Catherine Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530
Cézeyrieu : Champ Vallon, 2018. 360 p. (ISBN 979-10-267-0702-8)
C. Kikuchi livre ici la version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’université Paris-Sorbonne sous la direction d’Élisabeth Crouzet-Pavan, qui signe la préface. Elle propose une analyse sous l’angle socioéconomique de la communauté typographique vénitienne des origines à 1530. Comme l’auteure le rappelle d’emblée dans son introduction, l’histoire de l’imprimerie à Venise fascine et ce, depuis le xvie siècle. Deux personnalités, dont les productions ont alimenté toute l’Europe et ont enrichi les plus belles bibliothèques, ont cristallisé l’attention : Alde Manuce et Nicolas Jenson, qui sont à l’origine de nombreuses études historiques et de vastes bibliographies. Les débuts de l’imprimerie vénitienne ont également attiré les grands noms de l’histoire du livre : Horatio Brown, Antoine-Augustin Renouard ou encore Martin Lowry, pour ne citer qu’eux. L’annonce de la parution d’un nouveau livre consacré à cette thématique pourrait poser question. Y a-t-il encore moyen de renouveler l’historiographie vénitienne, surtout après le matraquage lié à la célébration du 500e anniversaire de la disparition d’Alde Manuce ? La réponse est évidemment oui. L’approche économique et sociale, retenue par Catherine Kikuchi, constitue assurément l’une des voies les plus fécondes aujourd’hui pour affiner nos connaissances du monde de l’imprimerie. Les travaux de Frédéric Barbier et Sabine Juratic, pour le xviiie siècle, ou encore ceux d’Annie Charon, pour le xvie siècle, l’ont clairement démontré, s’inscrivant dans l’héritage de L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. Il faut également saluer les bornes chronologiques retenues, qui font fi de la césure artificielle autour de l’année 1500, pour prendre en compte les soixante premières années de la typographie vénitienne et permettre de mieux comprendre comment s’est progressivement mis en place le monde du livre imprimé vénitien.
C. Kikuchi a construit son enquête autour des hommes et des femmes qui se sont investis dans les métiers du livre à Venise à la fin du Moyen Âge : libraires, marchands de livres, imprimeurs ainsi que leurs proches. Elle s’est plongée au cœur des archives vénitiennes – profitant notamment de la Busta del Duca di Rivoli qui recense les documents traitant du personnel du livre à la fin du xve et au début du xvie siècle –, sans pour autant négliger l’Incunabula Short Title Catalogue dont elle a pu apprécier le travail de l’équipe d’Ezio Ornato pour un traitement systématique et quantitatif des informations contenues dans cette base de données. Les matériaux réunis lui ont permis de construire un vaste répertoire prosopographique qui sous-tend toute son étude (on se réjouit d’ailleurs de voir paraître cet outil en accès libre, comme annoncé p. 23, note 2). En outre, ses réflexions se sont également nourries de la tradition française et italienne d’histoire urbaine et d’histoire des métiers au Moyen Âge. L’imprimerie est en effet un phénomène résolument urbain. La compréhension des débuts de l’ère typographique de Venise n’aurait pu être complète sans une analyse de la notion d’étranger et de sa signification à cette époque, qui se réfère à une condition d’altérité à la fois géographique et sociale (p. 28).
L’ouvrage se décline en cinq parties, parfaitement délimitées et équilibrées : « Comment Venise devint la première ville de l’imprimerie européenne » (p. 33-85) ; « Les étrangers dans l’imprimerie vénitienne » (p. 87-134) ; « Instabilité et fragilité des imprimeurs » (p. 135-196) ; « Le creuset vénitien : commerce et production » (p. 197-259) ; « Intégration et sociabilité : la construction d’un monde du livre » (p. 261-307). Le volume est complété de deux annexes : un précieux récapitulatif des lois vénitiennes en matière d’imprimerie jusqu’à 1549, date de la demande par le Conseil des Dix de la création d’une corporation de typographes, ainsi qu’une carte des paroisses. L’inventaire des archives consultées témoigne de l’ampleur de la démarche archivistique, et le classement thématique des travaux utilisés (« imprimerie vénitienne et européenne » – « économie et société à Venise » – « étrangers et communautés étrangères » – « marchands et artisans » – « familles, hommes, femmes et société ») s’apparente à une revendication méthodologique qui est à la base du présent volume. On est toutefois surpris de ne pas trouver une section « bibliographie » ou « répertoire/catalogue de livres anciens », j’y reviendrai. L’index des noms de personnes aurait pu en outre profiter d’une déclinaison thématique, surtout pour les imprimeurs, afin d’optimiser la « navigation » au sein du livre.
Dans un premier temps, C. Kikuchi retrace les grandes étapes chronologiques de la construction de l’imprimerie vénitienne. Passé le privilège exclusif obtenu par Johann de Spire en 1469, elle montre comment les premiers imprimeurs allemands ont réussi à s’imposer et à exercer une forme de monopole sur les productions de la lagune. Les années 1480-1490 marquent toutefois un tournant avec l’émergence de dynasties italiennes, pour l’essentiel originaires du Nord, qui réussiront par leurs réseaux internationaux à obtenir une forme d’hégémonie sur la production intellectuelle européenne. S’ensuit un chapitre dédié à la présence étrangère dans la cité des doges et aux rapports, parfois ambigus, qu’entretenaient les autorités locales avec ces différentes « nationalités ». La situation de la communauté juive, sous dominations juridique, économique et symbolique, l’illustre parfaitement (p. 128-133). Malgré des soupçons d’hérésie permanents, les presses hébraïques actives à Venise auront toutefois permis à la ville de se positionner de manière dominante sur le marché européen. L’instabilité du monde de l’imprimerie, commune à toute l’Europe, est évoquée dans le troisième chapitre. Dans le cadre de Venise, l’absence de réglementation corporatiste a permis une libre concurrence presque totale, avec tous les dangers que cela comporte, liberté notamment tempérée par l’octroi de privilèges. Les risques n’étaient d’ailleurs pas uniquement économiques. Près de 80 dossiers de procès concernant un acteur du monde du livre sont encore conservés, dont une vingtaine pour coups, blessures ou meurtres ainsi qu’une dizaine pour viols (p. 170-179). La manière dont les imprimeurs étrangers et locaux se sont approprié le tissu urbain est ensuite évoquée, tant d’un point de vue spatial qu’humain. Dans ce domaine, Catherine Kikuchi a pu mettre en évidence l’existence d’un véritable « plafond de verre » dans les relations avec les autorités urbaines et dans la hiérarchie sociale du métier. Ainsi, même si les communautés étrangères furent l’un des leviers majeurs du développement économique de l’industrie du livre vénitienne, grâce entre autres à leurs réseaux internationaux, des barrières tacites existaient bel et bien avec pour conséquence de freiner leur ascension sociale. Seule l’acquisition de ressources sociales et économiques permit à certains de lever ces obstacles. Les différents mécanismes offrant des possibilités d’intégration locale font d’ailleurs l’objet du dernier chapitre : confréries religieuses, cimetières, endogamie, stratégies familiales… Ceux qui réussirent à perdre leur attribut d’étranger, grâce à une fine compréhension des codes sociaux de Venise, restent toutefois minoritaires. À l’inverse, quelques-uns n’ont pas ressenti le besoin de faire taire leurs origines. Cependant, au tournant du xvie siècle, les barrières sociales étaient telles qu’il devenait difficile pour les non-Italiens de s’établir durablement. Quoi qu’il en soit, il aura fallu une soixantaine d’années au monde du livre imprimé pour faire partie intégrante du paysage vénitien.
C. Kikuchi s’est ainsi attaquée à l’« âge d’or » de l’imprimerie vénitienne, sans pour autant verser dans la célébration facile des grandes figures de cette profession. Au contraire, c’est toute une communauté qui s’offre à nous, dans sa complexité, avec ses faillites retentissantes, ses réussites professionnelles, ses réflexes monopolistiques, ses stratégies matrimoniales, sa diversité, voire même une réelle forme de délinquance, parfois mortelle. L’ouvrage alterne avec justesse études systématiques d’un large panel de documents d’archives et dossiers particulièrement bien documentés qui ont permis à l’auteure de décortiquer pas à pas les mécanismes sous-jacents qui ont prévalu à l’organisation et à la mise en place de toute l’économie du livre imprimé vénitien au tournant des xve et xvie siècles. Il s’agit assurément d’une contribution importante à notre compréhension des premiers temps de l’ère typographique.
L’ouvrage constitue également un vibrant plaidoyer pour l’enquête prosopographique. Démarche lente et fastidieuse, elle n’en offre pas moins pour autant des perspectives de premier ordre pour le renouvellement et l’affinement de nos connaissances des milieux du livre, d’un point de vue socioéconomique. Trop souvent, le récit des héritiers de Gutenberg fut construit sur des témoins muets, les livres qui nous sont parvenus. Ce silence fut d’ailleurs à l’origine de nombreux débats historiographiques insolubles que l’archéologie du livre tente difficilement d’apaiser. Les archives, par contre, ont beaucoup à nous dire. Le livre d’Angela Nuovo, The Book Trade in the Italian Renaissance (Brill, 2015), ainsi que celui d’Andrew Pettegree et d’Arthur der Weduwen, The Bookshop of The World (Yale University Press, 2019), en sont deux belles illustrations, même s’ils ne reposent pas à proprement parler sur des enquêtes prosopographiques. Dans certains cas, comme pour la firme Plantin-Moretus ou la Société typographique de Neuchâtel, le gisement documentaire est tellement exceptionnel qu’il pourrait constituer un biais historiographique. Cependant, je reste convaincu que la démarche de C. Kikuchi devrait être appliquée à d’autres capitales européennes de l’imprimerie, mais aussi à des étendues territoriales plus vastes regroupant des centres typographiques de moindre importance. En filigrane, on devine d’ailleurs l’intérêt d’un tel travail pour la région de Mantoue et du nord de l’Italie. À ce sujet, on ne peut que se féliciter de la multiplication de publications, essentiellement en ligne, qui facilitent l’accès aux archives relatives à l’économie du livre. Citons, notamment, les deux bases de données du projet ERC « Early Modern Book Tradre », diligenté par Angela Nuovo, qui concernent les privilèges octroyés à Venise (1469-1545) ainsi que le prix du livre à l’époque moderne dans les anciens Pays-Bas, en Italie et en France. Hélas, l’une des barrières principales réside encore dans l’appréhension des dépouillements chronophages d’archives administratives, normatives ou du quotidien. Elle n’est toutefois pas insurmontable, comme le prouvent nombre de travaux sur l’époque moderne.
L’une des autres forces du livre de C. Kikuchi réside certainement dans la longue réflexion qu’elle porte sur la notion d’étranger, capitale pour décortiquer les subtilités de l’espace social vénitien de l’époque et au cœur de son projet de recherche (p. 313). Les réflexions sur ce sujet dépassent clairement la sphère de l’histoire du livre pour tendre vers la sociologie de l’histoire. Ainsi, ses tentatives pour dessiner les contours de l’extranéité juridique, sociale, voire religieuse, de nombreux acteurs du livre lui a permis de pointer que, même si les différentes communautés collaborent et participent à l’essor économique de la ville, les positions de pouvoir restent en grande majorité aux mains des Italiens, voire des Vénitiens.
Il reste toutefois à émettre une remarque concernant la place des impressions vénitiennes. Si la thématique, on l’aura compris, reste celle d’une étude des hommes et des femmes du monde du livre vénitien par le biais d’une enquête archivistique, on se serait néanmoins attendu à voir une place plus importante accordée aux livres, ne fût-ce que par un aperçu général des lignes de faîte de la production vénitienne au cours des six décennies étudiées. De plus, pour reprendre la formule d’Henri-Jean Martin, avant de parler de livres, il faut revenir aux livres. Ces derniers ne sont bien entendu pas absents du volume, loin s’en faut, mais les artéfacts parvenus jusqu’à nous ont encore de nombreuses choses à nous apprendre, comme le prouvent les recherches menées autour du projet « Material Evidence in Incunabula » initié par Cristina Dondi depuis Oxford. La collecte de telles informations aurait très certainement apporté de précieux compléments à plusieurs dossiers, notamment à celui de la construction des trames réticulaires par les imprimeurs avec les différents acteurs de la société vénitienne. Des réflexions autour de la matérialité et, plus particulièrement, de la « mise en livre » – pour reprendre l’heureuse formule de Frédéric Barbier – des impressions vénitiennes auraient également pu apporter des nuances supplémentaires aux réflexions posées autour de l’intégration et de l’apport des étrangers au monde du livre vénitien. L’esthétique vénitienne fut-elle ou non influencée par des canons venus de l’extérieur ? Il s’agit assurément d’une piste qu’il conviendrait d’approfondir à la lueur des résultats engrangés. En effet, toute étude sur un centre d’imprimerie ou un bassin typographique se doit aujourd’hui de faire confluer enquête archivistique et étude bibliographique (systématique et matérielle).
Quoi qu’il en soit, à mes yeux, cet ouvrage s’inscrit avec honneur dans une longue tradition historiographique d’études sur les débuts du monde du livre imprimé vénitien, ayant réussi à surmonter le piège de la monographie consacrée aux seules grandes familles des imprimeurs pour nous rendre toute la complexité et la diversité de la première communauté typographique vénitienne.