Anton BRUCK, István MONOK, Edina ZVARA, Bewahrte Geistigkeit und Kulturerbe von drei Nationen. Die historische Bibliothek des Franziskanerklosters in Güssing
Budapest : Bibliothek und Informationszentrum der Ungarischen Akademie der Wissenchaften ; Güssing : Franziskanerkloster, 2021. 214 p., ill. (ISBN 978-3-200-07586-3)
Avec cette présentation de la bibliothèque des Franciscains de Güssing, nous voici à quelque 160 kilomètres au sud de Vienne, dans le contexte très particulier du Burgenland, aujourd’hui la plus petite des provinces (Länder) autrichiennes1. Quoique majoritairement germanophone depuis le xviiie siècle, le Burgenland appartient en effet au royaume de Hongrie jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le château de Güssing (hong. Németújvár) est connu depuis le milieu du xiie siècle : élevé en 1157, il est la plus ancienne forteresse de cette terre de frontières. L’invasion mongole de 1241, puis la montée du péril ottoman, confirment l’importance de sa fonction stratégique, à la rencontre des trois espaces géopolitiques que sont l’Autriche germanophone, la Hongrie et les pays slaves du sud (Slovénie et surtout Croatie). Peu à peu, une agglomération se développe au pied du château, et l’ensemble est remis en 1524 par le roi Louis II aux Batthyány, l’une des plus importantes familles de magnats hongrois.
Une double institution spécifique sous-tend les phénomènes dès lors décrits : il s’agit, d’une part, de la « résidence », entendons la localisation principale d’une famille princière ou souveraine ; et, de l’autre, de la cour seigneuriale (Hof). Les historiens français de l’époque moderne ne sont pas toujours familiers avec ces deux éléments, la cour royale occupant dans le royaume l’ensemble de l’espace public à l’époque. Il n’en va pas de même dans une grande partie de l’Europe, et notamment dans les pays danubiens : le prince et sa famille doivent d’abord être entretenus et protégés, tandis que, bientôt, nous assistons au développement d’une administration des domaines seigneuriaux et à l’approfondissement du processus de « socialisation des guerriers ». Avec la Réforme, le seigneur contrôle le cas échéant la nouvelle Église territoriale, laquelle engage aussi le domaine de la formation scolaire. La société est dès lors entièrement organisée à l’entour de et par la cour princière.
À Güssing, Balthasar Batthyány (1537-1590), qui a séjourné à la cour de France, se tourne vers le protestantisme, et institue une école, à laquelle est adjointe une bibliothèque de quelques centaines de titres. István Monok insiste sur le fait que le choix de ceux-ci est dominé par la volonté de contribuer à une utilisation élargie des textes, et il souligne l’influence à cet égard des membres de la famille du magnat (p. 30). Si le passage de Franz Batthyány (1573-1625) au calvinisme est une source de tensions, Güssing reste une terre d’accueil pour les réfugiés, notamment ceux venus de Bohême après la Montagne Blanche. Un certain nombre de personnalités séjournent à la cour de Güssing, parmi lesquelles le botaniste Charles de L’Écluse (Carolus Clusius, cf. p. 94-96), tandis que le typographe itinérant Johannes Manlius (1540 ?-1605 ?)2 s’y établit un temps.
Il est possible que la diversité confessionnelle observée dans le camp réformé ait constitué, à côté des victoires du camp catholique en Bohême, un facteur ayant poussé le jeune comte Adam Batthyány (1609-1659) à revenir au catholicisme (1630)3. Il cherche à attirer des réguliers à Güssing : la charge sera en définitive acceptée par les Franciscains, qui s’établissent en ville dans la décennie 1640, où ils prennent la succession de l’École réformée, mais qui assurent aussi les fonctions de curés dans les villages du plat pays. Ils décident de conserver en bloc les volumes de l’ancienne École, se bornant à les regrouper dans une salle fermée de manière à en contrôler la communication. Cette bibliothèque est toujours conservée sur place aujourd’hui.
Le volume dont nous rendons compte ici comprend deux parties principales : en tête, trois monographies sur Güssing, la première consacrée à l’histoire des Franciscains, surtout à partir de 1638 (Anton Bruck) ; la seconde aux livres de l’École protestante de 1569 à 1634 (István Monok) ; la troisième, enfin, à la bibliothèque des Franciscains (Edina Zvara) ; suit une présentation très illustrée des principales pièces de la bibliothèque, les clichés étant accompagnés d’une brève notice bibliographique. À la fin du volume, on trouvera la bibliographie et un précieux index locorum et nominum4.
Le catalogue nous fait pénétrer l’histoire complexe que nous avons brièvement rappelée. Bien entendu, il ne saurait être du propos d’une simple recension d’entrer dans les détails des titres ici retenus, mais nous voulons souligner la très grande richesse des particularités d’exemplaires, avec leurs anciennes mentions de provenance et, le cas échéant, leurs reliures d’origine (les clichés publiés en rendent parfaitement compte). Le plus ancien document conservé est un Missel à l’usage de Zagreb (Missale Zagrabiensis), manuscrit de la seconde moitié du xiiie siècle, mais nous notons aussi la présence d’un compendium juridique, un Schwabenspiegel de la seconde moitié du xive siècle. Le Voyage en Terre sainte de Breydenbach, édition latine (Mayence, 1486), pourrait aussi s’inscrire dans cette perspective.
Bien évidemment, les titres à caractère religieux sont en nombre depuis le milieu du xve siècle (la Bible allemande illustrée, Augsbourg, 1477 : HC 31355), sans occulter cependant les autres domaines du savoir : l’éducation des enfants (le Regimen de Metlinger : HC 11127), etc. L’installation de la Réforme s’accompagne d’un enrichissement remarquable des collections, y compris pour les slaves du Sud : on pense à Primoz Trubar, imprimé à Wittenberg en 1584, mais voici aussi plusieurs éditions d’œuvres de Luther (p. 130 et suiv.). Un certain nombre de ces exemplaires proviennent d’ailleurs de réfugiés, comme une précieuse Bible tchèque de 1582 (p. 132).
La bibliothèque des Franciscains dans la seconde moitié du xviie et au xviiie siècle est très bien présentée par Edina Zvara. Elle comprend bien entendu un certain nombre de titres de piété, mais on pourrait aussi considérer comme caractéristique des nouvelles curiosités qui s’imposent à l’époque des secondes Lumières le fait que les Franciscains se procurent une édition bâloise de l’Éloge de la folie (Haas, pour Thurneisen, 1780 : p. 168, avec la reproduction du célèbre portrait par Holbein), et deux titres d’histoire de la Hongrie : l’incunable de Thuróczy (dans la réédition d’Augsbourg ! Cf HC 15518*) et l’Epitome du Dominicain Petro Ransano (Buda, 1746). La série des pièces présentées se conclut par les catalogues manuscrits dressés au xviiie siècle, témoignage du souci bibliothéconomique qui est désormais celui des moines6.
Le lecteur pourra s’appuyer sur les exemples du catalogue pour illustrer d’autres phénomènes, concernant par ex. la géographie typographique (Augsbourg occupe une place remarquable pour diffuser vers l’Europe danubienne), ou encore, dans un tout autre domaine, l’anthropologie du don (par ex. à propos de Mélanchthon). En résumé, un ouvrage très précieux, en ce qu’il nous informe sur une bibliothèque ancienne importante, et en ce qu’il nous fait pénétrer un certain nombre de phénomènes caractéristiques de la Hongrie habsbourgeoise. Nous ne pouvons que conclure en soulignant comme particulièrement agréable l’excellence de la forme matérielle que les auteurs ont eu la chance de pouvoir donner à leur travail.
Plusieurs autres volumes plus modestes s’attachent au même projet, de présenter une bibliothèque en publiant un choix de ses pièces les plus remarquables : nous en retiendrons ici deux. Le premier exemple concerne la collection de Sárospatak, en Haute Hongrie7. À la suite de l’effondrement consécutif à la défaite de Mohács, les familles de magnats montent en puissance en Transylvanie et sur les marches orientales du royaume. Dès 1531, un collège luthérien (puis calviniste) est fondé à Sárospatak, dans les anciens locaux des Franciscains, et la ville du Bodrog devient résidence des Perényi, puis surtout les Rákóczy. Le petit volume dont nous signalons la publication présente brièvement un choix de livres et d’objets, instruments scientifiques et autres, témoignant de la vie intense du collège jusqu’à aujourd’hui (la perspective est presque anthropologique). La représentativité du fonds de la bibliothèque reste cependant relative, par suite des destructions et surtout des déplacements qui ont émaillé l’histoire de l’institution.
La publication d’une série de pièces rares conservées par la Bibliothèque Klebelsberg (Bibliothèque de l’Université) à Szeged permet de revenir sur l’histoire complexe d’une institution importante, et sur les aléas de la construction et de la déconstruction des collections de livres8. Le Compromis de 1867 institue la double monarchie austro-hongroise : à Vienne, résidence impériale, tout ce qui concerne les territoires des Habsbourg, mais aussi les « ministères communs » (Affaires Étrangères, Guerre, etc.) ; à Budapest, les organismes spécialisés pour le royaume autonome de Hongrie (Intérieur, Cultes et Instruction publique, etc.).
Un bref historique de la bibliothèque de Szeged, par András Varga, figure en tête de ce volume entièrement bilingue. Dans un premier temps, la nouvelle entité du royaume autonome possède trois universités, à Budapest, à Agram / Zagreb (trois facultés) et à Klausensburg / Kolozsvár. Cette dernière est fondée en 1872, avec quatre facultés (Droit et Sciences politiques ; Médecine ; Philosophie ; Sciences) et une bibliothèque spécialisée9. La fin de l’Empire austro-hongrois, en 1918, et la cession de la Transylvanie conduisent à la délocalisation de l’université de Kolozsvár / Cluj à Szeged (1921). Pour autant, la bibliothèque reste sur place, de sorte que l’institution nouvelle devra être dotée en livres à partir de doubles de la bibliothèque nationale de Hongrie, et des bibliothèques de l’université de Budapest, de l’Académie, etc. Certains enseignants, comme l’historien médiéviste Sándor Márki (1853-1925), suivent le transfert, et ils contribueront à enrichir la bibliothèque.
D’autres dons et legs viendront grossir ce premier fonds, avant les confiscations et sécularisations qui suivent la Seconde Guerre mondiale (au premier chef, les Franciscains et les Piaristes de Szeged) : le caractère hétérogène qui marquait initialement la collection tend ainsi à peu à peu s’estomper. La théorie des pièces retenues dans notre volume (les Cimelia) suit l’ordre chronologique. Ne pouvant ici entrer dans le détail, nous signalons la Bible vénitienne de 1476, comme illustrant un certain nombre de phénomènes tout particulièrement intéressants, par exemple s’agissant du rôle de Venise et des anciennes routes commerciales10. La bibliothèque conserve d’ailleurs aussi un exemplaire de la Chronica Hungarorum de János Thuróczy, dans l’édition donnée à Brünn / Brno en 148811. Remarquons simplement que l’un des responsables de l’édition, Conrad Stahel, vient d’Allemagne du sud et qu’il a travaillé plusieurs années… à Venise, avant que ses relations d’affaires avec l’Europe centrale ne le poussent à s’installer dans la principale ville du margraviat de Moravie. À titre personnel, nous regrettons que l’ouvrage ne présente pas, par exemple en introduction, un cliché de la bibliothèque Klebelsberg, bibliothèque dont l’architecture est particulièrement réussie.
La belle collection « Corvinianum » vient de s’enrichir d’un nouveau volume, tout entier consacré au dossier Xystus Schier et à sa dissertation de 176612. Le volume comprend :
1) L’édition photographique de la dissertation consacrée à la bibliothèque du roi Matthias Corvin (Wien, Georg Ludwig Schulz, 1766) (p. 8-74). Schier (1727-1772) est un ermite Augustin, un temps bibliothécaire de Saint-Roch et Saint-Sébastien à Vienne et tout particulièrement connu pour ses travaux d’historien.
2) Le dossier photographique est suivi de la traduction du texte latin de Schier en hongrois et en anglais (seulement l’introduction) (p. 75-106), avec un très riche apparat critique en hongrois.
3) La deuxième édition du texte latin est donnée à Vienne en 179913 : le volume publie la reproduction de l’avertissement liminaire (Monitum ad benevolu lectorem pro hac altera editione) et sa traduction hongroise.
4) La reproduction des pièces complémentaires qui accompagnent l’édition posthume des Reines de Hongrie de la première race, de Schier : il s’agit d’une notice sur l’auteur et surtout de l’état des travaux historiques de celui-ci, qu’ils soient demeurés en manuscrits ou qu’ils aient été imprimés, par le P. Martin Rosnack (p. 117-164)14. L’ensemble fait l’objet d’une traduction en hongrois.
5) Les annexes comprennent : bibliographie ; concordance des manuscrits mentionnés par Schier dans son travail ; postface d’István Monok sur le rôle de l’Essai de Schier (en hongrois et en anglais) ; index locorum et nominum.
Ce dossier exemplaire illustre non seulement une page particulièrement importante de l’histoire des grandes bibliothèques au tournant du xve siècle, mais aussi le rôle stratégique dévolu aux livres et aux bibliothèques dans les configurations épistémologiques des secondes Lumières. C’est peu de dire que le chercheur sera heureux d’en disposer sous une forme à la fois savante et accessible. Ajoutons que l’illustration du volume est somptueuse, comme il est de tradition dans la série.
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1 Le Burgenland est créé en 1921 à partir de fragments de comitats hongrois frontaliers.
2 Sur Manlius, cf. Reske, notamment p. 318.
3 Deux prélats de très haut rang appartiennent à la famille Batthyány au xviiie siècle. Józef Batthyány (1727-1799) est successivement chanoine d’Esztergom, puis évêque de Transylvanie, archevêque de Kalocsa, puis d’Esztergom, prince-primat de Hongrie (1776) et cardinal (1778). Ignác Batthyány 1741-1798) est quant à lui évêque de Transylvanie. Józef Batthyány est à l’origine de la collection Batthyány à l’archevêché d’Esztergom, tandis qu’Ignác fonde le Batthyaneum (notamment la bibliothèque) d’Alba Julia / Gyulafehérvár / Karlsburg.
4 Deux titres dominent la bibliographie : András Koltai, Adam Batthyány und seine Bibliothek, Eisenstadt, Burgenländsiches Landesarchiv, 2002 (« Burgenländische Forschungen », 24). István Monok, Peter Ötvös, Edina Zvara, Balthasar Batthyány und seine Bibliothek, Eisenstadt, Burgenländiches Landesarchiv, 2004 (« Burgenländische Forschungen », 26).
5 Mais aussi le rarissime Missel d’Esztergom de Venise, 1493 (SS Hungaria 2315), avec des notes manuscrites en hongrois.
6 Les différentes branches de la famille Batthyány possèdent au xviiie siècles d’autres collections de plusieurs milliers de livres, à Körmend, Payerspach, Trautmannsdorf et surtout Vienne.
7 Áro Kovács, Éva Kusnyir, Curator’s choice. Reformed college of Sárospatak, London, Scala Age Herirage Publishers, 2020, 80 p., ill (ISBN 9781 78551 282 7).
8 Cimelia. A szegedi Tudományegyetem Klebelsberg Kuno Könyvtára Kincsei. Treasures of the Klebelsberg Kuno Library, University of Szeged, éd. Katalin Farkas, András Varga, Szeged, SZTE Klebelsberg Könyvtár, 2021, VIII-95 p., ill. (ISBN 978 963 306 788 8).
9 Cf. Minerva. Jahrbuch der Universitäten der Welt, éd. R. Kukula, K. Trübner, 1ère année, Strasbourg, Karl J. Trübner, 1891, p. 116-117.
10 GW 4223 : les deux responsables de l’édition sont Franz Renner, de Heilbronn, et Nicolas de Francfort. La géographie de conservation témoigne du rôle de Venise dans l’importation de livre en Europe centrale et orientale : des exemplaires sont signalés en Autriche, mais aussi en Slovaquie, en Pologne, en Hongrie et en Roumanie (Batthyaneum d’Alba Julia et… Académie de Cluj). Sur ce courant commercial, voir : István Monok, « L’édition vénitienne et l’Europe centrale, xve-xvie siècle », dans HCL, 9 (2013), p. 311-317.
11 HC 15517*. Treize exemplaires de cette édition sont connus en Hongrie, sept en Roumanie (dont deux à Cluj) et deux en Croatie.
12 Xystus Schier, Dissertatio de Regiae Budensis bibliothecae Mathiae Corvini ortu, lapsu, interitu et reliquiis, éd. István Monok, trad. Péter Ekler, Budapest, Bibliotheca Nationalis Hungariae, 2019, 204 p., ill. (« Supplementum Corvinianum », V). ISBN : 978 963 200 700 7. Le lecteur francophone est familier de cette collection, qui a notamment accueilli les Actes du colloque de 2007 sur Matthias Corvin. Les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne (Budapest, Országos Széchényi könyvtár, 2009, ISBN 978 963 200 567 6).
13 VD18 14584069.
14 Xystus Schier, Reginæ Hungariæ primæ stirpis (…). Opus posthumum (…). Cum vita (…) Authoris compendio datat & accurata noticia omnium operum ejus tam editorum quam manuscriptorum [par Martin Rosnack], Wien, Schulz, 1776 : VD18 10633138.