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István Monok, A humanizmus és a protestantizmus áttűnései a Magyar Királyság és Erdély olvasmányműveltségében [Transitions entre humanisme et protestantisme dans les bibliothèques et la lecture dans le royaume de Hongrie et en Transylvanie]

Budapest : Kossuth Kiadó ; Eger : Eszterházy Károly Egyetem (coll. « Kulturális örökség »), 2020. 396 p. (ISBN 978-963-544-206-5)

Daniel BARIC

Sorbonne Université

Les nombreuses parutions dans une conjoncture particulière, le cinquième centenaire de la Réforme en 2017, ont été l’occasion pour István Monok de revenir sur des sujets qu’il explore depuis plusieurs décennies. À la lumière des dernières recherches auxquelles il a lui-même largement contribué, il présente des sujets qu’il connaît particulièrement bien, les phénomènes liés à la lecture dans une époque de transition entre humanisme et établissement de nouvelles structures ecclésiales.

Au centre des préoccupations de l’auteur se trouvent le royaume de Hongrie (qui comprend le territoire de la Slovaquie actuelle) et la Transylvanie, de la fin du xve siècle au milieu du xviie. Le contexte conflictuel, marqué par l’expansion ottomane, aboutit à une partition de la Hongrie et à l’anéantissement d’institutions étatiques. Le cadre de réflexion est d’emblée européen. Il l’est par la nécessité de comprendre des phénomènes locaux, hongrois et plus largement centre-européens, du point de vue d’une périphérie confrontée à la naissance de nouveaux courants d’idée développés en Europe occidentale. Il l’est aussi par la mobilité des ouvrages et des lecteurs. Au fil des pages émergent des figures qui incarnent les liens tissés à travers l’Europe, qui se déploient dans les deux sens, à l’instar de Jacobus de Hungaria, appelé à l’abbaye bénédictine de Murbach en Alsace dans les années 1470 pour y améliorer la formation philologique.

I. Monok retrace les transformations intervenues dans le contenu des bibliothèques, en accord (ou pas) avec les nouvelles tendances du moment, depuis l’humanisme rhénan et les courants réformateurs jusqu’à la Contre-Réforme. Les catalogues de bibliothèques privées et publiques, qui forment la base de la documentation, sont examinés de manière à en tirer un maximum d’informations sur une situation locale au regard des tendances lourdes qui caractérisent la région dans son ensemble. La construction d’un savoir historique sur la lecture en Hongrie a privilégié à partir des années 1950 les figures de novateurs (au détriment d’études basées sur une documentation permettant d’établir des connaissances sur un rapport plus quotidien à la lecture). Cette tendance s’est désormais inversée et l’auteur livre une image équilibrée des expériences de lecture en Hongrie dans les deux premiers siècles de la Réforme, avec en arrière-plan des interrogations qui traversent cette recherche, sur les causes de la diffusion rapide de la Réforme, l’importance des humanistes et des réformateurs et le poids de ces lectures sur les décisions politiques, ainsi que, comme cela apparaît dans les chapitres conclusifs, sur les spécificités d’une culture du livre aux marges de la chrétienté, tant occidentale qu’orientale.

Luther et Melanchthon furent autant lus en tant qu’humanistes qu’en tant que théologiens. Dans de modestes bibliothèques privées, la lecture des Anciens se fit dans des éditions avec une préface des auteurs réformateurs. Mais la popularité de Melanchthon (celle de Luther semble moindre) se heurta au catholicisme offensif des Habsbourg qui accompagna la reprise en main des leviers de l’État à Vienne. La permanence de la possession de volumes signés de Luther et Melanchthon signale dès lors l’existence de restes de bibliothèque d’ancêtres passés autrefois au protestantisme. Au xviie siècle, ce sont ces éditions protestantes qui étaient moins chères que les nouveautés, ce qui explique leur succès auprès des étudiants. Ces éditions n’ont disparu complètement de l’usage des écoles que dans la première moitié du xviie siècle, avant la paix de Westphalie.

Une différenciation suivant les milieux et la géographie fait apparaître des rapports contrastés face aux nouveautés. Logiquement, les cours aristocratiques aux confins occidentaux du royaume de Hongrie sont davantage en mesure de suivre les nouvelles tendances. D’une manière générale, une divergence croissante est observable entre bibliothèques aristocratiques qui suivent les tendances relevées ailleurs en Europe occidentale et les bibliothèques de la noblesse moyenne, qui au xviie siècle conservent le profil de bibliothèques typiques du siècle précédent. Ces lectures nobiliaires sont contrastées avec celles de la bourgeoisie protestante qui, avec des variations dans le temps, fait le choix de conserver quelques auteurs catholiques qui sont entrés en débat avec les luthériens.

Il apparaît qu’en contexte humaniste et surtout protestant prend place une césure profonde quant à l’utilisation collective du livre, avec un élargissement décisif du public et une ouverture nouvelle qui est désormais envisagée, donnant naissance à des formes de publica libraria et bibliotheca publica. De même, une étude en cours sur la formule manuscrite « et amicorum » que l’on trouve sur les pages de titre de certains ouvrages, renseigne éloquemment sur le partage d’ouvrages, un phénomène qui semble moins fréquent au xviie siècle, après avoir connu un succès certain autour de la Réforme.

Les sources d’histoire urbaine (en l’occurrence celles issues d’un certain nombre de bibliothèques, notamment des écoles protestantes) permettent de comprendre une réalité modelée par des caractéristiques locales. Les comparaisons entre villes des confins occidentaux de la Hongrie (Güssing/Németújvár dans le Burgenland), de Haute-Hongrie (Košice/Kassa, Banská Bystrica/Besztercebánya, Trenčín/Trencsén, Bardejov/Bártfa,…) et de Transylvanie (Braşov/Brassó,…) donnent à percevoir des différences de profil sensibles suivant la composition ethnique et l’importance économique des villes. L’étude de cas sur Güssing pour la période 1569-1634 montre à quel point le Burgenland fut une zone de contacts. La culture du livre dans les villes protestantes est tributaire du rôle des étudiants de retour de leurs universités de formation, soit principalement Wittenberg ou Heidelberg. Cette sociabilité académique donne une tonalité particulière à chaque réseau intellectuel urbain (orthodoxie luthérienne, philippisme saxon…). En Hongrie occidentale, en l’absence de représentants de Luther (à la différence des riches villes minières de Haute-Hongrie), c’est le piétisme qui s’implante.

Si les livres allemands sont recherchés en raison d’une forte présence de lecteurs germanophones dans certaines villes, il est plus facile et moins onéreux d’en importer que d’en produire sur place. La bibliographie rétrospective de Hongrie et Transylvanie recense ainsi un total assez modeste de 881 volumes imprimés au xvie siècle (contre quelque 4500 au xviie siècle), ce qui s’explique par leur langue de publication (hongrois et latin). Dans cet ensemble, les études de détail font toute la richesse de l’approche d’I. Monok, qui met en évidence des variations éloquentes : à Bardejov/Bártfa, près d’une centaine d’ouvrages sont imprimés au xvie siècle, en allemand et en hongrois, mais beaucoup en latin également, à des fins éducatives, ainsi qu’une première édition en slovaque, un catéchisme luthérien. L’impression à la fin du xvie siècle d’ex-libris pour le fonds de livres mis à la disposition du public en fait le deuxième cas le plus ancien en Hongrie. Comme d’autres villes hongroises, elle change plusieurs fois de confession majoritaire et l’analyse des changements qui sont induits par ces oscillations confessionnelles dans la thématique des livres possédés requiert une solide expertise mettant en relief ce qui fait l’unicité et la représentativité de la ville.

À travers ces bibliothèques se dessine l’image d’une Europe médiane (Zwischeneuropa, Köztes-Europa) s’étendant de la Baltique à l’Adriatique, avec des caractéristiques qui lui sont propres. La région n’est certes pas uniforme ; pour ne citer qu’un exemple, la production est globalement moindre dans le royaume de Hongrie qu’en Pologne et en Bohême. En conclusion, l’auteur revient en outre sur le rôle des collections de livres protestants dans la culture hongroise. Celui-ci apparaît pleinement dans une réflexion qui se déprend de la focale micro-régionale : le rôle de la communauté protestante dans la communication avec les courants nouveaux européens et leur diffusion à l’intérieur de la culture hongroise fut éminent.

Cette histoire sociale et intellectuelle de la lecture s’appuie sur une documentation somme toute assez riche, même si tout n’a pas été conservé. Elle convoque les études les plus récentes ainsi que celles plus anciennes menées par I. Monok. Incomparable connaisseur de ces sources, tant locales qu’européennes, qu’il connaît de première main et qu’il a décrites dans nombre d’études, l’auteur livre un ouvrage qui fourmille d’informations détaillées que le lecteur pourra aisément retrouver grâce à l’index des lieux et des personnes. Cette connaissance d’un grand nombre de sources, passées au crible d’une analyse en phase avec les derniers développements de l’historiographie, fait apparaître pleinement les traits caractéristiques de bibliothèques hongroises à l’époque moderne. Analyse précise et sérielle à la fois de ce corpus de catalogues, insérée dans une histoire intellectuelle européenne, l’ouvrage donne à saisir l’importance de ces sources pour mesurer des mouvements de fond, des stagnations et des tendances archaïsantes dans le rapport à l’écrit. Rédigée en hongrois, sans résumés en d’autres langues, cette monographie est aussi une histoire du rapport aux langues, dont le poids respectif ne suit pas la seule chronologie d’un avènement des langues vernaculaires. Les lectures en allemand et en latin augmentent et reculent au gré de changements démographiques, politiques et confessionnels que l’auteur explicite et contextualise. Le lecteur francophone intéressé par ces questions pourra quant à lui se référer pour l’instant à la monographie et aux articles d’I. Monok parus jusqu’à présent en français13.

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13 I. MONOK, Les Bibliothèques et la lecture dans le Bassin des Carpates, 1526-1750, Paris, Champion, 2011 (Bibliothèque d’études de l’Europe centrale, 4). Voir plus particulièrement en lien avec cet ouvrage dans la revue Histoire et civilisation du livre : « Lecteurs et lectures en Hongrie : quelques aspects d’une histoire originale », I, 2005, p. 267-276 ; « Les langues de lecture dans la Hongrie moderne (1526-milieu du XVIIIe siècle) » IV, 2008, p. 137-148.