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Florence ALIBERT, Cathédrales de poche, William Morris et l’art du livre

La Fresnaie-Fayel : Otrante, 2018. 377 p. (ISBN 979-10-97279-04-2)

Annika Haß

Paris

Cette monographie est issue de la thèse de Florence Alibert, docteure en esthétique et philosophie de l’art et maîtresse de conférences à l’université d’Angers. Elle est aussi conservatrice des bibliothèques et ses intérêts et ses compétences s’avèrent très complémentaires dans son ouvrage consacré à William Morris et à sa conception du livre. William Morris (1834-1896) était un des fondateurs du Arts and Crafts Movement en Angleterre. Il était peintre, architecte, ingénieur et aussi imprimeur. C’est à cette dernière activité que Florence Alibert a dédié son étude.

Il s’agit d’une thèse divisée en trois grandes parties avec trois sous-parties. Elle décrit à la fois les origines et inspirations de Morris, les ouvrages qu’il a réalisés, et la réception de ce mouvement d’histoire du livre en Europe. Le plan est convaincant, les parties sont équilibrées et on pourrait parler d’une thèse modèle à la française. Le style est agréable, léger pour un travail scientifique, mais sans perdre de profondeur. À la fin de l’ouvrage se trouvent des notices biographiques des personnages mentionnés, la bibliographie et un index nominum.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Tout d’abord, Mme Alibert décrit les origines de Morris et du nouveau groupe d’artistes qui forme son cercle. Morris avait commencé des études à Oxford où il développe son goût pour l’art gothique et où il rencontre ses amis – comme Edward Burne-Jones – avec lesquels il partage à la fois son idéal des arts et ses critiques envers l’époque moderne. Le style gothique du Moyen Âge est à la source de l’esthétique de Morris. Inspiré par les sagas islandaises, il accorde cependant plus d’intérêt aux légendes et aux histoires qu’à un apprentissage profond des langues ou de la civilisation des gens du nord (cf. p. 55-58). Il critique le livre industriel à la fois sur le plan esthétique et sur celui de la qualité (papier etc.), et il est aussi sensible aux conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers à l’époque industrielle. C’est ainsi que Morris se tourne vers des idées socialistes, tout en se rendant compte de l’ambivalence créée par le fait d’être soi-même imprimeur en employant des ouvriers pour la fabrication de ses livres.

La deuxième partie est consacrée à la Kelmscott Press. Florence Alibert replace cette entreprise dans le contexte plus large du Private Press Movement. L’accent est mis sur l’approche philosophique du livre dont fait preuve Morris, même si Alibert admet que ses idées manquent de profondeur (cf. p. 124). Il conçoit la publication comme unité entre texte et image. « Considérer le livre non plus comme une somme littéraire dont le fond compte seul, mais comme une somme architecturale possédant ses codes et son langage propre, telle est la vision originale que Morris essaya d’imposer à son époque avec ses productions. » (p. 119), explique Alibert tout en légitimant parallèlement le titre de sa publication (cf. p. 98-102). Pour Morris il s’agit de la réalisation du « livre idéal » comme Gesamtkunstwerk. Un chapitre décrit également la bibliothèque de Morris et son développement.

La dernière partie analyse la réception des idées livresques de Morris. L’auteur s’intéresse non seulement à l’héritage philosophique de la conception du livre, mais aussi au style, et à sa non-réception par exemple en France. Alibert ne se limite pas à l’expliquer par le sentiment de supériorité de l’édition parisienne dans un moment de concurrence nationaliste profonde en Europe à la fin du xixe siècle (cf. p. 276), mais également par l’héritage de l’opposition entre les styles gothiques et le caractère romain (cf. p. 278-280). Ici une référence à Henri-Jean Martin et à La naissance du livre moderne, xive-xviie siècle (2000) aurait pu expliquer davantage cette opposition et cette réception difficile en France. Plusieurs exemples de transferts culturels sont ensuite mis en évidence : Lucien Pissarro (fils du peintre impressionniste Camille Pissarro), la réception de Morris en Belgique et en Allemagne.

L’auteur éprouve une grande sympathie pour son sujet, ce qui entraîne une présentation très vivante et sensible. Elle ne commet pas l’erreur de vouloir tout décrire et tout expliquer. Elle fait le choix d’exemples significatifs, et s’efforce d’expliquer les ambivalences dans la pensée de Morris.

Bien que Morris ait peu voyagé et qu’il se soit peu intéressé à d’autres langues que la sienne, Florence Alibert parvient à mettre en évidence quelques transferts culturels : ce qu’il a tiré de ses voyages, son goût pour les sagas, etc., considérant aussi l’inspiration de Morris comme un syncrétisme.

Apparemment, l’auteur ne parle pas l’allemand, et quelques mentions (« les Cranach Presse », p. 298, 299, 300, 301, 302, ou « les Insel Verlag » p. 306) pourraient irriter le lecteur germanophone. Mais le grand regret que suscite cet ouvrage – pourtant fort réussi et soigné – naît de l’absence d’illustrations. Mme Alibert mentionne à juste titre les incunables ou la typographie qui ont inspiré Morris. Elle décrit amplement les choix esthétiques de Morris : l’encre importée d’Allemagne, la qualité du papier, la sélection de la typographie, des bois, jusqu’à la mise en page etc., mais sans donner d’illustrations. Soit le lecteur connaît l’ouvrage dont il est question, soit il est à côté de son ordinateur pour pouvoir accéder aux versions numérisées des ouvrages décrits ou des polices de caractères (Golden Type) pour mieux comprendre le propos.

On lit néanmoins avec plaisir l’ouvrage, grâce à la qualité de son style, à la présentation élégante des informations, à la cohérence des analyses et ses interprétations. Le fait qu’il touche à plusieurs disciplines en même temps – la philosophie, l’histoire de l’art, l’histoire du livre, l’anthropologie historique, les transferts culturels et l’histoire tout court – lui confère un atout supplémentaire.