Un siècle d’excellence typographique : Christophe Plantin & son officine (1555-1655) = A Century of Typographical Excellence : Christophe Plantin and the Officina Plantiniana (1555-1655)
Dir. Goran Proot, Yann Sordet et Christophe Vellet. Paris : Bibliothèque Mazarine, Cultura Fonds Library, Éditions des Cendres, 2020. 499 p., ill. (ISBN 979-10-90853-16-4)
À l’occasion du cinquième centenaire de la naissance de Christophe Plantin (vers 1520-1589), la Bibliothèque Mazarine et le Cultura Fonds (groupe De Eik nv) se sont associés pour organiser une exposition (finalement reportée à novembre 2021 en raison de la crise sanitaire) et publier aux Éditions des Cendres un catalogue consacré aux plus belles et intéressantes éditions de l’Officina Plantiniana sur la période allant de 1555 à 1655 conservées dans ces deux importantes collections.
Tandis que la richesse des éditions plantiniennes de la Mazarine date du premier mouvement de constitution des collections dès les années 1640, la société De Eik a acquis en 1991 une vaste sélection de livres imprimés ou publiés par Christophe Plantin, qui constitue le noyau de la bibliothèque du Cultura Fonds à Dilbeek (Belgique). Enrichie depuis d’exemplaires sortis de la maison Plantin-Moretus et plus largement d’ouvrages et de sources illustrant la culture des anciens Pays-Bas, cette collection a déjà fait l’objet de deux publications de Claude Sorgeloos (Labore et constantia. A collection of 510 editions issued by Christopher Plantin from 1555 till 1589, Bruxelles, 1990 ; « La bibliothèque du Cultura Fonds : acquisitions 1991-1999 », Le livre et l’estampe, 46, 2000, no 154).
Entourés d’un comité scientifique, les trois commissaires de l’exposition, Goran Proot, conservateur de la bibliothèque du Cultura Fonds et rédacteur en chef de De Gulden Passer, Yann Sordet et Christophe Vellet, respectivement directeur et conservateur à la Bibliothèque Mazarine, assument pleinement le choix d’explorer, à nouveaux frais, le corpus plantinien ainsi réuni de ces deux bibliothèques, sous l’angle de la mise en page et des évolutions formelles des livres conçus par l’Officina Plantiniana, « des premiers pas typographiques de Plantin (1555) aux années 1650 [, période qui] constitue un véritable siècle d’or, au-delà duquel la production des Plantin-Moretus connaît un certain repli ». L’un des tout premiers atouts de cet ouvrage est justement de s’attacher à l’ensemble de cette période, en allant au-delà de la mort de Christophe Plantin en 1589.
Dédié à un siècle de production plantinienne estimée à près de 5 000 éditions, le catalogue se révèle complémentaire des numéros spéciaux de la revue De Gulden Passer de la Société des Bibliophiles Anversois, publiés en 1989 pour le 400e anniversaire de la mort de Plantin (Ex officina Plantiniana. Studia in memoriam Christophori Plantini (ca 1520-1589), éd. Marcus de Schepper & Francine de Nave, 66-67, 1988-1989), et plus récemment (Christophe Plantin, 1520-2020, Studies of the Officina Plantiniana at the quincentennial of Plantin’s birth, éd. Nina Lamal & J. Christopher Warner, 98/2, 2020), entièrement consacrés à la maison plantinienne.
Prenant place dans la collection de référence des Éditions des Cendres, ce bel ouvrage bilingue (anglais et français), à la mise en page travaillée et aux belles illustrations pleine page, constitue une synthèse de recherches récentes, sous la forme d’une succession de cinq contributions de spécialistes, après la préface de Goran Proot et de Yann Sordet, et de 52 notices scientifiques rédigées par une vingtaine d’auteurs.
Homme de culture doté d’une forte personnalité et largement ouvert à l’international, Christophe Plantin a connu un parcours professionnel exceptionnel dans une période troublée par les guerres de religion, comme le confirme la contribution de Christophe Vellet. Il a su nouer des liens solides d’amitié au plus haut niveau politique et culturel : il fut notamment l’ami de Gabriel de Çayas, secrétaire du roi Philippe II, du cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, de Benito Arias Montano et de Juste Lipse. S’appuyant « sur différentes analyses statistiques des descriptions bibliographiques et des métadonnées typographiques provenant directement des livres », Goran Proot étudie en détail la transition typographique de l’Officina Plantiniana de la Renaissance à l’âge baroque (1555-1670). Tandis que Dirk Imhof, conservateur du Musée Plantin-Moretus à Anvers, reprend les résultats de ses recherches partagées avec Karen L. Bowen sur l’illustration du livre chez Plantin et les premiers Moretus, d’Arnold Nicolai à Pierre Paul Rubens, et rappelle que Plantin a compris l’importance commerciale de l’image dès la création de son atelier en 1555, Renaud Milazzo, contributeur au projet EMoBookTrade (Université de Milan), éclaire, avec force tableaux et diagrammes, les enjeux économiques du choix du format et du papier dans la politique éditoriale de Christophe Plantin, par une étude fine du manuscrit M 296 du Musée Plantin-Moretus (1555-1593 Livres publiés par Plantin – 1555-1581 Livres publiés par divers imprimeurs).
Enfin, last but non least, Johan Hanselaer présente le panorama de cinquante ans de recherches consacrées à l’Officina Plantiniana depuis la publication de 1969 à 1972 du Golden Compasses de Leon Voet, tout en rappelant avec humilité et lucidité que malgré l’importance des travaux déjà réalisés, « beaucoup de chemin reste à parcourir et de nombreuses lacunes doivent encore être comblées avant que l’on puisse espérer s’approcher d’une histoire définitive du Compas d’or », que « la période qui a suivi l’exercice de Jan I Moretus reste une vaste terra incognita » et que « si la recherche plantinienne a été constante dans les efforts consacrés au fondateur de l’officine, il est peut-être temps d’esquisser de nouveaux horizons ».
Doté d’une « bibliographie sommaire » (avec quelques oublis, comme celui de l’article de Malcolm Walsby, « Plantin and the French Book Market », International Exchange in the Early Modern Book World, Leyde, 2016, p. 80-101, et celui de Denis Pallier consacré à « L’officine plantinienne et la Normandie au xvie siècle », Annales de Normandie, 1995, 45-3, p. 245-264) et de l’index indispensable à toute publication scientifique (avec une erreur sur le prénom d’Albert Labarre, appelé André), l’un des principaux mérites de cet ouvrage est d’offrir une analyse quantitative approfondie sur le corpus identifié et de rassembler des éléments essentiels qui permettent de se faire une idée précise de la production plantinienne, tant d’un point de vue visuel que matériel et économique.
Dans cette approche actualisée, on regrettera cependant l’absence d’une remise en contexte international et d’une vision de ce que la civilisation anversoise fut au xvie siècle, « où, sur un fonds de luttes religieuses, l’esprit de liberté voisine avec le fanatisme le plus étroit ; où, tout à côté des rigueurs de la Réforme, l’esprit de la Contre-Réforme va trouver sa place et permettre au baroque, sous des formes diverses, dont beaucoup sont venues d’Italie, de s’épanouir ». C’est ainsi que Julien Cain introduisait le catalogue de l’exposition consacrée en 1954 par la Bibliothèque nationale à Anvers, ville de Plantin et de Rubens, sur une idée d’Henri-Jean Martin, alors bibliothécaire à la Réserve des Imprimés, acceptée par Jacques Guignard, conservateur de la Réserve, et mise en œuvre par Leon Voet, conservateur du Musée Plantin-Moretus.
Comme le choix a été fait ici de consacrer l’étude aux collections déjà importantes de la bibliothèque du Cultura Fonds et de la Bibliothèque Mazarine, d’autres œuvres majeures, comme celles du Musée Plantin-Moretus et de la Réserve de la Bibliothèque nationale de France, mises en valeur dans l’exposition de la BN en 1954, sont absents, comme le Cortège funèbre… de Charles Quint, album de 33 gravures au burin paru en 1559 dans les cinq langues de l’empire de Charles Quint, et sont passés sous silence des domaines importants, comme l’édition musicale.
L’organisation du catalogue en sept sections (un typographe de la Renaissance ; stratagèmes éditoriaux ; papier et format ; caractères et fleurons ; métamorphoses de l’illustration ; mise en livre baroque ; subterfuges typographiques) ne se révèle pas des plus intuitives, tandis que les liens entre les articles de fond et les notices de grande qualité n’apparaissent pas suffisamment explicites.
Prenant sans doute modèle sur les publications bilingues de Christophe Plantin, comme sa première édition à Anvers en 1555 de L’Institution d’une fille de noble maison de Giovanni Bruto, en italien et en français, ou La première et la seconde partie des dialogues françois pour les jeunes enfans, publiés par Christophe Plantin en 1567 en français et en flamand, l’alternance des pages en anglais et en français offre une continuité de lecture intéressante selon la langue choisie, mais, malgré tout le soin apporté, n’évite pas des pages trop denses (par exemple pages 132 et 133 ou pages 184 et 185).
Ces faiblesses ne retirent rien à l’intérêt que suscite cette publication d’une érudition sûre, minutieuse et souvent novatrice dans son propos, dotée d’une belle iconographie qui mélange savamment les illustrations célèbres – avec de très bonnes et belles notices, par exemple no 21 sur la polyglotte d’Anvers : une « cathédrale biblique » par Theodor Dunkelgrün, nos 41 et 42 consacrées par Yann Sordet à des ouvrages luxueux conservés à la Mazarine et no 49 sur l’Index librorum qui jussu regis […] expurgantur de 1571 par Renaud Adam – et les éditions moins connues – comme Les Devises héroïques de Claude Paradin, support d’un exceptionnel album amicorum conservé à Dilbeek (notice no 33 de Renaud Milazzo) et l’Advertissement à ceulx des Pays-Bas publié en 1570 par « un imprimeur mystérieux découvert derrière un fleuron » (notice no 50 de Kristof Selleslach).
Accompagné d’une exposition virtuelle consultable en ligne (https://mazarinum.bibliotheque-mazarine.fr/expositions-virtuelles/item/21859-fr), cet ouvrage figure parmi les plus importantes réalisations liées à l’anniversaire de la naissance de Christophe Plantin, aux côtés de l’exposition consacrée cet automne à Christophe Plantin, « un homme de caractère(s) » à la bibliothèque universitaire Moretus-Plantin de Namur, et de sa déclinaison en ligne (http://neptun.unamur.be/s/Plantin/page/introduction).
Il s’inscrit indéniablement dans la suite des ouvrages de Leon Voet, et pour reprendre l’éloge de Robert M. Kingdon (Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 32, p. 215), je dirais qu’il est plus qu’une référence, « c’est aussi un ouvrage qui stimule la réflexion ; il indique la voie à de nombreuses possibilités fascinantes pour des travaux futurs sur le commerce du livre à la première modernité ».