII-XIII et XV), la mort de Rhodes, survenue en avril 2020, n’a pas permis au volume de bénéficier d’une relecture des notices de la part de son auteur, ni d’ailleurs de préciser les contours d’un projet qui était en train de prendre forme au fur et à mesure. Le seul point sur lequel l’auteur a insisté dès le début : le fait d’être consacré aux centres éditoriaux mineurs de l’Italie médiane. La forme actuelle de ce volume a donc été donnée en quelque sorte par les deux chercheurs que nous venons de citer, qui ont souhaité réunir les notices que Rhodes avait rédigées. Ce rappel explique l’absence d’une introduction générale de la part de son auteur, ce qui aurait sans doute mieux précisé le but d’un tel travail, ainsi que les quelques disparités entre les notices, comme nous le dirons plus loin. Cela relèverait cependant de la mauvaise foi que de souligner les défauts d’une telle publication : il faut, au contraire, en saluer les nombreuses qualités, depuis le choix de porter l’attention sur des centres éditoriaux souvent négligés, jusqu’aux nouveautés qu’une telle sélection propose à l’attention des chercheurs.
Venons-en justement au volume. Le catalogue se structure selon l’ordre alphabétique des dix centres qui ont été l’objet du dépouillement (Ascoli Piceno, Camerino, Campli, Chieti, Fermo, Jesi, Loreto, Montalto Marche, Spoleto, Teramo). Manquent à l’appel plusieurs autres villes des Marches, de l’Ombrie et des Abruzzes qui ont, cependant, connu un essor plus ou moins important dans le domaine de l’édition : si pour la ville d’Ancona nous disposons des Annali publiés par Filippo Giochi et Alessandro Mordenti en 1980, pour d’autres centres nous manquons encore d’une enquête digne de ce nom (qu’il suffise de rappeler ici la ville de Macerata, particulièrement dynamique entre les xvie et xviie siècles grâce à l’activité de Pietro Salvioni et ses héritiers). Le laps chronologique choisi par Rhodes s’étale de l’introduction de l’imprimerie jusqu’à la fin du xviie siècle, choix qui a le grand mérite de franchir le seuil habituel qui sépare le Cinquecento du Seicento, et de souligner la vitalité éditoriale de ces villes périphériques tout au long de plusieurs décennies.
Du point de vue structurel, les notices ont été rédigées tantôt en décrivant des exemplaires examinés directement, tantôt en ayant recours à des reproductions accessibles grâce aux répertoires imprimés ou bien sur internet. De là vient aussi un degré de complétude et de précision qui peut sensiblement varier selon les notices, souvent exhaustives en termes d’informations (cf. la notice FM50 p. 114-115), parfois beaucoup moins détaillées. Après le titre, donné en transcription fac-similaire seulement si l’édition a été examinée (exemplaire en main ou par le biais d’une reproduction), sont proposés le format et la collation des cahiers, ainsi qu’un descriptif plus ou moins détaillé, des renvois bibliographiques et une liste non exhaustive des exemplaires connus. L’empreinte est donnée seulement là où elle peut être utile pour différentier deux éditions apparemment identiques (voir les notices CM23 et CM24 p. 36-37) ou pour signaler l’existence de variantes à vérifier (voir les notices CH2 p. 85, ou FM39 p. 110). Menée dans sa dernière partie pendant la pandémie de Covid19, l’enquête a eu recours aux répertoires habituels : les catalogues courants des incunables, ainsi que l’OPAC en ligne du Servizio Bibliotecario Nazionale italien, celui du projet Edit16, jusqu’au Répertoire des ouvrages imprimés en langue italienne au xviie siècle conservés dans les bibliothèques de France des époux Michel. Comme tout travail de ce genre, il est fort probable que d’autres notices pourront intégrer les titres listés dans ce volume, sans pour autant modifier le dessein présenté par Dennis Rhodes. Nous nous permettons ainsi de signaler l’existence d’une édition publiée à Jesi en 1627 par Gregorio Arnazzini (Caso prodigioso occorso nel presente anno 1627…), dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque Mazarine de Paris (8° 28644-22), ainsi que deux autres éditions imprimées à Spoleto, dont deux exemplaires sont conservés à la Bibliothèque nationale de France (Capitoli et constitutioni della Congregazione del Consortio nella Cathedrale di Spoleto, G. Arnazzini, 1669, cote E-4160, et Alberto Alberti, Compendio della vita del b. Felice da Cantalice, per il Ricci, 1674, cote H-10686).
Le temps montrera – et cela concerne toute entreprise similaire – l’importance de ce travail de reconstitution des ateliers éditoriaux d’une partie provinciale de l’Italie d’ancien régime. Au moins trois aspects semblent, cependant, ressortir en examinant les notices et en essayant de réunir les éléments qu’elles proposent. Le premier concerne la mobilité de certains éditeurs, qui cherchèrent à implanter un réseau éditorial sur un périmètre assez large. C’est le cas d’Isidoro et Lepido Facii, dont l’activité s’étend sur plusieurs villes et villages limitrophes des Abruzzes, entre Campli, Teramo et Chieti ; c’est le cas aussi de Gregorio Arnazzini, qui, tout au long du xviie siècle, publia de nombreuses éditions dans plusieurs villes entre les Marches et l’Ombrie. Cet aspect, qui a été mis en valeur par un volume publié il y a quelques années (Dizionario degli editori, tipografi, librai itineranti in Italia tra Quattrocento e Seicento, sous la direction de Marco Santoro, Pise-Rome, Fabrizio Serra, 2013), pourrait sans doute être davantage détaillé en tenant compte de l’activité de ces imprimeurs au sein d’autres centres qui échappent à cette Early bibliography, notamment les villes de Macerata, Terni et Narni.
La lecture de ces annales, et nous arrivons au deuxième point saillant du volume de Rhodes, permet aussi de dessiner des géographies culturelles complexes, qui soulignent des tendances visibles sur une échelle plus large. La période examinée par ce volume est, entre autres, un moment de tension dynamique entre les centres culturels les plus importants de la Renaissance et des villes provinciales. Cela se traduit souvent, jusqu’à l’âge baroque, par des publications locales de textes déjà publiés ailleurs. C’est le cas du roman du xviie siècle, genre éditorial émergent dont la nouveauté arrive jusqu’à Camerino (notices CM117-120 p. 76-77) ou à Fermo (notice FM97 p. 134). C’est le cas aussi de nombreux recueils de textes poétiques qui, publiés au cours du Seicento, témoignent de la vitalité d’un format éditorial qui s’était établi sur le marché italien dans les décennies centrales du siècle précédent ; ces éditions, encore mal connues et aux qualités parfois modestes (cf. les notices AP38 et AP40 p. 18-19, AP44 p. 20, AP52 p. 23-24, CM106 p. 72, FM70 p. 123, FM109 p. 138, FM125 p. 144, J43 p. 162, J54 p. 166, J64 p. 170, J74 p. 174, SO9 p. 184), témoignent aussi de l’effort constant des milieux intellectuels et de plusieurs éditeurs locaux de proposer des objets qui se voulaient en phase avec le débat culturel de l’époque.
Un troisième point à mettre en valeur est plus étroitement lié au recensement bibliographique mené par Rhodes. Comme il se doit, dans ces annales figurent aussi des éditions actuellement disparues, connues seulement grâce à des témoignages tardifs : nous en trouvons plusieurs, du Restauro amoroso publié à Camerino en 1524, dont aucun exemplaire ne semble être arrivé à nos jours (notice CM7, p. 29), au Rosario de Reginaldo Spadoni datant de 1580 (notice FM17 p. 102). Les notices listées dans ce volume signalent aussi de nombreuses éditions en exemplaire unique (voir les notices AP10, AP12 p. 7, ou AP19 p. 10, parmi d’autres), parfois conservées dans des collections publiques particulièrement éloignées des lieux de production (cf. les notices AP15 et AP16 p. 8-9, dont les deux seuls exemplaires connus sont conservés en Hongrie, ou CM61 p. 55, actuellement à la Beinecke Library de la Yale University, New Haven), d’autres connues seulement à partir d’exemplaires actuellement en collections particulières (cf. les notices AP20bis p. 10-11, ou encore FM101bis, p. 135-136), ou encore d’autres recensées à partir de catalogues de librairies d’ancien (cf. les notices AP13 p. 7-8, ou encore FM50bis p. 115 et FM74bis, p. 125). Ces exemples montrent le haut degré de rareté des éditions publiées dans ces lieux qui échappent aux routes commerciales les plus fréquentées. Dans la plupart des cas, cela est lié au caractère éphémère de nombre de ces éditions, relevant de l’étiquette, bien trop accueillante, d’« édition populaire » italienne. Cette Early Bibliography of the Central Italy confirme qu’une partie non négligeable des revenus de ces entreprises éditoriales excentrées dépendait non pas tant des livres, que l’impression de pamphlets, d’affiches, de manifestes, de publications occasionnelles : des produits faciles à distribuer, voués cependant, en raison d’un statut documentaire faible, à une dispersion plus accentuée, et donc plus difficiles à repérer aujourd’hui. Ce sont des pistes de recherche que les contributions de Dennis Rhodes ont souvent suggérées, ce qui confirme la fécondité d’une méthode de recherche bibliographique que le chercheur anglais a pratiquée jusqu’à sa dernière publication.
Comme il se doit, le volume est clôturé par une bibliographie et plusieurs index (index des auteurs, des personnalités citées dans les dédicaces, des éditeurs et des imprimeurs, des lieux de publication). Un cahier d’illustrations hors texte permet d’apprécier les pages de titre de vingt-deux éditions, dont certaines particulièrement rares. Comme d’habitude, l’on appréciera la grande qualité de l’impression assurée par la maison d’édition Olschki de Florence.