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Alessandro Tedesco (éd.), Itinera ad Loca Sancta. I libri di viaggio delle Biblioteche Francescane di Gerusalemme. Catalogo degli edizioni dei secoli XV-XVIII

Milan : Edizioni Terra Santa, 2017, LXXII-363 p. (ISBN 978-88624-0518-8)

Marion BLOCQUET

Paris, Institut national du patrimoine

À l’heure où les Franciscains célèbrent une présence continue de huit siècles dans la région, la Custodie de Terre sainte multiplie les initiatives visant à valoriser son identité et son histoire à travers la réappropriation de son patrimoine. L’instance, officialisée par une bulle papale de 1342, siège depuis sa création à Jérusalem où elle remplit des missions très particulières : s’étant proclamés protecteurs des droits catholiques sur les Lieux saints, les Franciscains sont aussi devenus des défenseurs des chrétiens latins au Proche-Orient à travers l’aide spirituelle et matérielle qu’ils apportent aux communautés locales mais surtout en raison de l’accompagnement des pèlerins.

Témoins de l’histoire houleuse d’une région traversée par les guerres, la succession des régimes politiques, les querelles entre communautés confessionnelles, mais aussi par des flux humains animés par la dévotion comme par la soif de terres, les religieux de Terre sainte conservent de précieuses traces écrites de ce passé. L’installation du siège de la custodie dans le couvent Saint-Sauveur, au cœur de la vieille ville de Jérusalem, permet la création au milieu du xvie siècle d’un véritable centre documentaire recueillant les manuscrits, les livres imprimés et les archives nécessaires au bon fonctionnement de la communauté. La tradition érudite des Franciscains, les besoins des conducteurs des pèlerinages ainsi que le développement des recherches scientifiques autour des sanctuaires de Palestine, de Syrie, du Liban et des provinces avoisinantes, enrichissent par la suite ces fonds.

Si des efforts importants ont été fournis au cours du siècle précédent pour rationaliser et inventorier le contenu de la bibliothèque du couvent de Saint-Sauveur, plusieurs actions ont été menées ces dernières années afin de valoriser plus encore cette richesse. La réorganisation de la bibliothèque générale de la custodie en 2013 a été l’occasion d’un transfert des documents les plus anciens et précieux encore conservés dans les autres couvents et organismes franciscains de Terre sainte, venant ainsi constituer un « trésor » livresque centralisé à Jérusalem : gagnant en cohérence, ce fonds est désormais plus aisément accessible aux chercheurs ainsi qu’aux initiatives collaboratives.

Lancé en 2011, le projet « Libri, Ponti di pace », coordonné par le professeur Edoardo Barbieri et associant le CRELEB (Centre de recherche européen Livre, édition et bibliothèque de l’Université catholique de Milan) et l’Association Pro Terra Sancta (ATS), permet aujourd’hui de repérer, documenter et faire connaître les trésors abrités dans les bibliothèques franciscaines de Jérusalem, tout en cherchant à favoriser le dialogue interculturel et interreligieux autour de ces écrits [https://www.proterrasancta.org/project/it/gerusalemme-libri-ponti-di-pace/]. La présente publication fait partie des réalisations concrètes (expositions, colloques) issues de ces recherches.

Les ouvrages dits « itinera ad Loca sancta » constituent un fonds particulièrement intéressant et représentatif des activités des religieux de Terre sainte. Bien identifiés au sein des bibliothèques franciscaines, qu’il s’agisse des collections de la Bibliothèque générale de la custodie (BGCTS) ou de celles du Studium Biblicum Franciscanum (fondé en 1929 et installé lui aussi dans la vieille ville de Jérusalem, au couvent de la Flagellation), ces livres aux natures et usages divers ne peuvent être circonscrits dans les frontières fermes d’un genre littéraire. S’il s’agit en effet pour l’essentiel de récits de pèlerinage, ces derniers restent cependant des écrits hybrides, mêlant au récit de voyage des guides d’indulgences ou encore des descriptions scientifiques ou ethnologiques. S’appuyant sur un corpus de 203 livres de voyage imprimés entre 1486 et 1799 (soit 147 éditions différentes) et conservés au sein de ces deux institutions, le catalogue constitué par Alessandro Tedesco est utile à plusieurs titres.

Le pèlerinage en Terre sainte constitue un champ de recherche déjà bien arpenté aussi bien par l’histoire religieuse que par l’histoire du livre, du moins en ce qui concerne les périodes médiévale et moderne. L’ère contemporaine du pèlerinage, à laquelle on donne pour point de départ le périple de Chateaubriand en Orient, obéit à des logiques différentes que l’on s’efforce cependant d’étudier plus avant aujourd’hui. Aussi, l’auteur ne se donne pas pour objectif de bouleverser l’historiographie commune des récits de voyage vers la Terre sainte, ni même d’étudier de manière approfondie ces livres pour la plupart bien documentés ailleurs : le lecteur est invité à se reporter aux divers ouvrages et outils de référence, listés au début du catalogue, à quoi s’ajoutent les éventuelles publications scientifiques relatives aux livres présentés, alors signalées au sein de chaque notice.

L’introduction pose, de manière assez synthétique, les jalons de l’histoire des « itinéraires vers la Terre sainte » et souligne le caractère éminemment fluide de ce genre. Apparus dès le ive siècle, ces écrits, à l’origine conçus comme des récits autobiographiques relatant le voyage physique et spirituel du pèlerin, s’enrichissent de commentaires sur les paysages, les personnes et les coutumes des régions rencontrées tandis que les profils des visiteurs de la Terre sainte se diversifient, incluant aussi bien des pèlerins et des guides ecclésiastiques que des voyageurs européens modernes assoiffés de découvertes exotiques. S’appuyant sur les travaux de Thomas F. Noonan, l’auteur rappelle que la frontière entre ces catégories d’écrivains et de textes n’est pas claire : une œuvre comme le Viaggio da Venetia al Sancto Sepulchro du pseudo Noè Bianco (que l’on reconnaît aujourd’hui comme le journal du voyage entrepris par le frère Niccolò da Poggibonsi au xive siècle et édité sous le titre de Libro d’Oltremare) présente ainsi un équilibre remarquable entre la narration des pratiques dévotionnelles et la description des Lieux saints, son texte particulièrement riche lui assurant une fortune certaine au cours des siècles suivants. Il convient par ailleurs de noter que la communauté franciscaine s’est particulièrement investie dans la rédaction de ces itinéraires : parmi les quatre-vingt-quinze auteurs identifiés, trente-deux sont des franciscains.

Le ralentissement progressif des pèlerinages venus d’Europe après le xiiie siècle, suivi de leur arrêt presque total dès la fin du xvie, ne marquent en rien le tarissement de cette typologie littéraire mais, contre toute attente, annoncent une période de succès pour ces écrits dont la fonction évolue. Outre une utilité en tant que moyens d’entreprendre un pèlerinage par procuration, les récits et les descriptions les plus anciens viennent satisfaire le désir d’évasion des lecteurs, devenant ainsi des « livres à rêver » (p. XII). Les récits du xvie siècle, souvent réédités au cours des deux siècles suivants, constituent aussi des sources d’information précieuses pour des auteurs qui, faute de voyager eux-mêmes, composent occasionnellement des périples fictifs.

L’iconographie souvent riche de ces ouvrages participe pleinement de leur force évocatrice : c’est le cas notamment des nombreuses cartes et vues de villes. A. Tedesco oppose ainsi à un « itinéraire du salut » que serait le récit dynamique du pèlerinage une « géographie du salut » incarnée par les cartes. Le catalogue comporte de fait un grand nombre de reproductions de ces illustrations, l’auteur ayant choisi de privilégier les représentations des Lieux saints, des villes (européennes et orientales) et des plans les plus remarquables, auxquelles s’ajoutent quelques pages de bestiaires mêlant animaux réels et fictifs.

Les notices des exemplaires, quant à elles, comprennent la reproduction du frontispice de chaque édition ainsi que de très brefs éléments d’informations sur l’auteur, son voyage et la fortune de son œuvre : on notera surtout le grand soin apporté aux questions de bibliographie matérielle à travers la description minutieuse des caractéristiques et de l’état de conservation de chaque unité.

Parallèlement au cheminement des hommes vers la Terre sainte, est proposée à l’étude une circulation secondaire, celle des livres eux-mêmes : compagnons de voyage des pèlerins, documents acquis par des religieux érudits ou bien offrandes de divers particuliers, ces ouvrages empruntent des routes variées les menant jusqu’à Jérusalem, accomplissant alors eux aussi, en quelque sorte, leur itinéraire vers les Lieux saints.

La trace la plus évidente de cette circulation est la diversité des langues présentes au sein du corpus, reflétant à la fois le caractère international de la custodie et l’arrivée de pèlerins venus majoritairement d’Europe occidentale. Tandis que l’italien, le français et le latin sont les idiomes les plus couramment employés, et ce aussi bien dans les textes originaux qu’en traduction, ces livres peuvent aussi être en néerlandais, espagnol, anglais, allemand ou portugais. Le Proche Orient ne comptant guère d’imprimerie au cours de la période considérée, l’index des lieux d’impression en fin d’ouvrage pointe de fait vers les grandes villes européennes d’édition.

L’auteur attache en outre un soin particulier au relevé des marques d’usage et de possession, qu’il s’agisse d’ex-libris ou bien des annotations manuscrites laissées en marge qui fournissent des informations précieuses sur l’identité des lecteurs. À ce titre, l’index des possesseurs et des provenances de ces livres s’avère très utile et fait apparaître des figures majeures gravitant autour de la sphère franciscaine : on relève ainsi les noms des frères Liévin de Hamme et Eugene Hoade (tous deux auteurs de guides de pèlerinage en Terre sainte aux xixe et xxe siècles), l’architecte Antonio Barluzzi, ou encore des érudits majeurs de la communauté comme le père Girolamo Golubovich (le fondateur de la fameuse collection « Biblioteca Bio-bibliografica » dans laquelle est édité ce catalogue) ainsi que le P. Agustin Arce.

Le guide constitue, enfin, l’une des briques sur lesquelles repose le nouveau système d’information des bibliothèques franciscaines de Jérusalem : il vient en effet nourrir le nouveau catalogue général récemment créé pour les collections abritées à Saint-Sauveur comme à la Flagellation, au sein d’une section spécifique consacrée aux « itinera ad Loca sancta » [Catalogue général des bibliothèques de Terre sainte, onglet des itinéraires vers les Lieux saints: https://bibliothecaterraesanctae.org/descrizione-catalogo-itinera-ad-loca-sancta.html ]. Loin d’être redondante, la version numérique du catalogue s’avère complémentaire du support papier. Outre la reprise des fiches rédigées, classées par ordre chronologique mais parmi lesquelles il est possible de naviguer à l’aide de facettes sélectionnables, le catalogue en ligne offre un plus grand nombre d’illustrations pour certaines éditions : c’est le cas par exemple pour la Peregrinatio in terram sanctam de Breydenbach (1490, notice no 43) où l’outil numérique permet de présenter et d’étudier plus aisément des gravures de paysages urbains imprimées en double page.

La section des itinéraires en Terre sainte incluse dans l’OPAC de la custodie prend la suite d’un premier fichier constitué par le P. Agustin Arce, bibliothécaire de Saint-Sauveur de 1936 à 1966, et enrichi au fil des années pour inclure tous les ouvrages relatifs à cette thématique jusqu’à ce jour. Malgré la modestie de l’auteur qui, bien souvent, se place dans l’ombre du grand érudit, comme en atteste la scrupuleuse reproduction photographique des fiches papier et des notes rédigées par le P. Arce, son travail ne se résume pas à un simple enrichissement du fichier. Outre un travail fin de description matérielle des exemplaires, A. Tedesco a ainsi examiné en détail les rayonnages des bibliothèques, traquant les « itinéraires » qui avaient pu échapper aux précédents repérages ou qui n’avaient pas encore été extraits de certaines donations : ses efforts lui ont ainsi permis de presque doubler le nombre des notices du fichier original.

Si ce catalogue vient ainsi confirmer la valeur et le caractère incontournable des travaux menés par le P. Arce au siècle précédent, il s’inscrit aussi dans le panorama des nouveaux canaux de médiation de la custodie. À travers le nouveau Terra Sancta Museum d’une part, et la multiplication des publications relatives à leurs collections livresques d’autre part14, les franciscains de Jérusalem nouent des partenariats fructueux avec de nombreux chercheurs et laïques afin de faire découvrir la richesse de leur patrimoine, tout en réaffirmant leur caractère incontournable dans le paysage culturel de la région.

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14 À noter parmi celles-ci les travaux de Luca Rivali sur les fonds de livres imprimés les plus anciens conservés par les franciscains de Terre sainte. Outre le catalogue d’une exposition tenue en novembre 2016 au couvent de Saint-Sauveur (Ars artificialiter scribendi ; an exhibition of XVth Century Books in the Franciscan Custody of the Holy Land, Jerusalem, ATS Pro Terra Sancta, 2016), un catalogue général sur ces fonds est encore en cours de préparation (Gli incunaboli e le cinquecentine della Biblioteca Generale della Custodia di Terra Santa e dello Studium Biblicum Franciscanum di Gerusalemme, Catalogo, Milan, Edizioni Terra Santa).