Book Title

Fließende Raüme. Karten des Donauraums, 1650-1800, Éd. Josef WOLF et Wolfgang ZIMMERMANN

Regensburg : Schnell & Steiner, 2017. 423-[1] p., ill. (ISBN 978-3-7954-3216-4)

Frédéric BARBIER

L’ouvrage que nous présentons trop brièvement ici est constitué, à la base, par le catalogue de soixante-dix pièces exceptionnelles réunies dans le cadre d’une exposition sur la représentation du Danube. Les notices sont précédées par plusieurs articles scientifiques de grande valeur (p. 9-131), et l’ensemble est somptueusement illustré.

L’entreprise se recommande par l’originalité de la problématique : il est bien difficile de traduire en français l’élégante métaphore des « territoires au fil de l’eau » (Fließende Räume). Au sens large, le projet relève de la Kulturgeschichte (histoire de la civilisation), qui croise deux perspectives majeures : celle de la présentation et de l’analyse dans son devenir d’une géographie historique très complexe ; et, d’autre part, la définition de cette géographie comme étant d’abord une géographie physique organisée autour d’un fleuve et de son bassin, à savoir le Danube.

L’historien du livre et des médias est tout particulièrement concerné par ce travail de recherche comparative, du fait que la source privilégiée est constituée par un impressionnant ensemble de cartes géographiques et de plans (vues et plans de villes) gravés (mais aussi quelques dessins, généralement à la plume22) : selon quelles catégories mentales et en s’appuyant sur quelles techniques le média rendra-t-il compte de l’existence et de la structuration de la géographie ici envisagée ? Les études liminaires précisent certaines dimensions de la problématique. Elles traitent de « L’orientalisme » ; de la circulation des nouvelles et des « bruits » (« Le danger turc sur le Rhin supérieur ») ; du développement de la cartographie en tant que composante des sciences de la première modernité (Die Entwiklung der Kartographie als ein Teil vormoderner Wissenschaften) ; de l’espace danubien et sud-est européen dans la cartographie de la première modernité (comprenons, la cartographie occidentale) ; de cette même géographie dans le savoir cartographique des Ottomans aux xviie et xviiie siècles (un des rares exemples où la perspective choisie par les éditeurs est inversée) ; enfin, du rôle des « guerres turques » dans la construction des nationalités à l’Est de l’Europe (avec un certain nombre de figures héroïques, comme celle du Franciscain Capistran).

Donc, le cadre géographique est celui du principal fleuve européen en deçà des confins russes, à savoir le Danube, qui s’écoule sur quelque 3 000 km entre Donaueschingen (Forêt-Noire) et son delta sur la mer Noire. Le cadre chronologique, quant à lui, est tout sauf anodin, puisqu’il s’agit pour l’essentiel du temps de la reconquête sur l’Empire ottoman : après la bataille de Mohács (1526) et le siège de Vienne (1529), une première époque était dominée par l’impérialisme ottoman triomphant. Mais la fin de la guerre de Trente ans et la signature des traités de Westphalie (1648) consacrent le rôle secondaire dévolu à l’Empire dans les territoires de l’ouest. Les conquêtes se feront désormais à l’est : le nouvel échec des Turcs devant Vienne, en 1683 (p. 240-241), marque le pivot du renversement de l’équilibre des puissances au profit des Occidentaux, et la Leitha va perdre, à échéance de quelques années, son statut de rivière frontalière. Ces phénomènes se produisent parallèlement à une évolution générale, qui concerne la « territorialisation » (Territorialisierung), désormais définie, en place de l’universalisme impérial, comme l’assise première d’un pouvoir en voie de rationalisation23.

L’exposition a été structurée en cinq parties, que détaille le catalogue.

1) « Le Danube, élaboration d’une métaphore spatiale » : le Danube est un fleuve mythique, qui relie l’Occident et l’Orient, et dont l’image sera articulée avec celle des échanges et des transferts, mais surtout avec les opérations militaires. Cet espace est notamment caractérisé par le très grand nombre de châteaux et de forteresses, que les géographes s’emploient à localiser précisément et à détailler. L’exemple de Presbourg (Bratislava / Pozsóny) est typique, avec son château élevé par les Arpad au xiiie siècle sur un rocher contrôlant le fleuve, et constamment réaménagé et renforcé à l’époque moderne (p. 150-151).

2) Diversité des structures étatiques mises en cartes : la géographie du Danube est contrôlée par deux Empires dont la domination devrait en principe être universelle (les Habsbourg et les Ottomans). Cette domination sur une multitude de territoires sera rendue par les cartographes grâce à un travail complexe de sémiologie graphique (Jacques Bertin), allant du dessin des frontières à la présence des armoiries, au choix des légendes, etc. La puissance politique se définit désormais par le contrôle d’un ensemble de territoires, et cette géographie bouge en fonction notamment des événements militaires.

3) Le troisième temps est celui de la cartographie militaire élaborée à l’occasion des guerres contre les Turcs (Türkenkriege). Les armées impériales pénètrent progressivement des régions globalement mal connues : la connaissance géographique d’ensemble devra progresser, tandis que la topographie militaire connaît des développements considérables (plans de batailles, relevés de fortifications, etc.). Le but de la représentation influe le cas échéant sur le choix des éléments représentés, comme dans le cas du siège de Eger / Erlau (1687), où l’ingénieur militaire qui a dessiné le profil de la ville explique qu’il ne représente que ce qu’il peut voir depuis son point d’observation, et qu’il se concentre sur les seuls éléments susceptibles d’aider au repérage, notamment les minarets. Il est logique que le déroulement des événements militaires débouche sur les négociations de paix, et sur un travail très approfondi de cartographie des frontières (paix de Karlowitz / Karlóca, 1699).

4 et 5) Le quatrième point est très intéressant pour l’historien, puisqu’il s’agit des territoires frontaliers, et de la problématique souvent envisagée du centre et de la périphérie. À la périphérie orientale des territoires des Habsbourg, en effet, s’impose un système d’administration spécifique, celui de la « frontière militaire » (Militärgrenze), de ses fortifications, mais aussi de ses lazarets (pour la quarantaine), etc. Enfin, le dernier ensemble envisage plus précisément deux espaces-clefs de la reconquête, à savoir le banat de Temesvár / Timisoara et la Transylvanie. Au-delà en direction de l’est (p. 369 et suiv.), ce sont les confins orientaux de l’Europe, des principautés roumaines (Moldavie et Valachie) à la Bessarabie, aux provinces tatares et à la Crimée, où un nouveau concurrent monte en puissance, en l’espèce de l’Empire de Russie.

Les annexes nous proposent quatre monographies sur les collections spécialisées auxquelles les organisateurs ont fait appel pour monter l’exposition, au premier rang desquelles celle des Archives du pays de Bade (Generallandesarchiv Karlsruhe) ; puis une bibliographie détaillée ; enfin, un index locorum et nominum.

Nous sommes devant un travail particulièrement bien venu, à l’heure où il faut nous efforcer de nous réapproprier la géographie de l’Europe, laquelle est fondamentalement une géographie historique. L’historien du livre occidental aurait certes apprécié quelques développements spécifiques sur la géographie et sur les conditions de production de ces cartes gravées, sur ce que l’on peut savoir de leur diffusion, et sur les pratiques dont elles ont pu être le support24. Mais nous nous réjouissons de la parution d’un ouvrage original par son projet, et très abouti par sa forme matérielle (à quand un travail comparable sur le Rhin ?). Aujourd’hui, le cours du Danube et les confins de l’Europe restent des territoires mythiques, et propices à la rêverie : pensons à Claudio Magris, ou encore aux rêveries de l’enfant baudelairien « amoureux de cartes et d’estampes »…

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22 Très remarquable vue de Buda / Ofen, levée du côté opposé au fleuve à l’occasion du siège de 1685, p. 156-157.

23 Il convient de ne pas perdre de vue que, si la dignité impériale passe traditionnellement aux Habsbourg de Vienne, la plus grande partie de la géographie danubienne de l’Est est située en dehors du Saint-Empire.

24 Histoire et civilisation du livre. Revue internationale a publié un certain nombre d’études sur l’histoire du livre et des bibliothèques dans la géographie de la Hongrie historique, comme « Lecteurs et lectures en Hongrie : quelques aspects d’une histoire originale » (István Monok, I/ 2005). On se reportera aux tables, accessibles en ligne : https://revues.droz.org/index.php/HCL