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Hans Georg ERNSTINGER, Voyages en France et dans ses contrées voisines à l’époque d’Henri IV. Extraits du Livre de voyages du Tyrolien Johann Georg Ernstinger

Trad. et comm. par Jean Hiernard et François Kihm. Paris : CTHS (« Collection des documents inédits sur l’histoire de France », série in-8° ; 80), 2019. 348 p., ill. (ISBN 978-2-735-50909-6)

Frédéric BARBIER

La très riche « Collection des documents inédits sur l’histoire de France », publiée par le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), s’augmente d’un volume qui nous offre à la fois un texte remarquable, et un modèle d’édition scientifique. Le manuscrit original est conservé à la Universitäts- und Landesbibliothek de Darmstadt (Hs-1328) et a fait l’objet d’une publication en allemand en 187718. Le travail de nos collègues Jean Hiernard et François Kihm ne porte que sur une partie du texte (des extraits), mais il innove par les multiples notes et annexes qui viennent l’enrichir.

L’introduction (p. 5-20) pose le cadre historique général, et donne quelques indications sur la personnalité et la biographie de l’auteur, au demeurant très mal connu. Un détour par l’histoire générale et par la géographie s’impose en commençant : comté Habsbourg depuis 1363, le Tyrol est le « pays des montagnes » (das Land im Gebirge). Sur le plan géographique, il contrôle depuis l’Antiquité la voie de passage de première importance qui, par le col du Brenner (1370 m) et le Val d’Adige, débouche sur Trente, Vérone, Venise et la péninsule italienne. À la fin du xve siècle, Maximilien Ier fait d’Innsbruck sa capitale en place de Vienne, trop excentrée19. La ville conserve un statut privilégié sous ses successeurs, jusqu’à l’extinction de la lignée Habsbourg du Tyrol, en 1665.

Les Ernstinger sont une famille de hauts fonctionnaires au service de l’Empereur : le père († 1583) était secrétaire de gouvernement pour le Tyrol, et l’anoblissement des Ernstinger au titre de leurs fonctions est confirmé à Prague en 1571. Qu’il s’agisse d’accompagner de jeunes nobles au fil de leur Grand Tour d’Europe, ou de remplir telle ou telle mission diplomatique ou autre, Johann Georg a accompli un nombre extraordinaire de voyages, au fil desquels il a systématiquement pris des notes en manière de journal. La liste publiée en appendice donne une idée de l’ampleur de cette masse documentaire, y compris pour un nombre important de voyages en France. Sur le plan religieux, Johann Georg aurait été luthérien, malgré la large majorité catholique qui est celle du Tyrol. La dimension de la problématique confessionnelle pourrait faire l’objet d’une note plus détaillée que ce que nous pouvons en dire ici.

Nous voici donc devant un témoignage de la rationalisation étatique et de la recherche de connaissances nouvelles qui caractérisent le tournant du xviie siècle. Le tableau qu’Ernstinger (1570-vers 1611) nous propose, dans un récit qui s’apparente parfois plus à de simples notes mais que les deux éditeurs travaillent à éclairer de manière très suggestive, intéresse l’historien du livre en ce qu’il permet de repérer ou de préciser un certain nombre d’éléments caractéristiques de l’histoire intellectuelle de la période considérée, et cela dans un cadre comparatif large. Certes, notre « voyageur » n’accomplit pas un « périple bibliographique » selon la tradition fondée par les humanistes et poursuivie aux xvie et xviie siècles. Mais, même s’il a une préférence pour les bâtiments remarquables (les cathédrales, etc.), il ne néglige pas, lorsque l’occasion se présente, de visiter telle ou telle bibliothèque, voire sans doute tel atelier d’imprimerie.

Les voyages en France ici partiellement publiés datent du tout début du xviie siècle (règne d’Henri IV). Le texte est essentiellement constitué d’indications très sommaires résumant les itinéraires et les villes ou localités traversées – autant d’éléments au demeurant constitutifs d’une géographie qui nous est parfois moins familière : il faut lire entre les lignes. Dans un certain nombre de cas, la description va pourtant au-delà, et l’auteur s’arrête notamment sur les principaux monuments qu’il peut visiter (à commencer par les églises et leur trésor éventuel), sur les jardins d’agrément ou d’étude (par ex. le Jardin royal de Montpellier), sur les cabinets de curiosité (à Aix-en-Provence, celui de du Périer, à Tours, celui de Baudouin, etc.), et sur quelques célèbres bibliothèques.

Le premier voyage est très brièvement décrit, et nous n’y relevons que la mention des imprimeries en nombre que l’auteur voit à Bâle (p. 32). Même si Ernstinger reste toujours concis, le deuxième voyage est beaucoup plus riche, qui nous présente un large périple en Europe occidentale (d’Augsbourg et Genève au royaume de France et aux anciens Pays-Bas jusqu’à Anvers). Ernstinger note la présence d’un certain nombre de grandes bibliothèques : celle de Sainte-Anne, à Augsbourg, remarquable par sa collection de livres grecs20 ; celle de la Nation Germanique de l’Université d’Orléans, riche de près de 3000 volumes (p. 68)21 ; celle des papes d’Avignon, tout particulièrement précieuse (p. 94), etc. Liée aux bibliothèques, la visite de certains trésors des grandes églises permet de réintroduire les livres : Saint-Sernin de Toulouse est richissime en reliques de première importance, mais possède aussi un très précieux manuscrit, à savoir l’Évangéliaire de Godescalc (p. 120, n. 1066), aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France. De même, le trésor de Saint-Denis comprend-il plusieurs manuscrits anciens aux reliures d’orfèvrerie (p. 171). Ernstinger n’est pas un érudit, et il est toujours plus sensible aux manuscrits possédant des reliures ouvragées spectaculaires qu’à ceux conservant tel ou tel texte exceptionnel…

Une mention spéciale sera faite pour les établissements d’enseignement supérieur (collèges, académies, hautes écoles et autres), qu’Ernstinger voit au passage, et dont on ne peut supposer que, même quand il n’en dit rien, il n’a pas vu la bibliothèque : la bibliothèque du collège des Jésuites de Tournon est mentionnée, mais non pas celle du Gymnasium de Sturm à Strasbourg. Les notes sur les imprimeries sont plus brèves, qui se bornent à signaler la présence en nombre d’ateliers actifs et célèbres dans telle ou telle ville, comme à Zurich (p. 59), à Lyon (p. 89) ou encore à Strasbourg (p. 220). Avouons-le : les voyageurs ont un intérêt très réel pour les jardins et pour la botanique, et ils admirent, non sans quelque naïveté, les reliques précieuses pieusement conservées dans tel ou tel « trésor », mais, pour les livres, ils préféreront toujours le dispositif matériel de la reliure au contenu textuel. Pourtant, même pour des non spécialistes, livres et bibliothèques font désormais partie des curiosités du Grand Tour, en tant que vecteurs de formation et d’enrichissement intellectuel.

Ce travail excellent est complété par un jeu très complet de pièces annexes : liste chronologique des voyages d’Ernstinger, suite des étapes des voyages en France et aux Pays-Bas espagnols, sources et bibliographie, index locorum et nominum. Nous sommes tout particulièrement reconnaissants au CTHS de poursuivre la tradition classique de l’édition savante des textes, et de remplir ainsi toujours son objet initial tel que fixé par François Guizot.

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18 Le document est aujourd’hui disponible en ligne sur le site de la ULB : http://tudigit.ulb.tu-darmstadt.de/show/Hs-1328 (consulté le 02/05/2022).

19 Rappelons que pendant plus d’un siècle et demi, Vienne sera pratiquement une ville frontière face à l’Empire ottoman.

20 Cf. détails donnés par Bernhard Fabian à l’article « Staats u. Stadtbibliothek Augsburg », dans Handbuch der historischen Buchbestände in Deutschland, Band 11, Hildesheim ; Zurich ; New York : Olms-Weidmann, 1997 ou en ligne.

21 Frédéric Barbier, « La bibliothèque de la Nation Germanique d’Orléans : quelques balises pour une histoire », dans Rev. d’hist. du protestantisme, 2020, n° 1.